Sans perdre de temps à s’inquiéter de ce qu’il y ferait, il revint vers Judith qui gisait toujours sur le chemin où la surprise l’avait clouée au moins autant que la douleur.
— Puis-je vous aider à vous relever, mademoiselle, fit-il en lui tendant la main. Vous vous êtes blessée en tombant ?
Il n’y avait plus trace de peur sur le joli visage clair levé vers lui et ce fut avec une sorte d’empressement que la petite main de Judith vint se loger dans la sienne. Même elle lui sourit.
— Encore vous ! fit-elle, gentiment moqueuse. Décidément, vous tenez beaucoup à me sauver. Mais, cette fois, c’est vrai, ajouta-t-elle en redevenant grave. Il faut que dans un instant je sois à l’abri derrière les murs du couvent. Là seulement, je pourrai leur échapper.
— Échapper à qui ? À vos frères ?
— Ah ! vous savez qu’ils sont mes frères ? Oui, à eux ! Ils veulent m’emmener avec eux demain, quand mon père sera enterré.
Gilles sentit trembler la main qu’il tenait toujours. La peur était revenue.
— Vous emmener ? Mais je croyais qu’ils désiraient faire de vous une religieuse ?
— Ils ont changé d’avis. Ils veulent me ramener chez eux pour me marier à un voisin, un vieux bonhomme répugnant mais très riche qui, paraît-il, est amoureux de moi. Aidez-moi donc à me relever. Mon pied me fait un mal horrible et je vous l’ai dit, il faut que je gagne le couvent très vite. Morvan ne va pas rester toute sa vie dans la rivière !
En effet, la fraîcheur de l’eau avait rendu tous ses esprits à Saint-Mélaine et il commençait à nager en direction de la berge. Gilles haussa les épaules, dédaigneux.
— Il ne pourra pas reprendre pied à terre avant le pont. C’est plein de vase par ici et terriblement glissant. J’en ai déjà fait l’expérience…
— Vous ne savez pas de quoi ils sont capables quand ils sont en colère. Oh ! que j’ai mal ! Il va falloir que vous m’aidiez à marcher. Heureusement, il n’y a plus que quelques pas !
Pour toute réponse, Gilles se pencha, saisit Judith à la taille et sous les genoux, l’enlevant de terre sans le moindre effort apparent.
— Voilà ! fit-il gaiement. Le mieux est que vous ne marchiez pas du tout. Si vous vouliez bien me tenir par le cou…
Elle avait déjà obéi. Avec un frémissement de joie, il sentit contre sa joue la douceur de sa joue à elle, la soie de ses cheveux contre son cou. Alors, il osa la serrer davantage contre lui et elle ne protesta pas.
Dans la poitrine de Gilles, le cœur se mit à battre la chamade. Jamais il n’avait imaginé un instant aussi doux, aussi merveilleux. Ce n’était plus la Judith arrogante et méprisante qu’il tenait dans ses bras, c’était une Judith toute nouvelle, tendre et abandonnée, sans révolte et sans orgueil, une Judith qui, peut-être, pourrait l’aimer elle aussi… Et il aurait voulu que le couvent reculât jusqu’au fond des forêts pour prolonger indéfiniment ce délicieux voyage, dût-il y laisser son dernier souffle.
Tout à coup, il l’entendit soupirer.
— Vous êtes fort et vous vous battez bien ! Quel dommage que l’on veuille faire de vous un curé.
Il se mit à rire.
— Mais c’est que, justement, je ne serai jamais curé. L’abbé de Talhouët, qui est mon parrain, me dira ce soir quel destin il a choisi pour moi…
Il fut tenté, un instant, de lui confier ce qu’il venait d’apprendre, de lui dire quel sang coulait dans ses veines, ne fût-ce que pour voir s’élargir ses grands yeux. Mais il songea que ce serait peut-être une trop belle occasion de lui rappeler sa bâtardise et il jugea plus prudent de s’abstenir, se contentant d’ajouter : « Peut-être m’enverra-t-il me battre en Amérique ? Il n’y a rien que je désire plus au monde… »
Il sentit se crisper imperceptiblement le bras qui serrait son cou et, se penchant, il vit briller les yeux noirs.
— En Amérique ! exhala-t-elle. Quelle chance, mon Dieu ! Il n’y a que les hommes pour avoir de telles chances. Moi, je n’ai droit qu’au couvent. Et j’aimerais tellement vivre… Le couvent, c’est la tombe…
Le cri de révolte de Judith trouva un écho fidèle dans le cœur de Gilles. Cela ressemblait trop à son propre refus en face du séminaire. L’adolescente repoussait le voile monacal avec autant d’ardeur qu’il avait repoussé la soutane et l’abbé de Talhouët qui l’avait cru résignée s’était trompé : elle subissait, sans plus.
Gilles eut envie, tout à coup, de lui raconter ses derniers mois à Vannes, de lui dire ses angoisses, ses refus, sa fuite et même le vol du cheval mais il n’en avait plus le temps car, déjà, ils étaient arrivés devant l’antique portail d’aspect encore féodal qui s’ouvrait dans les murs ceinturant le parc du couvent. Alors, il s’affola : dans un instant, Judith serait de l’autre côté de cette porte. Il ne pourrait plus la voir, l’entendre, la toucher… La serrant à la briser, il murmura alors dans ses cheveux :
— Êtes-vous sûre que vous ne risquerez rien au couvent, que vos frères ne pourront pas vous en arracher ? Ils sont votre seule famille maintenant ? Ils ont tous les droits.
— En effet mais Mme de La Bourdonnaye saura me défendre. Elle est dépositaire du désir formel exprimé par mon père, avant sa mort, de me voir prendre le voile à Notre-Dame-de-la-Joie ! Pauvre père, il croyait assurer sinon mon bonheur, du moins ma tranquillité.
— Mais vous n’êtes pas obligée de prendre le voile dès maintenant ?
— Bien sûr que non. Je dois finir l’année scolaire puis il y aura le temps du noviciat qui peut durer deux ou trois ans. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?
— Parce que je veux faire pour vous ce que l’on fait pour moi : vous donner la liberté. Je jure, si Dieu permet que je vive, de venir vous arracher de ce couvent quand je reviendrai d’Amérique. Je ne sais pas encore comment je ferai mais si vous avez confiance en moi, rien qu’un peu, je suis prêt à donner ma vie pour vous.
Judith ne répondit pas tout de suite. Doucement, elle se dégagea de ses bras, l’obligea à la poser à terre et, un instant, il eut peur de l’avoir froissée. Elle allait encore se fâcher, l’accabler de son mépris, lui lancer sa bâtardise à la tête… Mais il n’en fut rien. Judith se contenta de poser ses deux mains sur ses épaules en se haussant sur la pointe des pieds pour mieux plonger son regard au fond des yeux du jeune homme.
— Pourquoi feriez-vous cela ? demanda-t-elle presque timidement. Vous n’avez eu de moi jusqu’à présent que dédain et mauvais procédés…
— Étant ce que vous êtes et ce que je suis, c’était presque normal, dit-il gentiment. Au contraire, je crois que je vous dois beaucoup car sans vous je me serais peut-être laissé enfermer au séminaire. Mais vous m’avez donné un immense désir de vous approcher, d’essayer de devenir digne de vous… Je crois… oui, je crois que je vous aime…
Le mot était parti tout seul, aussi simple, aussi naturel qu’un chant d’oiseau et Gilles s’étonna que l’aveu eût été si facile. Sur ses épaules il sentit frémir les mains de Judith. Elles glissèrent soudain, se nouèrent autour de son cou et, tout à coup le corps de la jeune fille se serra étroitement contre le sien tandis que leurs bouches s’unissaient sans que l’on pût savoir laquelle était allée au-devant de l’autre.
Pendant une seconde, l’univers bascula. Les lèvres de Judith avaient le goût de ses larmes et la fraîcheur d’une rose mais, dans les bras de Gilles, son corps tremblant brûlait comme une flamme. Pourtant, ce fut elle qui se reprit la première. S’arrachant brusquement à leur étreinte, elle courut jusqu’au portail avec une légèreté qui pouvait laisser des doutes sur la gravité de sa foulure au pied, se pendit à la cloche puis, se retournant vers le jeune homme, elle rejeta en arrière sa chevelure qui lui tombait dans les yeux et ses yeux scintillèrent comme des diamants noirs. Ils avaient tout l’éclat du triomphe. D’une voix haletante, elle souffla, très vite.
— Je t’attendrai, Gilles Goëlo ! Je t’attendrai… trois ans, pas un jour de plus. Si tu tiens ta promesse, je t’appartiendrai et tu pourras faire de moi ce que tu voudras. Sinon…
— Sinon ?
Elle eut un petit rire à la fois dur et tremblant.
— Sinon, je verrai ce que j’ai à faire pour moi-même. Mais sache que je n’userai pas ma vie dans le renoncement perpétuel, que je ne dessécherai pas derrière ces grilles, inutilement vierge. Si tu ne viens pas, je serai à celui qui m’aidera à fuir, fût-il simple jardinier du couvent. Va-t’en maintenant, on vient.
En effet, le tintement de la cloche avait déterminé tout un remue-ménage derrière la porte. La lumière d’une lanterne apparaissait au-dessus du mur accompagnée de bruits de pas. Une voix âgée chevrota :
— Qui va là ? Qui sonne ?
— Moi, sœur Félicité ! Judith de Saint-Mélaine !… Et, plus bas, elle ajouta, tournée vers Gilles : N’oublie pas. Tu n’as que trois ans pour me mériter…
La porte s’entrouvrit puis se referma avec un bruit sourd. Les pas s’éloignèrent sur le gravier du jardin, la lumière qui éclairait les cimes des arbres disparut. Gilles alors se remit en marche sans trop savoir où il allait. Les oreilles bourdonnantes, à moitié ivre à la fois de joie et de stupeur, il remonta lentement le long des murs du parc pour rejoindre la ville en contournant le couvent et ainsi éviter de retrouver Morvan à sa sortie de la rivière. Il était inutile de déclencher un nouveau scandale qui, peut-être, retarderait son départ. Car maintenant, il avait cent fois plus hâte de partir que tout à l’heure. Trois ans ! Il avait trois ans pour gagner l’amour et réussir sa vie. Il n’y avait plus une seule minute à perdre !…
Une heure plus tard, la couleur du monde avait changé pour Gilles qui se souvenait à peine d’avoir pleuré de douleur et d’abandon. Le grand mur noir qui, depuis des mois, lui cachait le soleil s’était définitivement écroulé, non au fracas des trompettes comme la muraille rouge de Jéricho, mais sous la parole paisible et douce d’un homme au cœur compatissant. Un paysage immense s’étalait maintenant sous ses yeux, sans plus de limites que celles de la vaste terre et des mers infinies… Et qu’importait si le vent aigre courait toujours au long des ruelles en pente, giflant les flaques d’eau et claquant les volets, qu’importait si les soldats, en quittant la ville l’avaient laissée sale et morose comme une fille de joie après une nuit d’orgies, qu’importait si le ciel nocturne charriait toujours ses tristes nuages alourdis de pluie. Dans le cœur de Gilles tout était clair, net, lumineux.
Pour obtenir cette espèce de miracle, M. de Talhouët n’avait pas eu besoin de grandes phrases ni de longues périodes.
— Demain, lui dit-il, tu partiras pour Brest et tu te rendras chez mon amie Mme du Couédic avec une lettre que je te donnerai. Mme du Couédic est en grand deuil puisqu’il y a tout juste deux mois que nous avons porté en terre son glorieux époux mais sa bienfaisance ne connaît ni deuils ni fêtes. En outre, il n’est pas un marin, si haut placé soit-il, qui, à cette heure, ne tienne à honneur d’aller saluer la veuve d’un héros. Le chevalier de Ternay d’Arsac, chef d’escadre chargé par le Roi de conduire, outre-Atlantique, l’armée du comte de Rochambeau, n’y fait pas exception. Mme du Couédic te recommandera à lui afin qu’il voie à t’introduire au mieux auprès du général en chef… peut-être comme secrétaire puisque, bienheureusement, tu parles anglais…
Sous la vieille veste de chasse, le cœur de Gilles se mit à battre la charge. L’Amérique ! C’était bien cela. On allait l’envoyer en Amérique ! Bientôt, sur l’un des magnifiques vaisseaux du Roi, il s’en irait au bout du monde, porté à la fois sur les flots verts du grand océan et sur les nuages dorés de ses rêves de gloire. Et là-bas, dans ce pays fabuleux où des hommes se battaient pour un mot que l’on ne connaissait pas encore beaucoup en France… la Liberté !… là-bas, il rencontrerait sans doute cet étonnant marquis de La Fayette, il pourrait peut-être combattre à ses côtés. Mais surtout, mais avant tout, il saurait bien forcer le destin à lui donner enfin sa chance.
— À quoi penses-tu ? demanda l’abbé Vincent qui épiait les réactions de son filleul sur son visage.
Ramené sur terre, Gilles le considéra un instant avec des yeux scintillants de reconnaissance. Puis il lui sourit :
— Je pense, Monsieur, que demain vous me donnerez la volée comme jadis Olivier de Tournemine lançait Taran, le gerfaut blanc. Je vais combattre, moi aussi…
L’Abbé fronça les sourcils.
— Un instant ! Je t’envoie combattre, oui, mais au nom du Roi et pour le Roi. Je ne t’envoie ni au meurtre ni à la rapine. Si tu veux imiter ton ancêtre, que ce soit uniquement dans ce qu’il eut de grand… et surtout dans la dernière partie de sa vie puisque au jour de sa mort il combattait pour Dieu.
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