« Pour devenir un vrai gentilhomme, ton chemin sera plus long et plus difficile qu’aucun autre mais tu ne dois jamais oublier l’honneur, la courtoisie… la générosité… et la pitié qu’ignorait le Gerfaut. Ne le prends pas trop pour modèle.
— Je n’oublierai pas, Monsieur, parce que ce serait oublier ce que je vous dois, ce serait vous décevoir… et j’aimerais mieux mourir que vous déplaire.
La gravité du ton fit sourire l’Abbé.
— Essaie aussi de rester vivant, fit-il en lui tapant sur l’épaule. Tu n’imagines pas à quel point je déteste chanter le Requiem.
CHAPITRE VI
UN SUÉDOIS NOMMÉ FERSEN…
Parti d’Hennebont le 10 mars, ce fut seulement le 5 avril que Gilles aperçut les bastions, demi-lunes, fossés, redoutes, talus et saillants pointus, chef-d’œuvre de M. de Vauban qui faisaient de Brest une forteresse quasi imprenable.
C’était évidemment beaucoup de temps pour parcourir une trentaine de lieues, surtout à cheval mais, en fait, le jeune voyageur ne mit guère plus de trois jours à couvrir la distance. Le reste du temps, il l’employa à devenir quelqu’un d’autre. Ou tout au moins à essayer.
En effet quand, après une nuit blanche passée tout entière à évoquer Judith et à appréhender la prochaine rencontre entre un cheval de sang et un séant douloureux, il descendit pour faire ses adieux à son parrain, il eut la surprise de trouver Mahé dans la rue, plus sale et plus hirsute que jamais, planté comme un piquet entre le beau cheval et Églantine. Or, si le noble animal, étrillé de main de maître, n’avait pour tout harnachement qu’une bride fermement tenue en main par Mahé, la mule pastorale portait tout son harnachement habituel plus un petit bagage.
Devant la mine déconfite de son filleul, l’Abbé se mit à rire.
— Tu n’imaginais pas, mon garçon, que j’allais te lancer ainsi à l’aventure sans le plus petit semblant de préparation ? Pour aujourd’hui, tu n’iras pas plus loin que Pont-Scorff et notre domaine du Leslé où t’attend Guillaume Briant, l’ancien écuyer de défunt M. de Talhouët, mon père. Tu resteras chez lui, à la ferme, durant trois semaines qui devront suffire à t’apprendre, non seulement quelques rudiments des armes, mais encore à te tenir assez convenablement sur ce bel animal pour ne pas le faire rougir de honte. Après seulement, tu rejoindras Brest. Mahé t’accompagnera et ramènera ensuite ma mule que je te prête pour le chemin afin que tu n’ailles pas à pied, comme un paysan car je veux que tu saches la signification que j’attache aux responsabilités que j’assume contre la volonté de ta mère et j’entends que désormais tu fasses honneur à ce nom modeste qu’elle t’a donné… à défaut d’un autre.
À la fois déçu, ravi, humilié et empli d’orgueil, Gilles devint finalement rouge de joie. Il venait de penser que Pont-Scorff n’était pas loin d’Hennebont, qu’il serait possible peut-être de revenir secrètement, de revoir Judith… Mais comme s’il avait lu dans sa pensée, l’Abbé s’approcha de lui à le toucher et, refermant sur son bras une main singulièrement vigoureuse, il reprit, les yeux dans les yeux du garçon :
— … Tu ne reviendras que devenu homme véritable et j’exige que tu m’engages ici ta parole formelle ! (Et, plus bas, il ajouta :) Toute la ville sait déjà que Mademoiselle de Saint-Mélaine a fui hier la maison de son père pour s’enfermer au couvent. Un jeune homme l’y a conduite après s’être battu avec son frère cadet et les deux Saint-Mélaine ont juré de faire un mauvais parti à cet imprudent. Ils n’auront aucune peine à te retrouver…
— Comment savez-vous ?…
— Tu étais en bien mauvais état hier soir, mais ta figure chantait de joie ! Voilà pourquoi j’exige ta parole ! Reviendras-tu ?
Gilles baissa la tête, vaincu.
— Vous avez trop fait pour moi pour que je vous désobéisse ! Je ne reviendrai pas avant d’avoir accompli ce que l’on attend de moi. Mais… veillez sur elle, je vous en prie !…
— Dieu est là pour cela. Et elle est dans Sa main. Pour toi, mieux vaut oublier ce qui ne peut être. Adieu, mon enfant, et que Dieu te garde !
Gilles s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction puis, avec un soupir, se hissa sur le dos d’Églantine tandis que Mahé, fier comme un empereur, menait en bride le cheval étranger que le jeune homme n’avait pas été jugé digne de monter.
Trois semaines plus tard, les choses avaient singulièrement changé. Mais à quel prix ! Sur ce domaine du Leslé où sa mère avait connu tour à tour l’amour et la honte, où il avait poussé son premier vagissement, Gilles vécut une assez bonne imitation du purgatoire sous la férule impitoyable de Guillaume Briant, ancien dragon de Penthièvre dur de peau, dur de poil, singulièrement avare de paroles mais encore capable, la soixantaine passée, de dresser un cheval vicieux ou encore, le sabre au poing, d’en remontrer à plus d’un maître d’armes chevronné. Et, durant les trois semaines, du lever au coucher du soleil, sous l’œil impénétrable de Briant, Gilles courut, sauta, fit des armes, du manège, apprit à se servir d’un pistolet, d’un fusil, d’un sabre et d’une épée, le tout en plein air sous une petite pluie fine qui ne cessait pratiquement jamais et avec, la plupart du temps, une bordée d’injures pour seul encouragement. Mais au bout d’une semaine il obtenait de son bourreau la permission de monter le bel alezan volé qu’il avait baptisé Merlin en souvenir de l’enchantement de leur première rencontre et puis, juste à l’instant du départ, Guillaume Briant se décida à prononcer quelques paroles aimables.
— J’aurais aimé vous garder plus longtemps, lui dit-il, car vous avez des qualités rares. Vous possédez ce qu’il faut pour être un grand cavalier et l’une des meilleures lames du royaume mais le temps nous manque. Essayez de ne rien oublier de ce que je vous ai appris. Vous en savez assez pour faire illusion… D’autant plus que j’ai reçu ordre de vous équiper.
Et, en effet, nul n’aurait reconnu le transfuge mal peigné de Saint-Yves dans le jeune cavalier qui, par ce jour d’avril venteux, s’avançait au pas mesuré de sa monture, vers la porte de Landerneau, l’unique porte de Brest accessible aux charrois et aux bêtes de somme. Vêtu de drap gris fer et d’une chemise à jabot de lin blanc sous un ample manteau noir, botté de cuir noir, les cheveux sagement ramenés sur la nuque et enfermé dans une bourse de peau serrée d’un ruban, le tricorne sans galons campé suivant un angle désinvolte, Gilles, très droit, guidait fermement Merlin à travers la foule de troupeaux, de chariots, d’ânes portant des femmes ou des moines qui encombraient le chemin.
Il allait calmement, sans se presser, goûtant l’instant, simplement heureux de cette force neuve qu’il sentait en lui et, plus encore, de l’épée d’acier bleu que Guillaume Briant lui avait accrochée au côté avant d’allonger, en guise d’adieu une claque vigoureuse sur la croupe de Merlin. Il lui semblait que ses yeux ne seraient jamais assez grands pour embrasser le spectacle qui s’offrait à eux.
Enfermée dans ses fortifications, gardée par son antique château verdi par le temps et le climat, Brest n’était qu’une petite ville grise, aux rues resserrées mais pittoresques. Elle ressemblait à une noix au creux de quelque formidable coquille.
Ses maisons de granit étaient presque aussi sévères que ses murailles mais les uniformes pimpants des troupes qui l’emplissaient côtoyaient les coiffes blanches et les robes brodées des paysannes, les braies de toile plissée et les chapeaux ronds des hommes tandis que les tricots rayés des matelots et les tenues rouges des Gardes-Marines passaient près des souquenilles délavées des forçats en bonnets verts ou rouges qui, à Brest, travaillaient à la voirie aussi bien qu’aux différents ateliers de l’arsenal.
Habitué à l’élégance mesurée de Vannes, Gilles trouva que cette ville n’était pas belle mais, tout au bout de la longue rue de Siam qui la traversait, se montraient les eaux grises de la Penfeld chargées d’une forêt de mâts immenses où claquaient des flammes multicolores.
Guillaume Briant, en lui remettant son équipement et un peu d’argent de la part des Talhouët, lui avait conseillé l’auberge du Pilier Rouge, un établissement modeste, tenu par un sien cousin et proche de la maison de poste des Sept Saints ; mais Gilles, incapable de résister à l’envie de contempler enfin les grands vaisseaux du Roi, remit à plus tard la recherche de son logement. Il descendit jusqu’au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle.
Hautes murailles de bois rouge, bleu, ou chamois, châteaux de poupe aux vitres étincelantes, sculptés comme des autels et dorés comme des missels et lanternes de bronze ouvragé, les vaisseaux de Sa Majesté Louis le Seizième, roi géographe et passionné de marine, ressemblaient avec leurs figures de proues hautes en couleur et leurs pavillons de soie brodée à des palais de rêve amarrés pour un instant aux rives ternes de la réalité…
Gilles fût volontiers demeuré là des heures au milieu de la foule grouillante qui encombrait le quai si une exclamation poussée tout près de lui par une voix coléreuse ne l’avait tiré de sa songerie.
— Mais c’est mon cheval ! Ah çà, monsieur, pouvez-vous me dire ce que vous faites dessus ?
Debout à la tête de l’animal, deux jeunes gentilshommes regardaient Gilles avec une curiosité parfaitement dépourvue de sympathie. L’un d’eux, celui qui avait parlé, avait même posé la main sur la bride, avec dans ses yeux très bleus une lueur de mauvais augure. Gilles se sentit pâlir, maudit sa mauvaise chance qui le faisait tomber droit sur le propriétaire du cheval mais il s’efforça de faire bonne contenance.
— Êtes-vous certain, monsieur, demanda-t-il doucement, que ce cheval soit le vôtre ?
— Comment, si j’en suis certain ? Je l’avais payé assez cher pour le connaître pouce par pouce des sabots au chanfrein. Un malandrin me l’a volé à Vannes, devant une auberge où je dînais avant de reprendre ma route !
Allons, il n’y avait aucun doute et pas davantage sur les intentions de ce jeune officier qui pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans et qui parlait avec un accent étranger assez prononcé. D’un coup d’œil, Gilles embrassa l’élégant uniforme bleu et jonquille du régiment Royal Deux-Ponts, les épaulettes de colonel, la perruque poudrée, le tricorne galonné d’or et comprit que ses rêves de gloire risquaient fort de s’arrêter là. Cet homme allait l’envoyer tout droit en prison…
Néanmoins, il décida de jouer le jeu jusqu’au bout. Mettant calmement pied à terre, il se découvrit, salua et, gravement :
— Je suis ce malandrin, monsieur ! J’ai, en effet… emprunté votre cheval un jour de grande nécessité où il me fallait fuir au plus vite. Croyez que je vous en demande bien pardon.
— Et vous vous imaginez que cela suffit ? Grâce à vous j’ai dû achever mon voyage sur un épouvantable bidet qui a failli me tuer de ridicule ! Et peut-on savoir ce qui vous obligeait à fuir si vite ? La maréchaussée ?
— Non, monsieur : le séminaire où l’on voulait que j’entre contre mon gré. Cela dit, j’ai déjà eu l’honneur de vous demander excuses d’un acte répréhensible dont je ne suis nullement coutumier. Si néanmoins vous ne vous estimez pas satisfait par mes paroles… et la restitution immédiate de votre bien…
Il fit le geste, significatif, de mettre la main à la garde de son épée. C’était de la folie pure car il n’était certainement pas de taille à se mesurer avec un colonel rompu aux armes mais il préférait cent fois mourir que subir l’humiliation définitive d’une arrestation. Du moins mourrait-il comme il aurait souhaité vivre : en gentilhomme.
L’étranger leva les sourcils d’un air offusqué et se mit à ricaner.
— Mais vous êtes féroce, mon petit monsieur ! Non seulement vous volez les gens mais encore vous voulez les assassiner ?
— Qui parle d’assassiner ? Vous avez une épée, monsieur, et j’en ai une aussi. Servez-vous-en…
L’autre officier, qui n’avait encore rien dit et se contentait de suivre la scène avec un amusement visible, intervint alors. Plus petit que son compagnon qui était long et mince et d’une élégance trop parfaite pour n’être pas quelque peu affectée, il avait de vifs yeux noirs et un teint bronzé qu’il n’avait pu prendre qu’au soleil d’un pays lointain.
— Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? suggéra-t-il. On ne se bat pas avec n’importe qui, surtout ici où Monsieur le comte de Rochambeau est fort sévère sur le chapitre des duels. Vous avez assez la tournure d’un gentilhomme mais cela ne suffit pas : votre nom, je vous prie !
L’insolence légère du ton employé irrita Gilles. Toisant son interlocuteur qui avait une bonne tête en moins que lui, il laissa tomber sèchement :
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