Le jeune homme réprima un sourire.

— Croyez, monsieur, que j’en suis intimement persuadé. Puis-je cependant déduire de vos paroles un certain encouragement ?

— N’allons pas trop vite ! Il est certain que la chance paraît vous favoriser puisque hier encore cet emploi était tenu par un jeune clerc angevin fort capable, qui comptait comme un vieux notaire mais qui, ayant appris ce matin d’inquiétantes nouvelles de chez lui, a dû abandonner son poste, sans doute pour de longues semaines. Aussi, devant l’embarras évident de Monsieur le Comte, l’un de ses aides de camp, le jeune vicomte de Noailles, qui semble vous tenir en estime, vous a chaudement recommandé. Nous avons donc décidé de vous essayer. Asseyez-vous à cette petite table. Prenez du papier, une plume et apprêtez-vous à écrire sous ma dictée : il importe d’abord de voir comment vous écrivez.

Presque machinalement, Gilles obéit, disposa son papier, prit une plume dont il s’assura qu’elle était bien taillée et attendit. Il ne se sentait pas très à l’aise. Comprenant que ce bonhomme prétentieux s’apprêtait à lui faire subir une espèce d’examen, très certainement sans indulgence, il se sentait les mains moites tandis qu’une boule fort gênante allait et venait au fond de sa gorge. Mais quand « Monsieur le Secrétaire » eut commencé à dicter, ce petit malaise disparut. Après tout, c’était un combat comme un autre et si la plume était moins noble que l’épée, elle pouvait représenter un passeport assez efficace pour l’Amérique.

La lettre, adressée à M. de Sartines, ministre de la Marine, dévidait après une longue suite de phrases protocolaires articulées d’une voix aussi pompeuse que monocorde un long plaidoyer en faveur des approvisionnements du chevalier de Ternay et concluait par une demande de numéraire fort claire. Mais maintenant la plume grinçait joyeusement entre les doigts de Gilles, emportée par l’espoir qui soulevait le jeune homme.

Une fois terminée, le Secrétaire approcha l’épître de son long nez et la lut avec une attention sourcilleuse avant de la reposer sur son bureau et de précipiter Gilles dans une nouvelle épreuve : cette fois, il s’agissait d’une longue colonne de chiffres à additionner et de quelques autres opérations qui arrachèrent une petite grimace au jeune homme car il ne raffolait pas des mathématiques. Il s’en tira cependant, du moins il l’espérait, assez honorablement.

Puis, sans transition, son bourreau passa à un autre genre d’exercice qui se présenta sous forme de questions touchant la géographie maritime posées à brûle-pourpoint, d’un ton trop négligent pour n’être pas horripilant… et en anglais.

Mais s’il avait cru embarrasser le postulant, Monsieur le Secrétaire s’était trompé. Grâce à son parrain, Gilles possédait assez bien la langue de Shakespeare et, si son accent n’était pas tout à fait celui d’Oxford, du moins ne sentait-il pas trop sa province.

On en était là quand la porte se rouvrit et Gilles n’eut que le temps de sauter sur ses pieds car le nouveau venu n’était autre que Rochambeau en personne.

Son regard calme effleura Gilles mais pesa sur l’examinateur qui resta court au milieu d’une phrase.

— Eh bien, monsieur Jego ? demanda-t-il.

Le secrétaire courba respectueusement son dos maigre.

— Nous avions presque terminé, Monsieur le Comte. Je crois, sur ma foi, que la recommandation de M. le vicomte de Noailles se justifie. Ce jeune homme s’exprime bien, il est cultivé, son écriture est assez belle et son anglais fort convenable il me semble.

— Nous ferons vérifier par M. de Fersen qui parle cette langue dans la perfection. Eh bien, je vous suis obligé, Monsieur le Secrétaire. Voulez-vous maintenant me laisser seul avec ce jeune homme ?

Le secrétaire disparut comme une ombre, laissant face à face le grand chef et celui qui désirait tant le suivre.

Rochambeau alla s’asseoir dans le fauteuil abandonné par Jego et considéra attentivement le jeune homme.

— Il semblerait, monsieur, que vous soyez apte à remplir la tâche réclamée pour vous par Monsieur de Noailles. Mais vous comprendrez qu’avant de vous la confier, je désire vous connaître un peu mieux. Qui êtes-vous exactement ?

Sans hésitation, Gilles tira de son habit la lettre remise par son parrain avec les papiers nécessaires : extrait de naissance, certificat de baptême, etc., et tendit le tout.

— Voici les papiers me concernant, mon général. Si vous le permettez, j’y joindrai cette lettre qui, très certainement, n’arrivera jamais à destination. Elle est de M. l’abbé de Talhouët-Grationnaye, mon parrain, et elle est adressée à Mme du Couédic de Kergoaler mais j’imagine, puisque cette dame ne me connaît pas, qu’elle me présente en détail. Si, néanmoins, elle était insuffisante, je m’engage à répondre loyalement aux questions que vous me ferez l’honneur de me poser.

Silencieusement, le Général accepta la lettre, la lut avec attention, ce qui lui prit quelque temps car elle était assez longue puis la rendit à Gilles mais, pour la première fois, le jeune homme vit l’ombre d’un sourire sur son visage.

— Enfui du collège de Vannes, hein ? De sang illustre mais sans nom… ou presque ? Je vois ! Mais, dites-moi un peu pourquoi vous désirez tant aller vous battre à mes côtés au-delà des mers ? Car il n’y a aucune illusion à garder : tous mes hommes devront se battre… même mon secrétaire !

Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair.

— J’espérais que vous diriez : « Surtout mon secrétaire », fit-il avec une fougue juvénile qui adoucit d’un seul coup le regard froid de Rochambeau. Quant à l’Amérique… Il me semble que quelque chose m’attend là-bas. Je ne sais pas très bien ce que cela peut être mais je sais qu’il me faut y aller… à tout prix !

— Eh bien, nous verrons ! Où êtes-vous logé ?

— Euh… à l’auberge du Pilier Rouge, en principe.

— Pourquoi, en principe ?

— Je veux dire par là que j’ai passé la nuit sous ce toit mais, en fait, je logeais plutôt dans la voiture d’un colonel dont j’ignore même le nom !

Cette fois, Rochambeau se mit à rire.

— Très ingénieux ! Mais la voiture d’un colonel quel qu’il soit ne me paraît pas un asile convenable pour mon secrétaire ! Allez porter votre bagage à l’hôtel de l’amiral sur le cours Dajot où j’ai mes quartiers. On vous y logera. Installez-vous et, à deux heures de relevée, venez me rejoindre à bord du vaisseau Duc de Bourgogne. Nous aurons à travailler… Allez, monsieur !

Un instant plus tard, Gilles, encore étourdi de sa chance, se retrouvait sur le palier du grand escalier. Il était si heureux qu’il se sentait des ailes.

Tellement même qu’emporté par son élan, il alla se jeter directement dans les bras du jeune Noailles qui, sur ledit palier, faisait les cent pas, attendant visiblement quelque chose.

— Eh là ! protesta celui-ci en riant. Un peu de modération, que diantre ! Vous voilà bien pressé, il me semble ?

Rouge, tout à la fois, de joie et de confusion en constatant qu’il avait failli renverser son ange gardien, Gilles s’efforça de retrouver son équilibre pour saluer.

— Oh, Monsieur le Vicomte ! s’écria-t-il, je vous fais toutes mes excuses. Je ne vous avais pas vu.

— Je crois bien ! Vous ne voyiez rien du tout ! Vous chargiez comme un Tartare du maréchal de Saxe à Fontenoy. On dirait que tout va bien pour vous ?

— Magnifiquement ! Grâce à vous ! Ah ! Monsieur le Vicomte, que de gratitude je vous dois. Me voici agréé comme secrétaire par M. le comte de Rochambeau. Et logé par-dessus le marché.

— Vous m’en voyez ravi. Mais n’exagérez pas mon rôle, je n’ai fait qu’avancer votre nom, rien de plus. Si vous avez été accepté, c’est que vous vous êtes montré capable de remplir ce poste et que vous avez su plaire. J’en suis enchanté. Eh bien, nous allons donc, de compagnie, courir, sus à l’Anglais ! Je crois que vous aurez là des occasions, rares, de changer votre condition.

— Je l’espère de tout mon cœur. Mais… accepterez-vous de mettre un comble à vos bienfaits en répondant à une question ?

Noailles se mit à rire.

— Oh ! Mes bienfaits ! Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas bon, jeune homme. Je suis même mauvais comme la gale quand je m’y mets. Cependant dites toujours…

Gilles planta son regard droit dans les yeux du vicomte.

— Pourquoi m’avoir aidé ? articula-t-il nettement. La façon dont nous avons lié connaissance ne plaidait guère en ma faveur : j’ai volé le cheval de votre ami. En outre, je ne suis ni de votre rang ni de votre monde. Je n’ai pas la moindre qualité…

— Le rang cela s’acquiert, coupa Noailles sérieusement. Le monde, on y entre. Quant à la qualité, si je sais lire sur un visage, et je me flatte d’être d’une certaine force à cet exercice, je crois que vous n’en manquez pas autant que vous le croyez et que vous ferez honneur à mon jugement. Et puis…

— Et puis ?

— Eh bien ! vous avez manifesté une si touchante vénération envers ce bon La Fayette que j’ai eu envie de lui amener, sur place un si vigoureux partisan. Il n’en a pas tellement et vous êtes même le premier que je rencontre d’aussi spontané. Peste ! Un garçon qui fuit son collège et vole un cheval pour le rejoindre ! Gilbert en sera fou de joie.

Dans son honnêteté native, Gilles faillit rectifier, dire qu’au fond, dans cette affaire, la Fayette n’avait pas été son unique mobile mais il se retint. Et puis les paroles du vicomte venaient de lui apprendre qu’il appelait le héros par son prénom.

— Vous l’appelez Gilbert ? fit-il avec un respect nouveau car, pour lui, le nom de Noailles ne signifiait pas grand-chose. Est-ce que vous le connaissez donc si bien ?

Cette fois, le Vicomte éclata de rire.

— On voit bien que vous venez de votre province ! Mais mon cher, il est mon beau-frère, puisque nous avons épousé les deux filles de mon oncle d’Ayen ! Et je constate avec douleur, ajouta-t-il avec une grimace comique, que mes modestes efforts n’ont pas eu, sur la jeunesse bretonne, le même retentissement que les siens ! Vous rêviez de lui mais vous ignoriez totalement, n’est-ce pas, que je me faisais tanner le cuir à la Grenade sous M. d’Estaing tandis qu’il courtisait les Insurgents ? Oh ! la gloire est une maîtresse bien capricieuse. Il est vrai que moi je n’étais pas tout seul.

Gilles crut que le ciel s’ouvrait : son sauveur était un héros.

— Vous étiez ? Oh ! Monsieur le Vicomte, je ne vous quitte plus ! Je m’attache à vos pas pour que vous me disiez tout ce que vous avez vécu là-bas. Je vais…

— Vous allez vous dépêcher d’aller tout droit où votre chef vous a envoyé tout à l’heure ! coupa Noailles en tapant sur l’épaule du jeune enthousiaste. Le Général est un homme précis qui déteste en bloc la fantaisie et le retard. Quant à mes souvenirs, nous avons devant nous de longs jours de mer, nous aurons tout le temps ! Filez, maintenant… Jusqu’à ce que nous mettions à la voile vous n’aurez plus beaucoup de loisirs. Le Général voudrait partir dans deux jours mais si nous sommes partis dans douze nous pourrons nous estimer heureux.

Gilles découvrit bien vite que Noailles n’avait rien exagéré et qu’un travail accablant l’attendait qui dépasserait de beaucoup le simple courrier du général en chef. Levé aux aurores, il dut partager son temps entre Rochambeau qui faisait continuellement la navette des vaisseaux aux casernes trop petites où s’empilaient les régiments et l’Intendant de l’Armée, M. de Tarlé à qui le général le prêtait obligeamment à cause de sa vitesse de compréhension et qui était partout à la fois, car il avait à réunir dans le port de Brest tout ce qui était nécessaire à une armée en campagne.

Dans sa candeur naïve, Gilles s’était imaginé qu’un embarquement pour la guerre était une chose de pure beauté : dans des uniformes tout neufs hérissés d’armes étincelantes on grimpait à bord de grands navires aussi beaux que des châteaux de rêve, on hissait les voiles et l’on s’envolait vers la gloire dans le poudroiement du soleil et le fracas des cloches. Il découvrit bientôt que, pour en arriver à cette minute sublime, il fallait se livrer à un travail de bénédictin, aussi peu glorieux que possible dans la poussière des sacs de farine et dans l’air confiné des magasins où il fallait disputer aux rats aussi bien les pièces de drap que les tonneaux de porc salé. Il découvrit qu’une escadre était une sorte de dragon à plusieurs têtes dans le ventre duquel on n’en finissait pas d’enfourner vivres et munitions sans compter une foule de choses hétéroclites qui allaient du vin de messe à des vaches et à des cageots de poulets. Il n’était pas le page empanaché d’un hautain chevalier complètement détaché des sordides nécessités terrestres, il était tout bêtement le marmiton de Gargantua.