Alors, un registre ou un rouleau de papiers sous le bras, il galopa des bureaux de l’Intendance aux Entrepôts où s’entassaient par milliers les couvertures, les chemises, les paires de souliers, les outils de tout genre, les batteries de cuisine, la farine, le lard, le riz, l’huile, le vin, la viande salée, les choux, les pois secs, les raves, etc., aux quais de la Penfeld où l’on préparait fébrilement les bateaux qui allaient emporter tout cela et qui n’étaient même pas encore au complet.

Une activité intense régnait à l’Arsenal, à la corderie, à la poulinerie, aux forges dont les grandes flammes éclairaient les nuits, aux toileries et dans tous les ateliers chargés d’armer les navires dont certains étaient encore aux bassins de radoub. Les équipes d’ouvriers ou de bagnards, doublées, travaillaient jour et nuit. Le jour sous la pluie qui ne cessait pas et la nuit à la lumière des chandelles quand elles ne s’éteignaient pas. Et Gilles exténué et un rien déçu avait tout de même l’impression d’assister à la naissance d’un géant ; Brest était en train d’accoucher d’une flotte et d’une aventure.

De temps en temps, alors qu’assis à une petite table dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il écrivait, sous la dictée du Général l’une des nombreuses lettres dont il couvrait le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, il apercevait le groupe brillant des six aides de camp 1 parmi lesquels Noailles et Fersen. Mais si le jeune vicomte trouvait toujours un mot aimable, un encouragement pour lui, le beau Suédois semblait le reconnaître à peine et sans le moindre plaisir. Peut-être avait-il encore sur le cœur le vol du cheval ?…

Il répondait à son salut par un signe de tête distrait sans s’occuper autrement de lui. Il avait d’ailleurs la réputation d’un homme froid, plutôt distant, volontiers distrait comme s’il poursuivait un rêve intérieur. Il se mêlait peu aux bavardages de ses compagnons qui, lorsque les grands chefs avaient tourné les talons, s’en donnaient à cœur joie. Et le parfum frivole des potins de Versailles envahissait alors l’austère décor du navire.

Parfois, le duc de Lauzun, chef d’une légion de cavaliers volontaires étrangers, et le comte de Ségur, colonel du Régiment de Soissonnais auquel appartenait le jeune Noailles, s’attardaient un moment auprès du groupe joyeux. Gilles, alors, écoutait de toutes ses oreilles, se croyant transporté par quelque magie dans l’antichambre même du Roi. Naturellement, on parlait beaucoup de femmes, dont Lauzun était grand amateur.

Mais, en dehors des conférences d’État-Major, il était rare que les aides de camp fussent tous réunis car le travail ne manquait pas et Rochambeau, qui les connaissait bien, avait toujours quelque mission à leur confier, de jour tout au moins car la nuit on essayait de s’ennuyer le moins possible. Grâce à eux, Brest retentissant des violons des bals, des chansons à boire et du tintement des verres joint à l’incessant vacarme de l’Arsenal, devint sans peine la ville la plus bruyante du royaume. Pendant quelques jours tout au moins, car bientôt le chevalier de Ternay et le comte de Rochambeau mirent bon ordre à tout cela en faisant charger les navires au fur et à mesure qu’ils étaient prêts. On était déjà suffisamment en retard ainsi que Gilles le constata dès le début de ses fonctions.

En effet, le plan d’embarquement prévu pour les régiments avait pris son début d’exécution la veille même de son arrivée. Espérant mettre à la voile le 8 avril, le chevalier de Ternay avait décidé initialement que l’on embarquerait le 4 le Royal-Deux-Ponts, le 5 la Légion de Lauzun, le 6 le Régiment de Soissonnais, le 7 le Bourbonnais et le 8 les trois compagnies d’Auxonne-Artillerie, appartenant au régiment de Toul, et le régiment de Saintonge, en provenance de Crozon et de Camaret. Ils devaient déjà être réunis à Roscanvel et, de là, transportés directement à bord du vaisseau l’Ardent et de transports entre lesquels ils seraient répartis. Mais comme à cette date rien n’était prêt ce fut totalement impossible, d’autant plus que le temps devint franchement exécrable.

Les vents étaient contraires au point que le 10 avril, un vaisseau, le Saint Joseph et un brûlot espagnol, la Santa Rosa qui avaient tenté de quitter la rade furent jetés à la côte. Les bourrasques ne cessaient de cracher aux visages des deux chefs, de plus en plus soucieux, des paquets de pluie rageurs.

Mais Gilles découvrit bientôt que cette immobilisation était pleine d’enseignement. Tandis que dans les bureaux de l’Arsenal et sur le port il voyait peu à peu se former l’escadre et le lourd convoi qu’elle allait escorter, tandis qu’il apprenait à reconnaître les sept vaisseaux de ligne des deux premières divisions, les flûtes de la troisième, les frégates et les vingt-huit transports, les pavillons de leurs commandants et la répartition des troupes dans cette cité flottante, dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il vivait, muet comme une planche et presque aussi raide, les espoirs et les angoisses des deux commandants suprêmes en face des ordres souvent absurdes de leurs ministres respectifs et de l’absence de nouvelles concernant cette terre révoltée vers laquelle ils allaient emmener tant de braves gens. Les dernières nouvelles reçues dataient en effet de plus de six mois : elles disaient que la situation du général Washington n’était pas des meilleures et que les troupes anglaises du général Clinton tenaient toujours New York. Néanmoins, les ordres du chevalier de Ternay portaient qu’il devait faire route sur Rhode Island… sans que Versailles se fût préoccupé de savoir si les Insurgents s’y maintenaient toujours.

Et Gilles prit l’habitude, peu à peu, de voir le petit amiral entrer en fureur à presque toutes les arrivées du courrier ministériel.

— M. de Sartines se moque de moi, s’écria-t-il un soir tandis que le plancher résonnait de son pas inégal. Ne prétend-il pas m’interdire de sortir de Brest si d’aventure des croisières anglaises s’approchent d’Ouessant ? Il m’écrit que les intentions des amiraux Graves et Walsingham étant inconnues ne peuvent être qu’inquiétantes. Depuis quand les Anglais nous font-ils part de leurs intentions, je vous le demande ?… Autant m’interdire de jamais quitter la terre. Contre qui croit-il que nous allons nous battre ?

Un autre soir, ce fut pis.

— … Savez-vous ce que l’on m’envoie ? s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère en agitant une lettre armée d’un insolent sceau rouge presque sous le nez de Rochambeau.

— Ma foi, non ! Est-ce toujours une défense de bouger ?

— Pas cette fois-ci ! Mais c’est presque aussi stupide… Ce que le Ministre m’envoie, depuis son bureau de Versailles… c’est la route que je dois suivre : la pointe du Raz, le cap Ortegal et le cap Finisterre ! Comme si j’avais besoin de ses conseils ? Et il ajoute qu’il faut à tout prix suivre une route aussi éloignée que possible des côtes d’Angleterre ! C’est le bouquet ! Mais de qui se moque-t-on ? Qui a passé sa vie sur mer, M. de Sartines ou moi ?

Et l’ancien chevalier de Malte, froissant la lettre ministérielle, en fit une boule qu’il envoya rouler jusque sous les pieds de Gilles. Et, comme le jeune homme se baissait pour la ramasser :

— Laissez cela ! Vous êtes trop jeune pour vous inquiéter des idioties d’un Ministre !

Rochambeau s’était mis à rire mais, quittant son siège, il rejoignit le petit amiral tremblant de colère et posa sur son épaule une main amicale et apaisante.

— Calmez-vous, mon ami ! J’admets bien volontiers qu’il y a là une outrecuidance difficile à endurer. Mais n’oubliez pas que nous devrions être déjà loin et qu’après tout le Ministre ignore si les vents n’ont pas tourné et si vous recevrez jamais sa lettre ! Prenez que nous sommes partis et voilà tout ! N’êtes-vous pas votre propre maître, beaucoup plus que moi ? Vous êtes le chef de cette expédition tandis que je suis seulement envoyé au général Washington pour combattre, je ne dirai pas sous ses ordres mais selon ses directives.

Ternay haussa les épaules avec un petit sourire.

— Vous êtes un habile diplomate, mon cher comte. Comme si vous ne saviez pas que j’ai ordre, moi, de ne pas vous quitter d’une semelle. Cela revient au même… C’est égal, vous avez un Ministre plus facile à vivre que le mien.

La grimace du Général pour être muette n’en fut pas moins explicite. Il avait, lui aussi, ses problèmes. Le matin même il avait reçu du prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, une lettre un peu sèche aux termes de laquelle le haut fonctionnaire s’étonnait du peu de complaisance mis à satisfaire le jeune duc de Lauzun qui, fort bien en cour et habitué du cercle de la Reine, se plaignait amèrement de ce que l’on refusât d’embarquer ses chevaux.

— Mes hommes sont des cavaliers, des hussards, se plaignait-il aigrement : À quoi peuvent servir des hussards sans chevaux ?

— Sur le papier, il a raison, conclut Rochambeau en tirant à son tour la lettre ministérielle, mais avec la meilleure volonté du monde il est impossible de lui donner satisfaction et un ordre du Ministre n’y changera rien ! J’avais cru, cependant, qu’il aurait compris mes explications.

En effet, le Général avait longuement exposé le problème au bouillant cavalier. Pour transporter des chevaux de l’autre côté de l’Atlantique, il fallait des navires-écuries. Or, on n’en avait qu’un seul, l’Hermione, qui pouvait tout juste embarquer vingt chevaux et il en fallait au moins deux cents. Encore n’arriveraient-ils pas en bon état mais sur un navire non aménagé, ils n’arriveraient pas du tout… Cela n’avait servi de rien : Lauzun s’était entêté. Il s’était plaint.

— Et me voilà, conclut Rochambeau, contraint de désobéir à mon Ministre…

— Laissez-moi régler cela, coupa Ternay. Je n’en suis pas à un ennemi près.

Le soir même, le chef d’escadre signifiait fort vertement au jeune Duc d’avoir à cesser ses plaintes et à se tenir tranquille.

— Des chevaux, monsieur, vous en trouverez sur place. Il vous sera facile de remonter vos hommes. Ceux que nous embarquerions ne résisteraient pas. Il est vrai que nous pourrions toujours les manger.

Lauzun blêmit.

— Vous semblez oublier, monsieur le Chevalier, que vous avez vous aussi un Ministre et que Sa Majesté la Reine…

— Sa Majesté ne commande pas d’escadre, que je sache ! coupa rudement le marin. Quant à vous, monsieur, vous voudrez bien vous souvenir que sur mes navires, je suis seul maître après Dieu. Néanmoins, si la loi de la mer vous paraît trop dure et si vous préférez retourner aux joies plus douces de Trianon… (Puis, sans transition, se tournant vers Gilles :) Faites prévenir l’Arsenal de ma décision : Nous n’emmènerons aucun cheval. L’Hermione sera chargée avec le matériel hospitalier qui ne pourra être embarqué sur le navire-hôpital.

Pâle de colère, Lauzun toisa le jeune homme puis son regard venimeux revint se poser sur l’Amiral.

— Il n’en ira pas toujours à votre fantaisie, monsieur l’Amiral ! Et nous ne serons pas toujours en mer…

Pour la première fois depuis qu’il travaillait sur son vaisseau, le chevalier de Ternay regarda Gilles. L’ombre d’un sourire passa sur son visage fatigué.

— M. de Lauzun me détestait, il va me haïr. Mais je crains bien, mon garçon, de vous avoir attiré dans cette haine. Il ne vous pardonnera pas d’avoir été le témoin de sa défaite !

Le jeune homme planta hardiment son regard bleu dans celui du marin et sourit à son tour.

— Sous votre commandement, monsieur l’Amiral, je n’ai rien à craindre. N’êtes-vous pas maître après Dieu ? Et, en somme, M. le duc de Lauzun n’est qu’un homme. Moins vigoureux que moi peut-être…

Rochambeau se mit à rire.

— Eh bien ! s’il vous entendait ! Heureusement pour vous la Bastille est loin ! Mais seriez-vous disciple de Jean-Jacques Rousseau ?

Gilles rougit jusqu’aux oreilles mais garda la tête droite.

— J’ai lu ses livres, mon Général. Et je les admire. Mais je ne suis pas vraiment son disciple car ce que je connais des hommes m’incite peu à voir en eux des frères.

— Vous savez déjà cela, à votre âge ? soupira le chevalier. J’ai mis infiniment plus de temps que vous pour en arriver à la même conclusion. Maintenant, laissez-nous, allez porter votre message chez M. le comte d’Hector. Mais prenez garde à vous tout de même.

Heureux comme il ne l’avait pas été depuis son engagement, Gilles regagna la terre ferme. Peut-être s’était-il fait de Lauzun un ennemi puissant mais, en contrepartie, il avait le sentiment d’avoir gagné la sympathie de ses deux chefs qu’il apprenait peu à peu à admirer et ce plateau-là de la balance était infiniment plus lourd que l’autre.