On n’avait d’ailleurs rien d’autre à faire car aucune nouvelle du haut commandement américain n’était arrivée encore et, si Rochambeau s’était imaginé pouvoir se jeter immédiatement dans l’action, il s’était lourdement trompé. Tout ce que l’on savait c’était que La Fayette était bien arrivé, quelques semaines plus tôt.
En revanche, on avait eu des nouvelles des Anglais. Quatre jours plus tôt, la puissante escadre de l’amiral Graves était venue prendre position devant l’entrée de la baie de Narraganset. Et Rochambeau avait eu toutes les peines du monde à empêcher Ternay, ivre de rage, de se jeter sur eux avec ses forces, trois fois moins importantes, pour forcer un passage.
— Un passage pour aller où ? lui dit-il. Nous ne savons même pas encore ce que l’on attend de nous. En outre, n’oubliez pas que Sartines exige que vous ne nous quittiez sous aucun prétexte.
Rongeant son frein, le petit Amiral s’était rendu à ses raisons et, comme les Anglais ne semblaient guère tentés par une attaque contre une position aussi solidement défendue, on risquait fort de rester là longtemps, à se regarder en chiens de faïence, d’une escadre à l’autre, ce qui entretenait une fureur latente chez les jeunes officiers et les soldats qui ne comprenaient rien à la situation. Voir l’ennemi et ne pas taper dessus, c’était à pleurer !
Pour sa part, Gilles pensait exactement comme Noailles, Fersen, Rochambeau le jeune, Dillon, Damas et tous les autres jeunes officiers et en venait à ne plus très bien comprendre ce que l’on était venus faire là. Depuis que l’on avait quitté Brest, il avait charmé les longueurs de la traversée en travaillant son style à l’épée et au sabre avec le maître d’armes du régiment de Saintonge ce qui l’avait conduit à une assez jolie force dont il brûlait de se servir et qu’il entretenait, depuis que l’on était à terre, en assauts quotidiens avec Axel de Fersen en personne.
À sa manière silencieuse, le Suédois lui montrait maintenant une sorte de camaraderie. Voyant le jeune homme gêné d’être à peu près le seul civil au milieu de tant de guerriers, il avait demandé à Rochambeau la permission de l’inscrire sur les rôles du Royal-Deux-Ponts afin qu’il pût au moins porter un uniforme. Et Gilles avait bien failli pleurer de joie la première fois qu’il avait revêtu l’uniforme bleu et jonquille, bien que ce fût celui d’un régiment étranger parce qu’il lui ôtait son côté poussiéreux de gratte-papier pour l’intégrer à cette énorme famille qu’était une armée en campagne si loin de ses bases habituelles. Enfin cette promotion lui assurait une recrudescence de considération de la part de son nouvel ami Tim Thocker…
Tim était l’un des deux mystérieux Américains qui avaient pris place sur le Duc de Bourgogne à Brest. En fait tout leur mystère venait de ce qu’ils étaient chargés de porter à destination des lettres personnelles de Benjamin Franklin et de Silas Deane à leurs familles respectives. Le jeune Thocker, fils du pasteur de Stillborough, sur la Pawtucket River, était particulièrement chargé de celles du gros « Agent des Colonies Unies » 2 qui, originaire du Connecticut, était en quelque sorte un voisin mais il n’avait rien d’un agent secret. C’était un garçon simple, craignant Dieu assez modérément, curieux comme un chat et à peu près aussi silencieux car on ne l’entendait jamais venir et il ne prononçait pas dix paroles par heure en temps normal. D’autre part, s’il s’agissait de chasse ou de pêche, Tim devenait plus bavard qu’un perroquet ivre.
C’était d’ailleurs pour voir à quoi pouvait bien ressembler la chasse dans les pays d’outre-Atlantique qu’il était venu rejoindre Silas Deane sous couleur de lui porter des messages urgents concernant son commerce. Mais il n’avait pas tardé à regretter sa curiosité car entre les méthodes appliquées par lui dans les immenses forêts du Nouveau Monde pour traquer le daim, l’élan, l’ours ou l’aigle royal et les raffinements cynégétiques tels qu’on les pratiquait en France ou en Angleterre il y avait une petite planète.
— Toutes ces galopades à trente ou quarante canassons à la queue d’un malheureux bestiau, expliqua-t-il à Gilles d’un ton méprisant, c’est tout juste bon pour les belles dames, pas pour des hommes. Chez nous, tu verras ce que c’est que suer sang et eau pendant des jours sur des traces assez habiles pour faire perdre sa médecine à un sorcier iroquois et finir par t’empoigner avec un animal trois fois plus gros que toi.
Simple comme la terre, haut comme un arbre et bâti sur le même modèle, Tim Thocker avait les réactions qui allaient avec son personnage. La vie confinée du bateau ne lui allant guère il se chercha des distractions, faillit déchaîner une révolution en procédant impromptu à une petite distribution de son rhum personnel, se tailla un premier succès en allant remettre en place un canon qui s’était désamarré et qui menaçait de trouer le mur de la batterie et un autre en prodiguant ses soins à l’une des trois vaches que le chevalier de Ternay avait embarquées. En outre, il s’était pris d’affection pour le jeune secrétaire qui parlait sa langue et qui, surtout, savait merveilleusement écouter les récits pleins de couleurs où il découvrait si largement la terre américaine.
Avec lui, Tim le silencieux s’en donnait à cœur joie et quand la traversée s’acheva, le jeune Breton était presque convaincu d’avoir passé toute sa vie parmi les pêcheurs de morue de Nantucket, les quakers de Providence ou dans l’intimité des tribus Mohawks, Sénécas, Mohegans et Iroquoises qui hantaient l’arrière-pays. Il apprit aussi que le rhum est le meilleur ami de l’homme quand on veut traverser à pied les rivières gelées et qu’il y va de l’honneur d’un individu de savoir en ingurgiter une honnête quantité sans rien perdre de sa dignité. Aussi fut-ce avec beaucoup de regrets qu’une fois à New-Port, Gilles se sépara de son compagnon qui devait aller délivrer son courrier. Tim, pourtant, le rassura.
— Juste le temps d’embrasser mon père, de donner les lettres de M. Deane et d’aller voir un peu ce que les Habits Rouges fricotent autour de New York et je reviens. J’ai envie qu’on se batte ensemble.
Et, sautant dans le canoë prêté par un sien cousin, Tim Thocker se mit en devoir de traverser la baie de Narraganset à la force des bras avec autant de vigueur que s’il n’avait pas subi soixante-dix jours de sous-alimentation tandis que Gilles s’installait dans ses nouveaux quartiers.
Ce matin-là, il commença sa journée comme il avait pris l’habitude de le faire. Au lever du soleil, il quitta la tente qu’il partageait avec le sergent Weinburg, natif de Heidelberg avec lequel les relations étaient fort simples car il ne parlait selon Gilles aucune langue intelligible, et vice versa. Après avoir constaté qu’il faisait un temps superbe et que la petite brume traînant sur la mer promettait une journée de chaleur, il se dirigea rapidement vers la baie d’Atton pour s’y baigner. Dans ce pays où tout était nouveau pour lui, la mer était le seul élément qu’il connut parfaitement et, quand il s’y jetait il avait toujours un peu l’impression de rentrer chez lui. Aussi allait-il chaque matin nager durant une bonne heure, après quoi il visitait une petite source pour se débarrasser du sel et s’accordait enfin quelques minutes de détente au soleil avant de se rhabiller. À ce régime, son corps avait non seulement réparé les méfaits de la traversée mais acquis à la fois un surcroît de vigueur et une belle couleur de pain d’épices qui lui donnait un petit air de famille avec Tim le coureur des bois. En outre, la pratique de la natation l’empêchait de trop évoquer certaine nuit de neige sous les murs de Vannes et le charme que l’on peut trouver à la compagnie d’un corps féminin. Son séjour à Brest ne lui avait pas laissé le loisir de poursuivre ses études dans un art si agréable mais, depuis l’embarquement le sujet était devenu brûlant car les femmes formaient le fond des conversations de tous ces hommes, marins ou soldats embarqués pour une aventure dont aucun d’eux n’imaginait qu’elle relèverait de l’entrée en religion. Durant les soixante-dix jours de mer, Gilles n’avait entendu parler que d’amour et de la hâte qu’avaient ses compagnons de faire connaissance avec les Américaines.
Or, non seulement les ordres de l’État-Major étaient des plus sévères : interdiction de causer le plus petit déplaisir aux naturels du pays (donc pas question de courtiser leurs femmes !) mais encore les jolies anabaptistes de New-Port semblaient considérer les Français comme une légion de suppôts de Satan qu’il importait de tenir à l’écart. Quant aux filles de joie, ce corollaire habituel des armées en campagne, il n’y en avait point et, naturellement, il avait été impossible d’en embarquer. C’était donc, dans le camp français, une abstinence pleine de grogne péniblement contenue par la crainte des châtiments corporels. Gilles, pour sa part, préférait se réfugier dans le rêve et dans un exercice physique intensif.
Laissant son uniforme près de la source, il courut vers un rocher en surplomb qui lui servait toujours de plongeoir et piqua une tête dans l’eau calme de la baie sans provoquer même une éclaboussure. Il nagea ainsi pendant quelques instants en direction d’un îlot chevelu puis, se retournant sur le dos, se laissa porter par le flot en s’efforçant de ne penser à rien. Il n’avait pas envie de battre des records, ce matin. L’eau était merveilleusement fraîche et limpide. Hormis le cri des mouettes et le froissement doux du ressac, on n’entendait aucun bruit et Gilles se sentait bien. Il était le premier homme sur la terre et ce pays magique était le royaume d’où il tirerait la force de devenir aussi grand que lui.
Il en était à songer qu’il serait bon, peut-être, de se tailler ici sa place au soleil, d’y ramener Judith pour y vivre avec elle une longue vie d’amour quand son instinct lui signala quelque chose d’anormal, un objet insolite qu’avait effleuré son regard vagabond. Se retournant rapidement sur le ventre, il eut juste le temps de voir disparaître, dans les grandes herbes où s’abritait la source, l’arrière d’un canoë comme il n’en avait pas vu encore aux appontements de New-Port. Celui-là était petit, peint en rouge vif avec une sorte de gros œil noir et blanc peint sous sa pointe courbe.
Les récits de Tim lui revinrent brusquement en mémoire. Le chasseur lui avait longuement dépeint les légers bateaux des Indiens, faits d’écorce de bouleau et souvent enluminés de vives couleurs. Mais, toujours d’après Tim, les tribus indiennes les plus proches de Rhode Island se situaient surtout dans la vallée de l’Hudson et le nord du Connecticut. C’étaient, pour la plupart, des Iroquois et des Mohawks, résolument hostiles aux Insurgents et à la solde des Anglais.
Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. Ce canoë qu’il avait vu disparaître devait être celui d’un espion venu reconnaître la puissance du camp français, ou peut-être même un éclaireur préparant la voie d’une attaque. On disait que le grand chef mohawk Thayendanega, l’homme des Anglais depuis que sa sœur avait épousé sir William Johnson qui, en Amérique du Nord, régnait pratiquement sur les Six Nations iroquoises du haut de sa superbe demeure du mont Johnson, avait déterré la hache de guerre et repris les sentiers du combat loin de ses campements de Canajoharie, dans la vallée de l’Hudson. On disait aussi que sir Henri Clinton qui défendait New York contre Washington concentrait des forces sur Long Island, la grande île plate derrière laquelle s’abritait la ville assiégée, afin de préparer une attaque contre Rhode Island.
En rassemblant tous ces on-dit, Gilles se fit une idée à peu près exacte de ce que pouvait être le canoë suspect et, nageant entre deux eaux, il gagna rapidement l’endroit où il l’avait vu disparaître, se glissa dans les hautes herbes sans faire le moindre bruit jusqu’à ce qu’il aperçût la source.
Ce qu’il découvrit le surprit quelque peu : le propriétaire du canoë était bien un Indien comme il l’avait supposé, mais ce n’était qu’un gamin âgé d’une douzaine d’années.
Son corps couleur de cuivre était nu à l’exception d’une bande de daim brodée de perles colorées qui s’attachait à sa taille par un lien de cuir et passait entre les jambes pour retomber, devant et derrière, en deux pans évoquant un étroit tablier. Mais sa poitrine et sa figure étaient peintes d’étranges dessins blancs et noirs qui lui donnaient un air féroce. Quant à ses cheveux noirs comme du jais, ils étaient rasés de chaque côté de la tête pour ne plus former, au sommet du crâne, qu’une longue queue nouée d’un lien rouge et traversée d’une courte plume blanche.
Mais Gilles ne s’attarda guère à étudier l’aspect pittoresque de son visiteur car celui-ci était tout juste occupé à entasser son uniforme et ses armes dans la légère embarcation.
"Le Gerfaut" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Gerfaut". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Gerfaut" друзьям в соцсетях.