D’une brusque détente de ses jarrets, le jeune homme bondit, arracha sa chemise des mains du petit voleur qui, surpris, lâcha prise. Mais c’était un garçon aux réflexes rapides car une seconde plus tard il avait arraché de sa ceinture un tomahawk emplumé et le brandissait dans son poing crispé avec un visage tellement déformé par la colère, sous ses peintures barbares, qu’il n’en gardait rien de l’enfance. Néanmoins, Gilles se mit à rire.

— Tu es trop jeune pour manier les armes, mon garçon. Laisse donc tomber cette hache dont tu ne saurais pas te servir !

Le démenti fut immédiat et fulgurant. Avec un cri aigu, le jeune Indien lança le tomahawk qui siffla comme un serpent… et seul l’instinct sauva Gilles en l’écartant juste ce qu’il fallait pour ne pas être atteint. Une fraction de seconde plus tard et l’arme le frappait en pleine poitrine.

Il eut à peine le temps de réaliser. Déjà le jeune Indien suivait le chemin de son tomahawk et se ruait sur lui, brandissant un couteau qu’il devait porter caché sous son semblant de costume.

Cette fois, Gilles sentit la moutarde lui monter au nez. Ce gosse multicolore commençait à l’agacer et il se voyait mal en train de se battre avec lui. Le seul traitement convenant à un gamin de cet âge, pourvu de tels instincts ne pouvait être selon lui qu’une vigoureuse fessée mais il lui apparut bientôt qu’il ne serait guère facile de la lui appliquer d’autant plus qu’il était lui-même nu comme un ver et sans la moindre arme. Déjà le jeune Indien se collait à lui.

Contre sa peau, Gilles sentit une autre peau, lisse et glissante mais désagréablement parfumée à l’huile de poisson, un corps à la fois nerveux et insaisissable : l’impression de lutter avec une anguille. Mais malgré la souplesse de l’enfant et sa hargne, malgré le couteau, le combat n’était pas égal. Désarmé, le jeune sauvage se vit bientôt réduit à l’impuissance, chose qu’il supporta fort mal. Entre les mains de Gilles qui le plaquait au sol, il rugissait littéralement, crachant le feu et la fureur et se tordant comme un reptile sous la poigne de son vainqueur.

Pour le faire tenir tranquille, celui-ci dut employer le moyen qui lui avait si bien réussi pour immobiliser Judith lors de son pseudo-sauvetage dans le Blavet. Frappé d’un coup de poing au menton, le jeune Indien se détendit, ferma les yeux et partit docilement pour le pays des rêves.

Gilles alors commença par se rhabiller tout en surveillant le garçon du coin de l’œil puis il alla explorer le canoë qui contenait à vrai dire peu de chose : une couverture habilement ornée de dessins aux couleurs violentes, un sac contenant une grossière farine brune à l’odeur forte qu’il devina être le fameux pemmican dont lui avait parlé Tim, cette nourriture habituelle des Indiens dont le coureur des bois semblait d’ailleurs faire quelque cas, un arc à la taille d’un enfant, des flèches neuves et enfin une corde de fibres tressées dont il se servit pour ligoter son prisonnier avant qu’il ne reprît ses esprits et sa défense.

Ceci fait, il amarra solidement la petite embarcation en prenant bien soin de la dissimuler dans un creux de rocher, puis chargeant le jeune garçon sur son épaule, il remonta en direction du camp. Mais, au lieu de piquer droit sur les quartiers il emprunta un sentier qui gagnait directement New-Port.

Enfant ou pas, son captif était un Indien dont la seule présence ne pouvait qu’indiquer la proximité d’une tribu ou d’un campement. Il fallait en avertir immédiatement le général en chef car la nouvelle pouvait être d’importance. Or le quartier général, tant terrestre que maritime, était installé dans l’une des principales maisons de la ville et Gilles, malgré le poids de l’enfant, se mit à courir dès qu’il aperçut le clocher de Trinity Church tant il avait hâte de rencontrer son chef.

La maison de John Wanton, fils du gouverneur de Rhode Island, se situait dans Point Street, la plus importante des quelques rues composant New-Port. Comme la plupart de ses voisines, c’était une maison de bois peinte en blanc avec un grand toit à pans coupés et des fenêtres à l’anglaise garnies de petits carreaux. Le tout était posé sur la verdure d’un grand verger plein de pommiers noueux et de fragiles cerisiers qui lui donnaient un air champêtre bien qu’elle fût la demeure de l’un des principaux magistrats de la ville.

Telle qu’elle était, cette maison avait été mise à la disposition du chevalier de Ternay pour y établir le bureau de la Marine et le trésor de l’expédition. L’État-Major s’y réunissait également car la situation du domaine Wanton équilibrait à peu près les distances entre les vaisseaux en rade et le camp de l’armée.

Lorsque Gilles y parvint avec son fardeau qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et qui gigotait autant qu’il le pouvait, il était pourvu d’une escorte de cinq ou six gamins attachés à ses pas, mi-admiratifs, mi-inquiets et qui lui faisaient part de leurs commentaires. Mais, au moment où il allait pousser la barrière, il fut rejoint par deux cavaliers. Couverts de poussière, ils arrivaient par le chemin du nord et s’arrêtèrent près de lui. L’un d’eux l’apostropha brutalement.

— Hé là ! l’homme ! Êtes-vous fou d’avoir capturé un enfant indien ? Ne savez-vous pas que vous risquez de jeter sur cette ville toute une tribu ? Lâchez-le immédiatement ! Et d’abord qui êtes-vous ?

Sans obéir, Gilles fronça les sourcils et le regarda. Il avait parlé français, sans le moindre accent mais l’uniforme qu’il portait était totalement inconnu du jeune homme. C’était une sévère tenue noire, égayée cependant par une culotte, un gilet et des revers blancs. Le tricorne gris de poussière, posé sur les rouleaux blancs de la perruque portait une cocarde également noire.

— Qui êtes-vous vous-même ? riposta-il, désagréablement prévenu par la voix haut perchée du personnage, un long jeune homme dégingandé aux traits fins, à la peau blanche enjolivée de nombreuses taches de rousseur mais à qui un grand front fuyant et des sourcils trop arqués donnaient une physionomie perpétuellement étonnée et vaguement offensée. Vous parlez français mais vous n’appartenez pas à l’armée de M. de Rochambeau, car je ne vous connais pas.

— En effet ! J’appartiens à l’armée des États-Unis ! Je suis…

Il n’eut pas le temps de décliner son identité. Un nouveau personnage accourait et se jetait à son cou.

— Gilbert ! Mon bon ! Enfin vous voilà ! s’écria joyeusement le vicomte de Noailles. Par la mordieu nous en étions à nous demander si vous ne nous aviez pas complètement oubliés. D’où sortez-vous ?

— Du camp du général Washington, bien sûr. Et c’est à moi, bien plutôt, de vous demander d’où vous sortez. Savez-vous que vous avez un mois de retard ? Qu’avez-vous donc fait en mer, durant tout ce temps ?

— Ce qu’on y fait quand on doit traîner un convoi de trente escargots à voile chargés comme des baudets. Vous avez beau jeu de nous reprocher notre lenteur avec votre petite corvette qui ne portait guère que vous. Enfin vous voilà, c’est le principal ! Dites-moi un peu maintenant pourquoi vous vous en preniez à ce jeune homme sans même vous donner la peine de descendre de cheval ?

— Pourquoi ? cria l’autre, indigné. Ne voyez-vous pas qu’il a osé s’emparer d’un jeune Indien, sans doute pour en faire un esclave… ou un souvenir. Ce pauvre petit doit appartenir à ces Indiens Narraganset si paisibles et si…

Il écumait de colère cependant que Gilles le regardait avec angoisse. Gilbert ! Noailles l’avait appelé Gilbert ! Se pouvait-il que ce jeune homme grincheux fût…

Le Vicomte, qui avait suivi avec amusement la progression de la pensée sur le visage du jeune homme, se mit à rire de bon cœur.

— Eh oui, mon pauvre ami ! C’est votre grand, votre précieux La Fayette qui vous fait l’honneur de vous molester. Il faut vous y faire ! Quant à vous, Marquis, vous devriez montrer plus de bonne grâce à l’un de vos fidèles ! Voilà un garçon qui s’est sauvé de son collège et a traversé les mers pour vous rejoindre et vous l’insultez presque. Je vous présente le secrétaire de notre grand chef, Gilles Goëlo, breton, homme de lettres, d’épée et d’esprit.

La Fayette ébaucha un sourire mais son regard ne perdit rien de son expression offensée.

— Je vous sais gré, Monsieur, de votre bonne intention mais quelle diable d’idée avez-vous eue d’aller enlever cet enfant à ces pauvres, à ces braves Narraganset…

— Faites excuse, m’sieur le marquis, intervint une voix traînante, mais ce moutard n’est pas du tout un Narraganset. C’est un Sénéca du clan des Loups et j’ crois pas me tromper beaucoup en avançant que c’est le jeune frère du chef Sagoyewatha, un bon ami des Anglais, celui qu’ils ont baptisé Red Jacket depuis qu’ils lui ont fait cadeau d’un habit rouge.

Et, pareil à quelque dieu sylvestre dans une pièce à sensation, Tim Thocker, imposant dans ses habits de daim gris, le chef couronné de sa casquette de raton, surgit de derrière les chevaux, sa longue carabine sur l’épaule et une paire d’oies sauvages dans une main. Comme d’habitude, personne ne l’avait vu ni entendu venir.

Il sourit avec bienveillance à La Fayette, tendit, sans complexe, ses oies sauvages à Noailles qui les prit machinalement puis se mit en devoir de remettre sur ses pieds le jeune Indien que Gilles tenait toujours non sans adresser à son ami un nouveau sourire, bien plus chaleureux que le premier.

— Belle prise, mon gars, apprécia-t-il. Ça sera intéressant de savoir où tu l’as trouvé et surtout ce qu’il faisait à Rhode Island, si loin des feux de son grand frère.

— Je l’ai trouvé dans la baie d’Atton, répondit Gilles et, justement, je l’apportais au Général pour qu’il essaie d’en savoir davantage.

— Vu que le Général ne parle ni le sénéca, ni l’iroquois, ni aucun des sacrés dialectes de ces sacrés Peaux-Rouges, ça m’étonnerait qu’il y arrive.

— Eh bien, et toi ?

— Moi ? Je parle tout ça !

— Alors, conclut La Fayette, rendu encore plus nerveux par le démenti qu’il venait d’essuyer, chargez-vous-en et voyez ce que vous pouvez en tirer. Au surplus, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, cette histoire d’Indiens peut attendre tandis qu’il me faut parler de toute urgence à M. le comte de Rochambeau et à M. le chevalier de Ternay. L’armée n’a que trop perdu de temps ici. Il faut aller de l’avant que diable, de l’avant ! Le Roi n’a pas envoyé des troupes pour qu’elles croupissent ainsi au bord de la mer.

De nouveau, Noailles se mit à rire.

— Nous sommes tous de cet avis-là ! Dites seulement où vous voulez nous emmener si vite ?

La Fayette considéra sévèrement son beau-frère, avec une nuance de pitié.

— Mais à New York, voyons ! N’avez-vous pas entendu dire que Clinton tenait la ville ? Je n’arrive pas à comprendre que vous n’y fussiez pas encore rendus. Conduisez-moi sur l’instant à votre chef…

Et suivi de son aide de camp, le marquis de La Fayette major général de l’armée des États-Unis, s’engouffra dans la maison Wanton où les marins de garde eurent tout juste le temps de lui présenter les armes.

Gilles et Tim demeurèrent face à face, le jeune Indien toujours ligoté, planté entre eux comme un piquet.

— Eh bien ! soupira le jeune Breton. Si c’est là tout le cas qu’il fait d’une capture. Quand je pense qu’il voulait me faire relâcher ce petit fauve.

— Bah ! C’est naturel. Pour lui tous les Indiens se ressemblent. Il est de ces gens qui croient s’y connaître, qui invitent en même temps un Algonquin et un Iroquois à souper et qui s’étonnent ensuite qu’après la tarte au sirop d’érable du dessert l’un de ses convives s’en aille tranquillement avec le scalp de l’autre. Mais c’est toi qui as raison : l’est fichtrement intéressant ce petit bougre !

Et, sans transition, Tim se mit à dévider, à toute vitesse, un discours accompagné de grands gestes à l’intention du jeune Indien qui ne parut d’ailleurs pas s’y intéresser beaucoup dans les débuts.

Son regard ne refléta d’abord qu’un franc dégoût et sa bouche se pinça. Mais, à mesure que Tim parlait il se détendit quelque peu et finit par laisser tomber du bout des lèvres quelques sons qui n’étaient pas des cris et qui, logiquement, devaient former des mots.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gilles.

— Eh bien, justement, il ne dit rien, sinon qu’il est un guerrier et que, comme tel, nous avons toute latitude pour l’appliquer au poteau de torture mais que ça ne nous servira pas à grand-chose car il ne nous offrira que deux ou trois sourires de mépris, même si on le débite en petits morceaux.

— Au poteau de torture ? Ce gosse ? Mais il nous prend pour qui ?