Elle ne réussit qu’à moitié. L’enfant avait des yeux pour voir et ce monde qu’on lui disait mauvais, dangereux, pourri, il ne parvenait pas à le trouver repoussant. Il y avait toute la beauté de la campagne au printemps, il y avait la mer, le vent, les nuits étoilées, l’odeur de la terre sous le soleil, le chant des oiseaux, les arbres et tous les animaux qui peuplaient son univers enfantin de petit paysan. Il y avait les chevaux, ces bêtes immenses et superbes qu’il adorait d’instinct comme des créatures fabuleuses. Il y avait aussi les chansons de Rozenn et l’infinité des contes merveilleux de la vieille Bretagne dont elle semblait posséder une réserve inépuisable.

On lui avait tant dit qu’il n’était pas un enfant comme les autres, qu’il en chercha la raison, apprit que cela tenait à ce qu’il n’avait pas de père. Alors, il voulut en savoir plus, harcela Rozenn de questions auxquelles la pauvre femme était bien incapable de répondre.

— C’était un seigneur, avoua-t-elle un jour, mais je ne sais pas son nom parce que ta mère n’a jamais voulu le dire…

Avec les années, l’image de ce père dont Rozenn ne lui parlait qu’avec tant de réticences, se mit à hanter l’imagination de Gilles et y prit peu à peu des couleurs brillantes. Peut-être parce que sa mère lui refusait l’amour dont, comme tous les enfants, il avait un besoin vital, il s’attacha davantage à l’absent, refusant de voir en lui un séducteur sans scrupules pour le parer de tout le rayonnement d’un coureur de grande aventure et d’un homme épris de liberté.

Et ainsi à mesure que grandissait en lui la silhouette de ce père sans visage, se développait un besoin encore aveugle de le rejoindre d’une manière ou d’une autre, par-delà le temps et l’espace, de s’identifier à lui en quelque sorte. Alors, il cessa d’interroger Rozenn, qui n’avait d’ailleurs plus rien à lui apprendre, par crainte obscure d’un trait qui pût abîmer son héros intime. Et il ne répondit plus rien quand, par hasard, sa mère évoquait le temps où il pourrait commencer ses études en théologie.

Être prêtre ? Il ne l’avait jamais réellement souhaité mais ce soir, en courant à travers la lande piquée de grandes pierres levées comme les sentinelles de pierre d’un royaume mystérieux, il rejeta pour toujours cette idée qui ne lui appartenait pas. Comment offrir librement à Dieu un cœur envahi par l’image impudique d’une petite sirène aux cheveux couleur de feu ?

Quand il atteignit enfin sa maison, tapie comme un gros chat au creux d’un vallonnement court entouré d’épines blanches, de ronces et de genêts, il hésita un instant, pris d’inquiétude à l’idée de se retrouver en face de sa mère dans la tenue sommaire qui était la sienne. À imaginer le regard glacé dont elle couvrirait sa nudité, il sentit un frisson lui courir le long de l’échine.

Prudemment, il s’approcha de la petite fenêtre basse qui s’ouvrait comme un gros œil dans la nuit, espérant que Marie-Jeanne serait déjà retirée dans sa chambre, à ses dévotions, étant donné l’heure tardive. En effet, elle ne s’occupait jamais de ce qu’il faisait durant ses vacances et soupait à son heure, sans l’attendre car parfois Gilles passait la nuit en mer, à pêcher avec les fils du pilote Le Mang, les seuls amis qu’il eût jamais au village.

Collant le nez à la vitre, il vit qu’en effet la salle était vide. Un seul couvert était disposé sur la longue table de chêne ciré et Rozenn, assise sur un banc près de l’âtre, disait son chapelet en somnolant vaguement comme elle en avait l’habitude, piquant parfois du nez sur sa poitrine.

Il sourit à cette image rassurante, ouvrit la porte tout doucement et se glissa dans la salle sans faire plus de bruit qu’un chat. En trois sauts, il atteignit le grand coffre-banc qui régnait le long de la paroi sculptée où se cachaient les lits-clos, en ouvrit un compartiment, tira une chemise de grosse toile semblable à celle qu’il avait abandonnée, une culotte assortie et les revêtit.

Puis, regagnant la porte, il ressortit pour effectuer aussitôt une nouvelle entrée, infiniment plus bruyante que la première.

— Je suis en retard, s’écria-t-il, mais il faisait si beau au bord de la rivière que je n’ai pas vu passer le temps. Pardonne-moi !

Rozenn sursauta, relevant sur le jeune homme un regard bleu, effaré sous l’accent circonflexe de mousseline accroché à son chignon gris et qui lui tenait lieu de coiffe, à la mode des femmes d’Auray.

— Ah ! c’est toi ! fit-elle en se levant avec effort. Je crois que je me suis un peu assoupie.

— Assoupie ? Je crois, moi que tu dormais profondément. Pourquoi n’es-tu pas couchée ? Je suis assez grand pour me servir tout seul, tu sais ?

Elle hocha la tête, mécontente qu’il remît sur le tapis ce vieux sujet de querelle entre eux deux.

— Cela ne se fait pas ! Combien de fois faudra-t-il te dire que tu es d’un sang dont les hommes, jamais, ne se sont servis eux-mêmes ? Assieds-toi et mange !

— Où est ma mère ? Déjà couchée ?

— Non. À l’Église. Il y a Adoration Perpétuelle. Ta mère y passera la nuit.

— La nuit ? N’est-ce pas beaucoup ?

La vieille servante haussa les épaules donnant ainsi la juste mesure de ce qu’elle pensait des exercices religieux excessifs de Marie-Jeanne.

— Un de ces jours, elle demandera le poste de sacristine pour pouvoir y passer aussi ses jours. Sainte Anne bénie ! Cette femme n’est pas raisonnable.

Gilles approuva de la tête et attaqua sa soupe avec le bel appétit de son âge. Son sauvetage et sa course à travers la lande l’avaient affamé. Et bien qu’il eût envie de continuer à poser des questions, il se tut car il n’était pas d’usage qu’un homme parlât en mangeant. Ce fut seulement quand il eut achevé son repas qu’il releva sur Rozenn, demeurée debout à son côté, un regard brillant de curiosité.

— Ma mère ne sort jamais et ne fréquente personne, dit-il en manière de préambule, mais toi, Rozenn, tu connais tout le pays jusqu’à Hennebont et jusqu’à Port-Louis ?

— Je n’ai aucune raison de ne pas être polie, bougonna-t-elle déjà sur la défensive. Quand on me parle, je réponds ! Ça signifie quoi, ta question ?

— Pas grand-chose ! Je voudrais seulement savoir si tu connais une famille de Saint-Mélaine ?

Les sourcils gris se rejoignirent sous leur petit toit amidonné.

— Mais… au fait, ajouta-t-elle, d’un ton soupçonneux, pourquoi est-ce que tu me parles de ces gens-là ?

— Oh !… pour rien ! fit Gilles en se levant pour éviter une trop longue explication. En revenant le long du parc de Locguénolé, j’ai rencontré une jeune fille qui m’a dit s’appeler ainsi et séjourner au château. Mais c’est sans importance…

Et, pour se donner une contenance, il quitta la maison en annonçant qu’il allait voir si les poules étaient bien enfermées « parce qu’on avait signalé un renard dans les environs ». Il était bien certain que Rozenn, dont la curiosité était le péché mignon, n’aurait de cesse d’avoir mené à bien sa petite enquête. Et, tandis qu’il faisait consciencieusement le tour du petit enclos, il entreprit de bâtir une histoire de chute dans un fossé et de cheville tordue qui ménagerait à la fois son amour-propre et la pudeur de Judith.

Son espoir ne fut pas déçu. Rozenn s’entendait comme personne à poser, sans avoir l’air d’y toucher, les questions les plus précises. Elle eût fait un confesseur hors concours car non seulement aucune commère, à dix lieues à la ronde, n’était capable de lui résister mais elle savait aussi faire parler les plus coriaces des vieux pêcheurs, ceux dont les bouches édentées ne desserraient leurs pipes que pour laisser passer les réconfortantes rasades de cidre ou d’eau-de-vie.

— Elle serait capable de confesser notre évêque en personne… ou encore mon bedeau ! avait coutume de dire l’abbé Vincent, parrain de Gilles, qui connaissait la vieille femme depuis sa naissance. Quand j’étais enfant, elle faisait parler jusqu’aux braconniers du Leslé, leur prenait une partie de leur butin et les renvoyait avec le reste, plus un sermon et une fiole d’eau-de-vie.

Grâce à elle, donc, Gilles sut bien vite tout ce qu’il désirait savoir.

Orpheline de mère depuis quelques mois, Judith de Saint-Mélaine venait d’être admise comme pensionnaire à Hennebont au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie où Mme Clothilde de La Bourdonnaye, abbesse, et ses Bernardines se chargeaient de l’éducation des filles nobles et peu fortunées pour en faire la plupart du temps des religieuses. Son père, vieux gentilhomme à peu près ruiné, avait dû quitter le petit domaine du Fresne, près de Ploermel, qui avait été la dot de sa femme et leur seule fortune, pour s’établir à Hennebont, dans un vieil hôtel lézardé de la Ville-Close qu’un cousin oublié venait de lui léguer.

Le baron et sa fille étaient donc venus habiter l’étroite et sombre maison du cousin défunt et, grâce à la protection des La Bourdonnaye dont les terres avoisinaient le Fresne, grâce aussi à celle de sa marraine la comtesse de Perrien, Judith avait été admise à Notre-Dame-de-la-Joie pour y entamer une éducation entièrement négligée jusqu’à présent car, entre une mère toujours malade et deux frères à peu près sauvages, elle avait poussé aussi naturellement qu’une herbe des champs et sans plus de soins.

— Tu vois, conclut Rozenn en reprenant son tricot mais en laissant peser sur le jeune homme un regard singulier qui le fit rougir, ta jeune fille du château n’a guère plus de chance que toi. Tu n’as pas de père, elle n’a plus de mère, elle est noble mais elle est pauvre comme Job. Tu seras prêtre et elle sera nonne. Inutile d’y penser davantage.

— Où as-tu pris que j’y pensais ? fit Gilles avec humeur.

Rozenn ôta ses lunettes, les essuya au coin de son tablier et eut un petit rire sans gaîté.

— Mon pauvre garçon ! Si tu n’y pensais pas, il y a beau temps que tu m’aurais envoyée promener avec mon histoire en disant qu’elle ne t’intéressait guère. Mais tu m’as écouté tout au long sans rien dire, avec des yeux comme des étoiles. Elle est si jolie que cela ?

Gilles tourna le dos brusquement et se mit à fourrager dans son épaisse chevelure blond foncé comme s’il y traquait une pensée importune.

— Oui… je suppose que oui ! Qu’est-ce que cela fait au fond ? Tu dis qu’elle n’est pas mieux partagée que moi mais tu te trompes. Même si son sort n’était pas tracé d’avance, elle ne pourrait jamais rien avoir de commun avec moi car si elle est pauvre elle demeure noble et si elle n’a plus de mère du moins porte-t-elle le nom de son père. Elle est née, elle, régulièrement et moi je ne suis qu’un bâtard. C’est-à-dire rien dans un monde où la naissance représente le seul passeport valable pour une vraie vie. Nous n’en parlerons plus jamais…

Et, pour ne pas se laisser aller, devant les yeux navrés de Rozenn, au flot d’amertume qui l’envahissait, il s’échappa de la maison et courut la lande jusqu’à la nuit close.

Pendant les jours de vacances qui lui restaient, avant sa rentrée au collège qui avait lieu après la Toussaint, il ne prononça plus jamais le nom de Judith mais on ne le vit guère à la maison.

Pourtant, il n’allait plus en mer comme naguère avec les fils Le Mang, il ne pêchait plus dans la rivière. Même les remparts de Port-Louis, la forteresse maritime voisine où il aimait à errer et les quais de L’Orient où il avait plaisir à se rendre parfois pour humer les senteurs fortes des grands navires retour des Indes ne le virent plus. Pendant des heures, il restait assis au bord du Blavet, dans le nid de hautes herbes où il avait, un soir, tiré un corps inerte, regardant couler l’eau changeante sans plus songer à y jeter une ligne.

Deux ou trois fois, il alla jusqu’à Hennebont, erra longuement sur le sentier tracé entre la rivière et les hauts murs du couvent puis revint à Kervignac sans même une visite à son parrain que, cependant, il aimait de tout son cœur pour son inépuisable bonté et pour l’affection vigilante qu’il lui donnait. Trop vigilante peut-être en pareil cas ! Gilles craignait surtout que le regard perspicace du prêtre n’eût tôt fait de lui extirper son secret.

Il ne revenait à la maison qu’à la nuit tombée, pour avaler quelque chose et dormir sans avoir prononcé plus de dix paroles. Il était devenu presque aussi taciturne que sa mère, ce dont celle-ci, d’ailleurs, ne s’apercevait même pas, toujours plongée qu’elle était dans d’interminables dévotions, Mais Rozenn se tourmentait pour deux et guettait sur le visage du jeune homme, les progrès d’un mal qu’elle devinait trop bien.

Un soir, elle retint Marie-Jeanne au moment où elle s’enveloppait de sa mante noire pour aller au salut.

— Oublie un peu le Ciel et regarde sur la terre, lui dit-elle rudement. Regarde ton fils. Il ne mange plus, ne rit plus, ne parle plus… Ne vois-tu pas qu’il est malheureux ?