— Voilà justement ce que je voudrais savoir. Où est Rosa ? Où sont Tim et l’Indien ?
Ce dernier mot fut, apparemment, un trait de lumière pour Martha Carpenter. Rétablie comme par miracle, elle vira au rouge brique, bondit sur ses pieds et se mit à parcourir sa cuisine en désordre en poussant des clameurs indignées au milieu desquelles le jeune homme eut quelque peine à démêler ce qui s’était passé.
Il finit par comprendre qu’à son arrivée avec le jeune Indien celui-ci était si calme, que Tim l’avait déficelé, non sans lui enlever les armes qu’il maniait déjà si bien. Puis il demanda à Martha de lui donner à manger.
— Je n’étais pas trop contente, s’écria celle-ci, car je trouvais que ce jeune Indien avait mauvaise façon et mauvais regard. Mais Tim y tenait et lui aussi avait faim. Je leur ai servi du bœuf en saumure bouilli, des beignets et de la mousse au sirop d’érable. Dieu me pardonne ! Il fallait voir comme il dévorait, ce jeune sauvage. En même temps, il parlait, de temps en temps, dans sa langue barbare…
— Il répondait aux questions de Tim ?
— Oui et sans perdre un coup de dent. Par mon balai, j’aurais dû lui donner de la mort aux rats… Quand il a été bien repu, il a eu l’air de s’endormir alors Tim m’a demandé la permission de l’installer sur des couvertures dans l’appentis tandis qu’il irait lui-même récupérer le canoë que vous avez caché. J’ai dit oui, bien sûr. Tim l’a emporté là-bas, il a fermé la porte à clef et il a mis la clef dans sa poche et moi je me suis mise à mes confitures de groseilles. Rosa est au verger où elle cueille des pêches. J’étais en train de les écumer quand j’ai reçu un grand coup sur la tête… et puis je ne sais plus rien. Mais ça ne peut être que cette petite brute qui m’a fait ça. Il me semble que j’ai une cloche à la place du crâne. Est-ce que vous ne pourriez pas me passer…
— Excusez-moi, Miss Martha, mais maintenant que vous voilà réveillée il faudra vous soigner vous-même ! Où est l’appentis ?
— Derrière la maison, à main droite…
Il était déjà dehors. Un coup d’œil lui suffit pour s’assurer que, si la porte, fermée à clef par Tim était toujours dans le même état, en revanche l’étroite lucarne percée dans le mur à hauteur d’homme béait largement, son cadre de bois treillagé arraché. Le gamin ne devait pas avoir autant sommeil que Tim et Martha l’avaient imaginé et il avait dû trouver un outil à l’intérieur du petit bâtiment pour se livrer à ce travail de menuiserie. Par acquit de conscience, Gilles jeta un coup d’œil à l’intérieur en se hissant à la force du poignet et vit qu’en effet l’appentis était vide. L’Indien avait pris la clef des champs.
« Ce n’est pourtant pas large, cette ouverture », marmotta-t-il pour lui-même. « C’est une vraie couleuvre que ce moutard. »
En tout cas, il lui fallait retrouver cette couleuvre le plus vite possible, et Tim aussi par-dessus le marché puisque Rochambeau les attendait. Il hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Le mieux était peut-être d’aller à la rencontre de son ami qui connaissait trop bien les mœurs des Indiens pour ne pas trouver tout de suite la meilleure piste. Mais l’idée lui vint que peut-être le gamin, sachant que Tim était allé chercher son canoë, pouvait être resté au port et s’y tenir caché en attendant la nuit grâce à laquelle il pourrait voler un canot de pêcheur et ainsi quitter l’île en évitant les abords du camp.
Repassant par la maison juste le temps de dire à Martha qu’il allait fouiller le port et de lui demander d’y envoyer Tim dès qu’il reparaîtrait, Gilles se mit à arpenter le long quai de bois, passant en revue la flottille de canoës rangés sagement contre les pieux de l’estacade.
L’endroit était désert à l’exception de trois ou quatre débardeurs qui ronflaient au soleil, appuyés contre une pile de bois de charpente. Seul, un canot détaché de l’un des navires français barrant la rade approchait à force de rames sur l’eau calme. Craignant que ce ne fût La Fayette, Gilles protégeant ses yeux de sa main contre la réverbération, prit le temps d’examiner ceux qui se tenaient debout à l’arrière. Mais, reconnaissant la silhouette courte de M. de la Pérouse, son tricorne en auréole et auprès de lui, la forme plus élancée de M. Destouches commandant le Neptune, il reprit ses recherches sans plus s’en inquiéter.
Il arrivait à la hauteur de l’auberge de Flint, où Rochambeau avait passé sa première nuit, quand une véritable clameur en jaillit. Une de ces clameurs qui ne trompent pas il y avait là toute une collection de soldats occupés sans doute à tout autre chose qu’à leur service. Sachant la sévérité avec laquelle Rochambeau et Ternay surveillaient le comportement de leurs hommes, Gilles pensa qu’il serait peut-être bon d’entrer pour jeter un coup d’œil et tenter de calmer l’agitation avant que MM. de la Pérouse et Destouches n’en recueillent les échos en mettant pied à terre.
Il poussa la porte, vit qu’il était temps d’intervenir et que, par la même occasion, il avait trouvé ce qu’il cherchait. En effet, le jeune Indien était là, attaché contre l’un des piliers de bois qui soutenaient le toit de l’auberge et qu’il embrassait, toujours aussi impassible d’ailleurs mais lorsque Gilles pénétra dans l’auberge, il vit dans le regard que l’enfant tournait vers lui, une angoisse qui lui rendait son âge. Ce gosse avait peur, comme tous les gosses du monde aux prises avec un tas de brutes.
En effet, installés à une table à quelques pas de lui, une trentaine d’hommes de la légion de Lauzun se bousculaient à qui mieux mieux pour déposer des pièces de monnaie sur cette table où l’on jouait au pharaon.
— Allons, messieurs, qui en veut ? glapit une voix que Gilles reconnut avec un tressaillement de colère. Il faut monter vos mises un peu plus haut ! Ce jeune et vigoureux sauvage que j’ai eu le bonheur de capturer atteindrait certainement un meilleur prix qu’un négrillon au prochain marché aux esclaves de Boston ou de Providence.
— S’il vaut si cher, grogna quelqu’un, pourquoi est-ce que tu ne le gardes pas pour toi ? Vends-le toi-même !
— Parce que, quand on sort d’où je viens on a plus besoin d’argent que d’un esclave, ricana Morvan de Saint-Mélaine. Et toi tu ne poserais pas de question aussi stupide si tu avais encore de quoi miser ! Allons, messieurs, du nerf !… Vous profitez là d’une occasion exceptionnelle.
Debout au seuil de la taverne, Gilles s’accorda un instant pour examiner son ennemi. Depuis leur rencontre sur le port de Brest, la veille du départ, il n’avait pas revu le frère de Judith. Mais, en parcourant les rôles de l’armée qu’il avait à sa disposition en tant que secrétaire du Général, il avait pu se convaincre de ce qu’aucun Saint-Mélaine n’y était inscrit et il en avait conclu que Morvan s’était engagé sous un faux nom.
La preuve lui en était venue toute seule, au cours de l’interminable traversée. Le 26 mai, en effet, M. de Lombard, commandant la Provence, qui portait les hommes de Lauzun avait signalé que l’un d’eux venait de passer en conseil de guerre et allait subir le supplice de la cale 5 pour avoir volé du rhum et tenté une fois ivre de mettre le feu au vaisseau. Il s’agissait d’un certain Samson dit La Rogne.
Saisi d’un inexplicable pressentiment, Gilles avait suivi la punition avec une longue-vue et pu voir qu’il ne s’était pas trompé : l’homme que l’on précipitait dans la mer du haut d’une des maîtresses-vergues, c’était bien Morvan.
Au moment du débarquement, il s’était alors inquiété de ce qu’il était devenu et, ainsi, il avait appris que l’homme n’était pas mort de la cale mais qu’ayant fini le voyage aux fers, il avait fallu, dès l’atterrage, l’hospitaliser dans l’île de Conanicut avec les autres malades. Il devait y avoir fort peu de temps qu’il avait rejoint le camp.
Passionné par le jeu et, surtout par l’argent qui commençait à s’entasser devant lui, Morvan n’avait pas vu entrer Gilles. Tranquillement, celui-ci alla jusqu’au pilier de bois, rafla au passage un couteau qui traînait sur une table et le mit dans sa poche. Son bon cœur lui avait soufflé d’abord l’idée de délivrer le jeune garçon sans autre forme de procès mais sa raison lui rappela à temps qu’il en avait besoin et ne pouvait s’offrir le luxe de le laisser filer.
Se contentant de lui adresser, au passage, un sourire encourageant qui le fit rougir jusqu’aux oreilles, il écarta les joueurs et vint se planter en face du banquier improvisé.
— Vous jouez là ce qui ne vous appartient pas, messieurs ! déclara-t-il froidement. Ce jeune Indien est prise de guerre. Il appartient à M. le comte de Rochambeau lequel m’envoie le chercher. Ramassez votre argent et filez…
Le silence fut immédiat, troublé seulement par le fracas de la chaise que Morvan rejetait en se levant. Sous sa tignasse rouge, sa figure blêmit avec, aux ailes du nez qui se pinçait, une curieuse teinte verdâtre. Mais une flambée de joie sauvage illumina d’un seul coup ses yeux sombres.
— Le bâtard ! exhala-t-il dans un soupir où il y avait de la volupté. Enfin le voilà ! Le Diable m’évite la peine de le chercher et me le sert tout cru ! Mais, ma parole, il donne des ordres ! C’est un chef que ce morveux ! Sautez dessus, vous autres, pour qu’il ne file pas avant que j’aie pu lui payer ce que je lui dois… On finira la partie après.
— Un instant ! coupa l’un des soldats. Il a dit que le sauvage appartenait au Général et comme il est, lui, le secrétaire du Général, il doit savoir ce qu’il dit. Je n’ai pas envie d’être passé par les baguettes pour vol…
— Pauvre idiot ! rugit Morvan. C’est un bâtard, je te dis ! Il ment comme il respire et j’ajoute…
— J’ajoute, moi, coupa Gilles toujours aussi froid, que vous n’avez pas le droit d’être à la taverne durant la journée et qu’il ne faut pas vous fier à l’heure de la sieste ! Tout le monde ne dort pas et je peux vous dire, par exemple que M. de la Pérouse et M. Destouches, que j’ai vus arriver en canot, doivent à cette minute débarquer au môle.
Il n’eut pas à se répéter. Sautant sur le tas d’argent où chacun récupéra son bien approximatif au prix de quelques horions, les « hussards » de Lauzun se ruèrent vers la discrète porte arrière de l’auberge et, cachés par les murs des maisons s’égayèrent comme une volée de corbeaux rouges.
Mais trois hommes étaient demeurés auprès de Morvan. Visiblement ivres d’ailleurs. Leur attitude était si menaçante que l’aubergiste Flint, devinant qu’il allait se passer chez lui des choses regrettables, trouva le courage de sortir de la cuisine où il s’était réfugié avec sa servante pour bredouiller, d’une voix aussi mal assurée que son français :
— Soldats rester encore ?
— On n’a pas fini ! aboya Morvan dont les pupilles rétrécies s’étaient plantées comme des clous dans le visage de Gilles. Ferme les portes ! À clef ! Puis file dans ta cuisine et n’en bouge pas si tu ne veux pas finir à la broche.
Cependant, le malheureux Flint trouvait dans ses craintes pour son mobilier un ultime sursaut de vaillance.
— Si vous cassez… qui paie ?
— C’est toi qu’on va casser si tu es encore là dans une seconde ! rugit un grand diable, noir comme la nuit et qui, dans son uniforme rouge, aurait pu servir de doublure à Lucifer, en accompagnant ses paroles d’un geste si expressif que Flint, avec un gémissement de terreur, se hâta d’obéir, ferma ses portes, et disparut comme un rat dans son trou.
Gilles, alors, persuadé qu’il allait avoir à défendre sa vie contre quatre hommes tira tranquillement son épée. Le geste fit ricaner Morvan.
— Qu’est-ce que tu imagines ? Qu’on va se battre en duel ? Un gratte-papier bâtard contre un cavalier du Roi ? Les gens de ta sorte, on ne les touche qu’avec une houssine ou un bâton ! Allez, vous autres ! Attrapez-le-moi ! On va lui donner ce qu’il mérite. Mais attention ! ne l’abîmez pas encore.
Sous l’insulte, les mâchoires de Gilles s’étaient crispées. La bouffée de fureur qui flamba tout à coup en lui le poussa à oublier toute prudence. Sans plus songer à protéger ses arrières, il bondit sur Morvan l’épée haute.
— Je vais te montrer qui est bâtard, maudit pleutre qui refuses de te battre…
Un hurlement de rage souligna le dernier mot. Atteint au visage d’une longue estafilade, Morvan porta à sa joue blessée une main qui rougit instantanément, recula mais vociféra.
— Prenez-le, Bon Dieu ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Les trois hommes, avec un bel ensemble, tombèrent sur Gilles qui, pris à revers, fut incapable de se défendre. En un instant il fut maîtrisé, dépouillé de sa veste et de sa chemise sur un geste de Morvan, attaché par les poignets à une corde vivement jetée par-dessus l’une des poutres du plafond et, dans cette position, hissé de quelques pouces au-dessus du sol.
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