— Que prétendez-vous faire ? fit-il toujours aussi calmement. Dois-je vous rappeler que j’ai été envoyé par M. de Rochambeau pour lui ramener l’Indien, qu’il l’attend ?

Impressionné peut-être, l’un des hommes bredouilla quelque chose sur le fait qu’il « valait peut-être mieux pas se créer des histoires » mais Morvan se mit à ricaner.

— À d’autres ! Qu’est-ce que le Général peut avoir à faire d’un gamin crasseux ? Et en admettant même que ce soit vrai ? Nous, on n’est pas obligés de le savoir et, comme il ne verra revenir ni lui ni toi ! Car mets-toi bien ça dans la tête quand on en aura fini avec toi, tu n’auras plus beaucoup de peau ni de viande sur les os, vermine ! Je vais te montrer ce qu’il en coûte de jeter un gentilhomme dans la boue.

— Tu n’avais pas besoin de moi pour ça, ricana Gilles à son tour. Quant au gentilhomme ! Je ne te savais pas si noble Samson la Rogne !

Pendant ce temps l’homme qui ressemblait à Lucifer débouclait son ceinturon et en enroulait la lanière autour de son poignet de façon à laisser la boucle libre. C’était lui, de toute évidence, qui allait remplir l’office de bourreau. Sans doute, le pseudo-Samson avait-il l’art de se faire des amis… ou des complices.

Tout le poids de son corps tirant sur ses poignets déjà douloureux, Gilles essaya vainement de saisir la corde entre ses doigts pour les alléger, ferma les yeux et, instinctivement, banda ses muscles contre la douleur qui allait venir, priant de toutes ses forces pour qu’elle ne lui arrachât pas un seul cri car il ne voulait pas donner à son ennemi l’affreuse joie d’entendre ses plaintes. Le moment était venu pour lui de recommander son âme à Dieu.

Une douleur fulgurante brûla son dos tandis que son corps déplacé par le choc commençait à se balancer doucement. Des larmes fusèrent sous ses paupières closes mais aucune ne franchit le double barrage de ses dents serrées et de ses lèvres. La ceinture siffla de nouveau et la douleur s’accrut car l’ardillon d’acier avait déchiré la chair tandis que le balancement accentuait la torture des poignets. Une légère nausée monta de l’estomac de Gilles qui attendait le troisième coup. Mais ce coup ne vint pas. En revanche, Morvan vint se placer en face de lui.

— Maintenant que tu sais ce qui t’attend, causons ! fit-il d’une voix pateline qui fit ouvrir les yeux de sa victime.

— Causer… Je n’ai rien à te dire, crapule !

— Que si ! Tu as au contraire bien des choses à dire… des choses qui te permettront d’avoir encore un peu de peau sur le dos quand je te tuerai… très vite, je te le promets. Tu vois, en venant ici tu nous as rendu un grand service parce que justement on avait l’intention d’aller te chercher, mes amis et moi.

— Pourquoi ? Parce que tu n’aimes pas l’eau du Blavet ?

— Pas beaucoup mais ça c’est une autre histoire. Ce qui m’intéresse ce sont les petits secrets du Général. Tu es son secrétaire, donc tu dois être un peu son confident. Alors tu vas bien gentiment nous parler de l’or…

— L’or ?

— Allons, ne fais pas l’innocent ! Pendant que j’étais à l’hôpital de Conanicut, un matelot du Duc de Bourgogne que la fièvre rendait bavard parlait d’une grosse somme en or qui aurait été embarquée sur son vaisseau.

En dépit de sa souffrance, Gilles se mit à rire. Pourtant, il sentait l’angoisse lui serrer la gorge. Le secret ! Le fameux secret de Rochambeau, Morvan l’avait appris. Si discret qu’eût été le chargement, il avait dû avoir un témoin.

— Ton matelot rêvait sous l’emprise de la fièvre, voilà tout. Évidemment, tout le monde sait que chaque commandant de navire possède une caisse pour les besoins de son bord.

— Je ne parle pas de cet argent-là. Je parle d’un chargement, très mystérieux, fait de nuit, à Brest, de balles d’avoine qui semblaient bien lourdes et qui rendaient un curieux son. Remarque, l’histoire du matelot n’a fait que confirmer certain bruit qui m’était revenu, à L’Orient. On disait que la flotte du chevalier de Ternay emporterait beaucoup d’or. C’est d’ailleurs la raison qui m’a poussé à m’embarquer pour voir ça de plus près. Parce que moi, les Insurgents comme ils disent !…

Le geste qui accompagnait ces paroles donnait la pleine mesure de ce que Morvan en pensait. Il se rapprocha du supplicié.

— Alors, tu parles ?

— Je ne sais rien de cette histoire. Si ton matelot sait tant de choses, tu n’as qu’à lui demander ce qu’il en est.

— On a commencé par là. Seulement l’homme ne savait rien de plus. Évidemment, durant tout le voyage, il ne s’est pas fait faute de chercher, mais il n’a rien trouvé…

— Parce qu’il n’y avait rien à trouver…

— Ou parce que la chose est trop bien cachée. Or, s’il y a un garçon capable de nous renseigner utilement ça ne peut être que toi.

— En admettant qu’il y ait eu de l’or à bord, qui vous dit qu’il y est encore ?

— Le Duc de Bourgogne n’est pas venu à quai et on ne peut pas décharger un poids pareil en pleine rade. Maintenant, il est possible qu’il n’y soit plus pour bien longtemps. Probable que le jeune La Fayette vient chercher le trésor pour ses copains. Alors, tu vas très vite nous révéler la cachette, très vite si tu veux faire un cadavre à peu près convenable. Et, tiens, je te ferai même peut-être l’honneur de croiser le fer avec toi. Une belle mort, bien noble pour un bâtard. Mais je suis généreux…

— Vous êtes complètement fous. Je ne sais rien de cet argent fantôme.

— Tu ne sais rien ? Vraiment ?… Grégoire !

Le supplice recommença. Deux fois, trois fois, cinq fois, le fouet improvisé s’abattit, arrachant des gouttes de sang. Le corps en feu, l’estomac soulevé par une nausée, Gilles les mâchoires tétanisées parvenait à retenir encore le cri de souffrance que réclamait toute sa chair torturée. Aucun son ne sortait plus de sa bouche. De temps en temps, Morvan posait une question, toujours la même… Et puis, brusquement, il y eut comme une explosion, immédiatement suivie de deux coups de feu : la porte de la taverne, emportée par une force irrésistible, venait de s’abattre, les gonds arrachés et, sur le seuil, Tim Thocker formidable et grondant comme un molosse qui va charger s’érigeait sur les ruines de la porte, un pistolet dans chaque main. Grégoire, le bourreau et l’un des deux soldats gisaient raides morts : le premier atteint d’une balle dans la nuque et l’autre d’une balle en plein cœur. Mais déjà Tim, lâchant ses pistolets devenus inutiles, arrachait de sa gaine le long couteau qui pendait à sa ceinture et se jetait sur Morvan tandis que le quatrième larron, brutalement dégrisé et terrifié en conséquence par l’apparition d’une si redoutable force de frappe, choisissait de disparaître par l’ouverture béante sans demander son reste.

Au bout de sa corde, Gilles ranimé par miracle s’agita, non sans meurtrir davantage ses poignets.

— Ne le tue pas ! haleta-t-il. Il est à moi !

Le couteau venait de frapper Morvan au défaut de l’épaule et Tim, déjà, le retirait, teint de sang.

— Désolé ! fit-il froidement. Mais rassure-toi, je ne l’ai qu’un peu abîmé ! Tu le retrouveras plus tard !

Et, empoignant « Samson la Rogne » qui comprimait en grimaçant son épaule blessée, par le hausse-col de son habit, il le porta d’une seule main jusqu’au seuil et là, d’un magistral coup de pied aux fesses, l’envoya rouler sur le quai.

— À toi, maintenant ! fit-il en s’emparant d’un escabeau pour grimper dessus.

Avec une douceur inattendue, Tim, serrant d’un bras son ami contre sa poitrine, trancha la corde et reposa le corps sanglant sur le plancher.

— Hé, Flint ! Où es-tu ? Tu peux te montrer ! On a besoin de toi.

L’aubergiste apparut aussitôt, aussi blanc que son tablier mais flanqué de sa servante qui, elle apparemment avait beaucoup moins perdu son sang-froid car elle apportait avec elle tout ce qu’il fallait pour panser des blessures. On étala Gilles, qui venait de s’accorder le luxe de perdre connaissance, sur une table, à plat ventre.

— L’ont bien arrangé ! grogna Tim. Heureusement que j’ai eu l’idée de regarder à tout hasard par la fenêtre quand j’ai vu que la porte était fermée ! Les faillis chiens ! Et dire que ce sont des Français ! Cornplanter, le chef Iroquois n’aurait pas fait mieux.

Flint qui avait éprouvé le besoin d’aller remplir quelques gobelets de rhum pour se remettre tandis que sa servante bassinait doucement le dos labouré avec un mélange d’huile et de vin, sursauta.

— Bon sang ! fit-il. L’Indien ! Où c’est qu’il est ?…

— L’Indien ? Quel Indien ?

— Le mioche que le grand type roux avait ramené sous son bras ! L’avait attaché à ce poteau et voilà qu’il y est plus !

Tim haussa les épaules tout en s’efforçant de relever la tête de Gilles pour lui faire avaler quelques gouttes de rhum. Du menton il désigna le morceau de cordelette qui faisait un petit tas au bas du poteau.

— Ça prouve seulement qu’il s’est détaché ! Le jour où un troufion européen sera capable d’attacher convenablement un Indien n’est pas près de luire. Il aura profité de ce que ces messieurs étaient occupés et il doit être loin. Grand bien lui fasse…

— Idiot ! souffla Gilles qui crachait, à moitié étouffé par le rhum mais reprenait ses esprits. Cours après !… Il nous le faut… Le Général a dit… Morbleu ! qu’est-ce que vous me faites ? Vous m’arrachez ce qui reste de peau ? ajouta-t-il en se tordant sous la poigne vigoureuse de Molly la servante.

— Braillez si vous voulez, mon petit Monsieur, riposta celle-ci tout en lui tartinant sur le dos une épaisse couche d’une pommade verdâtre à l’odeur écœurante. Demain vous me direz merci quand vos blessures commenceront à se cicatriser.

— Ça pue ! gémit-il, écœuré.

— Ça ne peut pas sentir la rose ! Y a là-dedans du blanc de baleine, de la graisse d’ours, du millepertuis… et d’autres choses encore. Cet onguent, c’est un secret que j’ai eu d’un vieux sorcier Narraganset mais ça vous reprise la peau mieux qu’un bas avec une aiguille et du coton. Ne remuez pas comme ça. Je vais vous en mettre dans le nez, sans quoi.

Gilles se le tint pour dit et tandis que Molly lui confectionnait une espèce de pansement autour du corps, il expliqua tant bien que mal à Tim la raison pour laquelle il déplorait tellement la disparition de l’Indien, sans toutefois parler de l’or, naturellement.

— Qu’est-ce qu’on va dire au Général ? ronchonna-t-il en manière de conclusion.

Mais il en fallait davantage pour entamer le flegme de Tim Thocker.

— La meilleure manière de le savoir c’est d’y aller voir. Si tu peux tenir debout on y va tout de suite.

Un instant plus tard, Gilles rhabillé et réconforté par une nouvelle ration d’alcool quittait l’auberge, laissant Flint se débrouiller comme il l’entendrait avec les corps des deux hussards morts. La chaleur décroissait légèrement et la mer, lentement, retrouvait sa teinte bleue. Le port, les rues ressuscitaient. Des femmes coiffées de capelines de paille entraient dans les boutiques tenant par la main des petites filles habillées comme elles. Dans le magasin de Martha, la jeune fille recoiffée, un grand bonnet tuyauté couronnant son chignon, discutait vigoureusement avec un patron pêcheur autour d’une variété de pots à tabac. Mais tout cela ne distrayait pas Gilles de son idée fixe.

— Où peut être passé ce mioche ? gémit-il en scrutant les environs. Il ne peut pas passer inaperçu, tout de même.

— Bien sûr que si ! Des Indiens, on en voit assez souvent ! Mais tiens, le voilà !…

En effet comme ils passaient près d’une pile de tonneaux sur lesquels un grand Noir était assis, surveillant d’un œil vague le vol des mouettes, le jeune Indien surgit brusquement devant eux. Sans plus se cacher, il vint droit sur Gilles, se planta devant lui, puis, levant la main droite à la hauteur de ses épaules, la paume tournée vers le jeune homme, il lui fit faire un mouvement circulaire afin de la ramener à la hauteur de ses yeux noirs qui fixaient ceux de Gilles. Tim émit un petit sifflement.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? murmura-t-il. Il te salue…

Mais déjà le jeune garçon entamait un petit discours fait de phrases courtes, hachées que Tim se hâta de traduire sans cacher son enthousiasme.

— Il dit qu’il veut être ton ami parce que tu es un vrai guerrier ! Il dit encore qu’il t’a vu rire sous la torture comme seuls savent le faire les Indiens ses frères, qu’il est ton prisonnier et qu’il est fier de l’être. Il s’appelle Igrak, ce qui veut dire « l’oiseau qui ne dort jamais » et il est bien, comme je le pensais, le frère de Sagoyewatha dont le nom signifie « celui qui parle pour que les autres demeurent éveillés ». Tu viens de nous faire là un allié, mon fils. Si ton grand chef n’est pas content il sera difficile.