— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Il ne doit pas y avoir tellement de Français ici. Je suis pour elles une espèce de bête curieuse, voilà tout.
— Ça, pour être curieuses, elles le sont. Regarde un peu le boqueteau à gauche : elles sont toutes derrière à surveiller notre trempette. Probable qu’elles veulent s’assurer qu’un Français c’est fait comme un Américain.
Et Tim, piquant vers le fond, offrit un instant son derrière au soleil avant de disparaître dans l’eau et gagner le large à la manière d’une grosse loutre tandis que Gilles choisissait de se laisser porter paresseusement par le grand fleuve dont les eaux vertes coulaient si majestueusement entre des vallonnements boisés. Il était difficile à cette minute de croire que l’on était en guerre car toute cette riche campagne était d’un calme presque divin. Mais, ici et là, s’élevaient des fortins faits de rondins dont la fraîcheur disait assez la nouveauté et vers l’aval du fleuve, des fumées suspectes se dissolvaient lentement dans le bleu du ciel. Enfin, en nageant vers l’autre rive, Gilles put apercevoir dans le lointain de longues aiguilles noires : les enfléchures des navires anglais ancrés dans l’Hudson : New York n’était pas à beaucoup plus de dix lieues…
Le vrai visage de la guerre reparut, dans l’incendie du soleil couchant quand le tonnerre d’une troupe à cheval éveilla les échos de la campagne : trois escadrons de cavalerie surgirent tout à coup de la poussière et s’engouffrèrent entre les portes largement ouvertes du camp, hurlant à pleins poumons un chant sauvage qui sentait la victoire. À leur tête, une sorte de centaure aux vêtements tailladés et tachés de sang qui riait de toutes ses dents blanches en brandissant un sabre rougi. Seuls ses genoux maintenaient le démon superbe qui lui servait de monture.
— Le Colonel Delancey, commenta Tim. Et un morceau de la fameuse cavalerie de Virginie. Qu’en dis-tu ?…
— Rien ! fit Gilles dont les yeux dévoraient l’étonnant carrousel équestre, la splendeur des bêtes et l’enthousiasme communicatif qui jaillissait du groupe. J’admire ! Je crois que je vais aimer me battre avec ces gens-là…
Couché à même le sol dans une couverture presque propre prêtée par Jeanette, Gilles resta éveillé tard dans la nuit, écoutant les bruits du camp et le cri des oiseaux de mer qui lui rappelaient tellement sa Bretagne. Malgré la fatigue, l’excitation chassait le sommeil. Il avait hâte que le jour revînt, hâte d’apprendre quelle tâche leur réservait cet étonnant général Washington dont les Anglais eux-mêmes disaient : « Il n’y a pas un roi en Europe qui n’aurait l’air d’un valet de chambre à côté de lui… » Jusque-là il n’avait rien vu de la guerre, sinon d’interminables préparatifs, un accrochage à distance, en mer, avec les croisières anglaises et la routine d’un camp retranché : les manœuvres, les parlotes, la politique… et les joies de l’intendance. Mais les hommes qui l’entouraient luttaient depuis des mois et chaque jour qui revenait voyait briller les armes et le sang. Il voulait sa part de tout ça… et vite !
Tout à coup, malgré le vacarme dont les ronflements de Tim emplissaient la tente, il perçut un froissement léger. Le pan de toile qui fermait la tente se souleva sans bruit puis le froissement reprit. Quelqu’un rampait à l’intérieur…
La main de Gilles glissa contre son flanc, atteignit la poignée du couteau de chasse pendu à sa ceinture et se referma fermement dessus. En même temps, il se dégageait doucement des plis de la couverture, prêt à résister à toute attaque… Mais déjà des mains tâtonnaient sur lui tandis qu’une odeur de savon et d’herbe mouillée envahissait ses narines.
Vivement, il saisit l’une des mains… et comprit qu’il s’agissait d’une femme au très léger cri qu’elle poussa.
— Qui êtes-vous ? chuchota-t-il… Que voulez-vous ?
— Chut !… Tu vas réveiller ton ami. Jeanette Mulligan m’envoie… je suis Betty, sa nièce. Quant à ce que je veux…
— Eh bien ?
Elle eut un petit rixe étouffé et il sentit tout à coup deux mains chaudes glisser contre sa poitrine par l’ouverture de sa chemise de daim, en écarter brusquement les deux pans.
— Jeanette veut que je te souhaite la bienvenue au nom des filles d’Amérique, souffla Betty, moqueuse. Elle dit que tu devrais être content parce que tous les Français ne pensent qu’à ça !
Et d’un seul coup, elle se jeta contre lui. Une poitrine tiède et dure, des cuisses fermes, un ventre brûlant, une bouche humide, tout cela parut s’incruster sur le jeune homme qui referma instinctivement les bras.
Quand ses doigts touchèrent la peau douce d’un dos nu, il sentit la fille frémir longuement comme sous une décharge électrique qui se communiqua irrésistiblement à son propre corps. Retrouvant soudain la grande faim d’amour qu’il s’était découverte dans les bras de Manon, Gilles accepta joyeusement ce cadeau inattendu. L’honneur des Français était en jeu. Arrachant le reste de ses vêtements, il étreignit furieusement un corps qui parut se creuser sous lui pour mieux le recevoir et donna libre cours à son appétit de plusieurs mois.
Quand, aux approches de l’aube, la toile de tente se souleva de nouveau pour laisser fuir cette femme que seules ses mains connaissaient, Gilles permit enfin au sommeil de l’engloutir comme une vague bienfaisante en songeant seulement que l’Amérique était un pays merveilleux et l’état de guerrier le plus beau du monde. Quant à Tim, la tempête charnelle qui s’était déchaînée à deux pas de lui ne l’avait pas troublé un seul instant. Il n’avait pas cessé de ronfler…
Du bout de sa longue vue, le Général Washington désigna la rive droite de l’Hudson en direction du nord.
— À moins de dix miles d’ici se trouve West Point, notre plus solide défense sur le fleuve et le nœud de notre position stratégique. Les fortifications, que nous devons d’ailleurs, comme presque toutes celles de la région, à un jeune officier du Génie polonais, le Colonel Kosciusko, sont bâties sur un rocher inaccessible et défendues par une île basse couverte de batteries à fleur d’eau. En outre, une énorme chaîne barre l’Hudson à cet endroit. La position est imprenable… sinon par trahison. C’est là que la compagnie de Miliciens du général Allen que j’ai chargée de prendre livraison de l’or viendra le déposer. Ainsi je serai sûr qu’aucun penny n’en sera soustrait dans un autre but que les soins de l’armée. Vous voyez, ajouta-t-il avec ce demi-sourire qui lui donnait tant de charme, que j’apprécie à sa valeur le prêt des Français.
— Je n’en ai jamais douté, mon Général, répondit Gilles. Et dès l’instant que vous êtes sûr de la place et de son gardien… N’avez-vous pas dit qu’elle pouvait tomber par trahison ?
Le visage du grand chef reprit d’un seul coup toute sa sévérité.
— Vous n’êtes pas Américain, Monsieur, sinon vous n’oseriez jamais émettre un tel doute. Le général Benedict Arnold, qui commande West Point, est l’un de nos plus authentiques héros, le vainqueur de Saratoga, notre plus grande bataille…
— Mais son train de vie est ruineux et il est sans cesse à court d’argent…, fit une voix qui, cette fois, était bien américaine.
Washington se retourna comme si une guêpe l’avait piqué.
— Je sais que vous n’aimez pas Arnold, Hamilton, que vous lui reprocherez toujours son mariage avec Miss Shippen dont la famille est l’une des plus influentes du parti Tory 1 mais de là à l’imaginer capable d’une infamie. Dois-je vous rappeler qu’il est mon ami et que je crois en lui ?
La colère faisait imperceptiblement vibrer sa voix mais le visage de cet homme exceptionnellement maître de lui-même, demeurait impassible. Raidi sous l’algarade, Hamilton l’accepta sans broncher.
— Je vous présente mes excuses, mon Général. Mais je maintiens que West Point n’est pas l’endroit idéal pour y enfermer ce qui constitue notre seul trésor de guerre. Votre amitié a déjà repêché le général Arnold après ce Conseil de Guerre où il eut à répondre des finances de ses troupes durant l’expédition au Québec. N’allez-vous pas tenter le Diable ?
— Il suffit, colonel Hamilton. Nous ne discuterons pas ce point plus avant. Venez, Messieurs. Votre première mission se trouvant ainsi heureusement remplie, nous avons à parler de celle que j’entends vous confier.
Tournant les talons, Washington se dirigea à grands pas vers son Quartier Général, suivi de Gilles, un peu surpris d’avoir entendu un jeune officier oser contester aussi ouvertement une décision du Général en chef. Tim qui marchait auprès de lui se mit à rire.
— Chez nous, chacun peut donner son avis, même sur les sujets les plus graves. C’est ça que nous appelons la démocratie…
— La démocratie ! répéta le jeune homme, appréciant le son nouveau que ce mot antique venait de prendre dans la bouche de son ami. Sommes-nous revenus deux mille ans en arrière, êtes-vous donc les nouveaux Athéniens ?
— Je ne sais pas si nous sommes les nouveaux… comme tu dis mais je sais bien une chose : c’est que nous en avons assez d’être les larbins du roi d’Angleterre. Nous voulons être nous-mêmes, tout bêtement ! Nous sommes assez grands pour ça ! Maintenant, allons voir ce que veut de nous le Grand Chef Blanc…
Une heure plus tard, Tim et Gilles portant Igrak en croupe quittaient le camp de Peekskill montés sur deux chevaux qu’ils devaient à la générosité du Général, poursuivis par l’adieu bruyant des « Molly Pitcher » qui s’étaient massées sur la berge afin d’assister à leur départ. Le regard de Gilles s’attarda un instant sur une grande fille blonde qui se tenait debout auprès de Jeanette Mulligan et qui, au passage, lui envoya un baiser du bout des doigts. Ce ne pouvait être que Betty et il fut heureux de voir qu’elle avait des yeux clairs et que le soleil jouait si joliment dans ses cheveux. Plein de reconnaissance pour ce corps moelleux dont il avait tiré tant de plaisir, il lui rendit son baiser au vol.
— On se reverra, Betty, cria-t-il dans le vent léger qui venait du sud.
Elle eut un éclat de rire qui découvrit ses fortes dents blanches.
— Si Dieu et les Habits Rouges le veulent, beau cavalier,… mais toi, autant que tu le voudras !…
— Elle ferait mieux de dire : si les Sénécas le veulent ! bougonna Tim dont la joyeuse figure s’était considérablement assombrie depuis qu’ils avaient reçu leurs ordres. Si nous revenons entiers de cette aventure, on pourra considérer ça comme un vrai miracle. Ça sera déjà très beau si on n’y laisse que nos scalps.
L’agréable rappel à sa nuit précédente avait mis Gilles de trop belle humeur pour qu’il consentît à la laisser entamer par les propos pessimistes de son ami.
— Si je ne t’avais entendu ronfler toute la nuit, je dirais que tu as mal dormi, mon fils ! Ou alors tu n’as rien compris à ce qu’a dit Washington : nous sommes des messagers de paix. Nous allons rendre à Sagoyewatha un frère qu’il croit peut-être perdu et que le Grand Chef Blanc, dans sa magnanimité, lui restitue bien qu’il ait été fait prisonnier. C’est un geste amical, il me semble ? Nous allons, en quelque sorte, tendre la main des Insurgents à leurs libres frères rouges. Je ne vois pas pourquoi Sagoyawatha nous arracherait les cheveux pour ça !
— Ma parole, il y croit ! explosa Tim. Il parle comme un livre qui se prendrait pour la Bible ! En fait de messagers de paix nous me faisons plutôt l’effet de fameux brandons de discorde. Tu oublies la seconde partie de la commission : faire entendre discrètement au chef du clan des Loups que son frère en Kitschi-Manitou, dieu du tonnerre, le chef Iroquois Cornplanter est en fait un ignoble individu qui ne songe qu’à rompre l’alliance des Six Nations pour s’emparer de ses biens et lui faucher sa femme par-dessus le marché. Eh bien ! laisse-moi te dire que si Sagoyewatha nous laisse nos tifs, Cornplanter, lui, ne nous ratera pas car il saura très vite à quoi s’en tenir. Il a des espions partout cet homme-là… et c’est une bête sauvage auprès de qui le cougouar est un gentil petit chat.
— Pourquoi as-tu accepté, alors ? Puisque vous avez le droit de discuter les ordres de votre chef, il fallait refuser.
Tim Thocker parut enfler d’un seul coup et devint si rouge que Gilles s’attendit à lui voir souffler le feu par les narines.
— Parce que je suis un damné imbécile. Et aussi parce que l’idée de semer la brouille dans les Six Nations qui font du si bon travail pour les Anglais me ferait plutôt plaisir. Seulement, c’est mon esprit seul qui est content. Mon corps, lui, voudrait bien rester entier et tout au service de Miss Martha Carpenter le jour où elle me permettra enfin de la conduire devant le pasteur.
Gilles se mit à rire.
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