Bousculés, malmenés par des hommes qui semblaient éprouver pour eux une haine furieuse, les deux garçons franchirent l’enceinte du village indien où avaient déjà disparu Igrak et la victime du gerfaut. Celle-ci, d’ailleurs, y avait été chassée à coups de pied sans la moindre cérémonie et avec un mépris bien révélateur de son importance dans la tribu.

— Une esclave ! grogna Tim. Une malheureuse créature enlevée au cours d’un raid sans doute et, par malheur, une des nôtres ! Tu as vu ses cheveux clairs ? C’est une blanche…

Quant à l’oiseau, on l’avait arraché des mains de Gilles et c’était Hiakin, maintenant, qui le portait lui-même, couché sur ses deux mains élevées jusqu’à la hauteur de son visage en direction du soleil couchant.

Quelques instants plus tard, Gilles et Tim, propulsés par leurs gardiens, prenaient contact sans douceur avec le sol d’une hutte étroite et noire où stagnait une insupportable odeur de poisson pourri. Malgré tout, ils en éprouvèrent une sorte de soulagement car la traversée du village entre deux rangs de femmes changées en autant de furies et qui leur jetaient tout ce qui leur tombait sous la main, n’avait rien eu d’agréable.

Gilles, qui avait atterri à plat ventre, réussit sans trop de peine à se redresser malgré ses mains liées au dos et à s’asseoir contre un piquet. Ses yeux vite habitués à l’obscurité cherchèrent son ami qui rampait sur la terre comme un gros escargot en essayant de se redresser.

— Que vont-ils faire de nous à ton avis ?

— Rien d’agréable ! Pour nous tout au moins car nous aurons toujours la consolation de nous dire qu’ils vont passer, grâce à nous, un excellent moment. Il n’y a rien que les Iroquois préfèrent, en guise de distraction, à la mort bien conditionnée d’un prisonnier. Alors, deux !…

Gilles examina la question sous tous ses angles, en conclut que leur situation n’avait rien d’enviable mais put constater avec satisfaction qu’elle ne l’émouvait pas autrement.

— Je comprends ! fit-il tranquillement. Et… ce sera long ?

Tim, qui avait réussi à se hisser au côté de son ami, émit un petit rire sans gaieté.

— Probablement ! Nous sommes des guerriers blancs et, à ce titre, nous avons droit à leur considération.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’ils se feront un plaisir de nous honorer de leurs tortures les plus raffinées. Et tu n’as pas idée de l’ampleur de leur imagination sur ce chapitre.

Malgré son courage, Gilles ne put se défendre d’un désagréable frisson qui lui courut le long de l’échine. Regarder la mort au fond des yeux est une chose mais la voir s’avancer à tout petits pas au milieu d’une éternité de souffrance en est une autre.

— Eh bien… autant être renseigné ! soupira-t-il. En attendant, tourne-toi de façon que tes mains touchent les miennes. Je vais essayer de te détacher. Je déteste l’idée de rester là, ficelé comme un poulet qu’on va mettre à la broche.

Les liens étaient serrés mais les doigts du jeune homme réussirent à trouver le nœud et commencèrent à s’activer.

— Crois-tu que ce sera pour ce soir ? demanda-t-il au bout d’un moment. Car, en ce cas, je perds mon temps.

— Non. Ce sera sans doute pour demain, au lever du soleil. Continue. Si tu n’y parviens pas, j’essayerai d’ôter les tiens.

C’était un travail long et difficile qu’il n’eut d’ailleurs pas le temps de mener à bien car au moment même où le premier nœud cédait, on vint les tirer de leur prison.

La nuit était venue mais tout le village était dehors et un grand feu, allumé en plein milieu près de deux poteaux peints en couleurs voyantes, éclairait le paysage jusqu’aux pentes boisées de l’autre côté de l’eau. Les Sénécas entouraient cet espace vide d’un large cercle silencieux. Cette fois, quand passèrent les prisonniers, personne ne bougea mais un soupir presque voluptueux s’échappa, comme sur un signal, de toutes ces poitrines.

« Ces gens-là se pourlèchent déjà à l’idée de nous voir mourir », pensa Gilles, rageant à froid.

Quand on l’attacha contre l’un des poteaux, il se crut reporté quelques années en arrière alors qu’une de ses courses vagabondes l’avait conduit à se perdre dans la grande forêt qui s’étendait au nord d’Hennebont. La nuit venue, il avait vu, dans l’ombre, briller les yeux d’une bande de loups et n’avait dû son salut qu’à un grand arbre dans lequel il avait cherché refuge. Au matin, une battue de paysans menée par le chevalier de Langle l’avait dégagé… mais cette nuit, aucun brave paysan breton, aucun louvetier hardi ne viendrait disperser le cercle d’yeux luisants qui guettaient avidement sa première blessure.

L’orgueil le poussa à se redresser de toute sa taille. Son regard bleu, glacé de mépris, parcourut cette foule composée en grande majorité de vieillards, de femmes et d’enfants. De toute évidence Tim avait raison : la plus grande partie des guerriers étaient absents. Ne restaient que ceux indispensables à la garde du campement. Une poignée ! Il tourna la tête vers Tim.

— Comme ils sont pressés de nous voir mourir ! dit-il amèrement. Ils ne nous laissent même pas la nuit…

Le coureur des bois hocha la tête.

— Je continue à croire que ce n’est pas pour tout de suite. En revanche, nous avons une bonne chance de passer la nuit dans cette position inconfortable afin que la fatigue décuple l’angoisse et abatte notre courage…

Le son de plusieurs tambours battus sur un rythme extrêmement rapide lui coupa la parole. Quelques jeunes garçons s’étaient accroupis de chaque côté de la porte d’une des plus grandes huttes, tenant entre leurs genoux de petits tambours sur lesquels ils s’escrimaient. Presque aussitôt, le rideau en peau de cerf qui fermait cette hutte fut rejeté en arrière et Hiakin parut. Les peintures rouges qui décoraient sa peau, la couronne de poils raidis qui ceignait son crâne rasé, sa haute taille et l’étrange forme de son visage qui, en effet, l’apparentait assez au masque d’un ours, tout cela le faisait ressembler à quelque divinité malfaisante. D’un pas solennel, il marcha vers les deux prisonniers et vint se planter devant eux, les bras croisés haut sur sa poitrine.

— Hommes du sel 2, fit-il en un excellent anglais. Vous êtes venus jusqu’à nous avec des cœurs faux et des intentions néfastes…

— Tu mens ! coupa Gilles. Nous sommes venus à vous en paix et avec des paroles amicales de la part du grand chef qui commande l’armée américaine.

— Des paroles amicales de la part d’un ennemi ne peuvent être que des paroles fausses. Nous avons fait le pacte avec nos frères, les Habits Rouges. Nous ne pouvons entendre les paroles de paix des hommes de la côte, leurs ennemis.

Un bruit de crécelle parfaitement incongru se fit entendre à côté de Gilles. C’était Tim qui s’offrait le luxe d’un rire sardonique.

— Toi, Hiakin, le grand medecine-man des Sénécas, l’homme qui parle avec le Grand Esprit et pour qui le voile de l’avenir n’est qu’un chiffon transparent, tu te proclames l’esclave des Habits Rouges, tu te reconnais leur serviteur ? En outre, tu mens comme une vieille femme apeurée comme l’a dit mon ami. Il n’est pas un homme du sel mais un soldat du puissant roi de France qui règne, de l’autre côté de l’eau, dans un palais d’une splendeur telle qu’auprès de lui, ceux de tes maîtres en habits rouges ressemblent à des huttes de castors ! As-tu donc oublié que nous avons parcouru un long chemin pour ramener auprès de vos feux le jeune frère de ton chef Sagoyewatha, le sage entre les sages « celui qui parle pour que les autres demeurent éveillés »… et à qui nous sommes envoyés ?

Les lèvres bleues du sorcier se tendirent en un sourire plein de mépris.

— La capture d’un enfant qui se prend pour un homme est aisée, plus aisée encore la conquête de son jeune cœur innocent. Dès lors le visage double de l’espion n’a aucune peine à revêtir le sourire de l’amitié afin de s’introduire jusqu’à notre feu de Conseil. Mais on ne trompe pas Hiakin. Comme tu l’as dit toi-même, seul le Grand Esprit le guide… et le Grand Esprit veut le sang de ceux qui ont osé abattre son messager favori, le grand oiseau blanc qui se dirigeait vers moi. Alors, moi Hiakin, je dis : demain, quand le soleil quittera son lit de ténèbres, vous, les hommes du sel, entrerez lentement dans le royaume de la Mort, ainsi qu’il convient à des guerriers puisque vous prétendez en être.

Le regard glacé de Gilles se posa, ironique, sur celui du sorcier.

— Tes raisons sont mauvaises, Face d’Ours ! Quant à ce nom de guerrier tu n’as pas l’air d’en comprendre clairement la signification. Les lois de la guerre sont nobles et toi qui ne respectes même pas des parlementaires, tu les ignores. Je saurai, avec l’aide de Dieu… de mon Dieu à côté de qui ton Grand Esprit n’est qu’un apprenti te montrer comment meurt un soldat du roi de France. Tu verras…

Il s’arrêta soudain, le souffle écourté. Le village indien, la rivière bouillonnante qui grondait auprès, le décor de montagnes et jusqu’à cette barrière d’yeux cruels qui se dressait entre lui et la vie, tout disparut comme par magie pour Gilles… Au côté d’Hiakin, surgie de la nuit comme un jour nouveau, une jeune femme venait d’apparaître, une femme si belle que jamais le garçon n’avait imaginé qu’il pût en exister de semblable.

Longue, fine, gracieuse, elle avait un visage de rêve éclairé par des prunelles immenses et d’une étonnante nuance dorée. Entre les cils épais, ils éclataient comme deux lacs d’or clair que faisait ressortir encore la nuance plus chaude de la peau et la fleur sanglante d’une bouche un peu épaisse, entrouverte sur l’éclair blanc des dents et qui était l’image même de la sensualité. La robe blanche ornée de guirlandes de feuilles noires et vertes épousait tellement les courbes de son corps qu’elle semblait peinte dessus. C’était comme un drap mouillé, une seconde peau révélant indiscrètement la longueur des cuisses, les ombres douces des aines et la perfection insolente des seins. Sous le mince bandeau blanc qui les retenait, les tresses brillantes de ses cheveux nocturnes tombaient jusqu’à ses genoux. Elle avait l’allure d’une reine mais le moindre de ses mouvements chantait un poème à la volupté.

Un instant, sans rien dire, elle dévisagea le prisonnier qui la dévorait des yeux. Le désir qu’elle lut sur ces traits soudain vieillis était si évident qu’une flamme chaude monta à ses pommettes et ce fut à regret qu’enfin elle détourna les yeux.

— Pourquoi tant de hâte, Hiakin ? fit-elle en anglais elle aussi. Ces hommes ont commis une grande faute mais c’est Sagoyewatha qu’ils souhaitaient rencontrer. Tu pourrais au moins attendre son retour pour les mettre à mort… ou bien as-tu oublié que tu n’es pas le chef ?

Sa voix était basse, grave avec des inflexions rauques qui lui donnaient un charme étrange sans rien enlever cependant à l’ironie légèrement méprisante du ton.

— Je suis le seul maître en son absence, riposta l’autre ! Sagoyewatha l’a proclamé, Sitapanoki ! Et toi, son épouse bien-aimée, tu devrais le savoir mieux que quiconque. En outre, ces hommes ont tué l’oiseau qui frappe comme la foudre. Personne, ici, ne comprendrait qu’ils ne fussent pas mis à mort sans autre délai que celui imposé par nos coutumes.

Un bref sourire moqueur fit étinceler les petites dents blanches de la belle Indienne.

— Ils comprendraient très bien si tu prenais la peine de leur expliquer, Hiakin ! Ils croient chaque parole qui tombe de ta bouche… car ils pensent qu’elles sont toutes inspirées par le Grand Esprit… même si ce n’est pas le cas ! Moi, en tout cas, je n’ai pas besoin du Grand Esprit pour te prédire que mon Vaillant époux ne sera pas content de ne retrouver que des carcasses pourries là où il y avait peut-être des ambassadeurs…

— Ton vaillant époux est un faible beaucoup trop enclin à écouter les paroles mielleuses de ses ennemis. Il vaut mieux que ceux-là disparaissent. Et je ne crains pas sa colère. Rentre chez toi, femme ! Demain, si tu le désires tu pourras prendre ta part de la fête avec les autres squaws.

La colère illumina soudain les grands yeux d’or liquide.

— Je ne suis pas une squaw comme les autres, Hiakin. Et je ne te permets pas de l’oublier. Cet homme est un Français et une longue amitié a jadis unis ses ancêtres et les miens avant que les Iroquois ne les massacrent. En outre, il nous a ramené Igrak ! S’il meurt demain mon époux entendra ma voix autant que la tienne… et davantage peut-être !

Ils s’affrontaient maintenant, l’homme à la face d’ours et la femme aux yeux de soleil. Et bien que ni l’un ni l’autre n’eussent rien perdu de leur maintien plein de dignité, la haine entre eux était presque palpable. C’était comme le défi éternel des forces du jour en face de la puissance des ténèbres, l’ange et le démon… mais l’ange avait un corps qui incendiait le sang de Gilles. Inconsciemment, comme un loup captif, il tirait sur ses liens dans un élan involontaire vers cette femme qui, avec un mouvement d’épaules traduisant un gracieux dédain, s’éloignait maintenant, de sa démarche nonchalante, et disparaissait dans la hutte du chef. La voix forte de Hiakin put encore l’atteindre avant que le pan de daim ne fût retombé sur elle.