— Cependant, il mourra comme l’autre car le Grand Esprit l’exige et moi, Hiakin, je le veux…
Mais Sitapanoki ne revint pas. Tout était fini pour ce soir. Les tambours se remirent à rouler. Hiakin, après un dernier geste de menace adressé aux captifs, reprit lui aussi le chemin de sa hutte et les Indiens se dispersèrent dans toutes les directions. Les prisonniers liés à leurs poteaux demeurèrent seuls auprès du feu qui s’éteignait lentement. Les entrées du campement furent barricadées et les Sénécas se dirigèrent vers leur repas du soir. Mais les yeux de Gilles demeurèrent fixés sur la grande hutte refermée, comme s’il espérait encore revoir la miraculeuse apparition.
Les cordes serraient douloureusement ses muscles et la fatigue se faisait sentir mais il n’en avait pas conscience. Il n’avait même pas conscience de la mort abominable qui l’attendait au bout de la nuit. Ce dont il souffrait intolérablement, c’était d’un curieux sentiment de frustration et d’abandon depuis qu’elle avait disparu. Et il savait qu’au moment où la mort viendrait il ne songerait ni à ses rêves de gloire évanouis, ni à ses espoirs anéantis, ni à ces combats qu’il avait tant désirés et qu’il ne verrait jamais… ni même à Judith de Saint-Mélaine qui l’attendrait en vain. Il n’emporterait de la vie qu’un seul regret : celui de n’avoir jamais tenu dans ses bras une Indienne dont, une heure plus tôt, il ignorait jusqu’à l’existence…
La voix tranquille de Tim, bizarrement altérée, résonna auprès de lui.
— Quelle femme ! soupira-t-il. J’avais entendu dire qu’elle était belle mais je ne l’aurais jamais imaginé à ce point. Je comprends que Cornplanter en soit fou et ait juré de l’enlever à son époux. Le général Washington est fichtrement bien renseigné… mais je crois que Hiakin va nous éviter de faire notre mauvaise commission ! Les Six Nations resteront unies. Sagoyewatha ignorera toujours que l’Iroquois convoite sa femme… et la guerre de Troie n’aura pas lieu…
Mais Gilles était à mille lieues de l’histoire grecque.
— Sitapanoki ! murmura-t-il. Quel nom étrange !
— Cela veut dire « Ses pieds chantent quand elle marche ». Il n’y a d’ailleurs pas qu’eux : tous les hommes auraient assez tendance à chanter devant elle et toutes les femmes à pleurer…
— Pourquoi a-t-elle parlé de ses ancêtres ?
— Parce que, jusqu’à ce que la France perde le Canada, ils étaient ses alliés. Sitapanoki est la petite fille du dernier Sagamore des Algonquins, exterminés en totalité par les Iroquois. Elle pourrait n’être qu’une captive comme cette malheureuse que tu as sauvée du gerfaut mais sa beauté est telle que c’est elle qui a capturé le chef Sénéca…
Auprès d’eux, le feu n’était plus que braises rouges. La nuit, lentement, les enveloppait. Elle était claire cependant et, en levant les yeux, les deux prisonniers pouvaient voir le ciel criblé d’étoiles. L’air nocturne apportait avec lui toutes les senteurs de la montagne.
— Elle est bien belle, notre dernière nuit…, murmura Gilles.
— Ouais ! Mais j’aimerais mieux une grosse pluie et une solide pinte de rhum…
Ils ne parlèrent plus. Chacun s’enfonça dans ses propres pensées, essayant de trouver un peu de repos dans le soutien même de ces liens qui les retenaient mais l’engourdissement qui les prenait était déjà une douleur…
Le temps coula. Le vent fraîchit. Les bruits du village indien s’éteignirent l’un après l’autre et bientôt l’on n’entendit plus, de loin en loin, que le cri des oiseaux nocturnes… et un ronflement qui apprit à Gilles que Tim avait réussi tout de même à s’endormir.
Tout à coup, il eut conscience d’une présence à ses côtés. Des nuages cachaient les étoiles et la nuit était devenue obscure mais il distingua tout de même une forme humaine à demi accroupie et qui se redressa.
— Je vais couper vos liens, souffla une voix. Ensuite je délivrerai votre ami.
La voix était celle d’une femme mais il était à peu près impossible de distinguer quoi que ce soit dans l’espèce de paquet sombre qu’elle représentait. Des mains cherchèrent les cordes, glissèrent une lame sous l’une d’elles, commencèrent à scier…
— Qui êtes-vous ? souffla Gilles. Je ne croyais pas recevoir une aide quelconque chez ces brutes…
— Je suis celle que vous avez sauvée de l’oiseau et à cause de qui vous devez mourir. Je ne vaux pas ça… Une esclave…
— Une captive ! rectifia le jeune homme. Et vous êtes une femme de ma race. Comment vous appelez-vous ?
— Avant que je ne devienne moins qu’un chien, on m’appelait Gunilla…
1. Conservateur, donc fidèle à l’Angleterre.
2. Autrement dit : venus de la mer.
CHAPITRE IX
CICÉRON ET ATTILA
Le couteau de Gunilla coupait bien. En quelques instants Gilles et Tim retrouvèrent la liberté. Ce fut un peu plus long pour l’usage normal de leurs membres engourdis.
— Que faisons-nous maintenant ? souffla le chasseur. Comment franchir l’enceinte…
— L’un des pieux de la palissade est coupé. Il est possible d’en déplacer un morceau… tout au moins pour un homme. Moi, je n’ai jamais pu, sinon j’aurais fui depuis longtemps.
— Eh bien, conclut Gilles, vous fuirez avec nous. Montrez-nous le chemin.
Sans faire plus de bruit que des chats, ils traversèrent l’espèce d’esplanade, l’un derrière l’autre. Tim allait en tête puis l’esclave, puis Gilles. Mais, quand ils atteignirent les huttes, le chemin indiqué par Gunilla passa devant celle du chef et Gilles, retenu par une force plus puissante que sa volonté, ralentit le pas… Là, tout près de lui, respirait cette femme dont le souvenir le brûlait.
Tout était obscur dans la hutte. Le rideau de daim cachait l’entrée mais il était mal attaché. Le vent de la nuit le faisait bouger doucement, comme s’il demandait qu’une main le soulevât… Le cœur de Gilles se mit à cogner lourdement dans sa poitrine tandis que revenait, violemment impérieuse, irrésistible, la flambée de désir qui tout à l’heure, alors même qu’il était attaché au poteau de torture, lui avait fait oublier jusqu’à la notion de sa mort prochaine.
Sitapanoki était là, à deux pas. Il suffisait d’un geste pour l’approcher, pour la toucher… ou simplement la regarder dormir…
« C’est de la folie ! souffla, terrifiée, la voix intérieure de sa prudence. Ne tente pas le diable. Fuis !… »
Mais les pieds de Gilles rivés à la terre pesaient comme la pierre. S’il partait, il ne reverrait jamais cette beauté surhumaine qui faisait de l’Indienne une vivante déesse de l’Amour et cette idée lui fut insupportable. La revoir ! La revoir encore une-fois, quitte à en mourir…
Une main saisit la sienne cherchant à l’entraîner.
— Que faites-vous ? chuchota Gunilla. Le temps presse…
— Un instant seulement… Laissez-moi…
— Vous laisser ? Vous êtes fou ?
— Allez-vous-en !… Rejoignez Tim, je vous suis dans un instant ! Aidez-le à enlever le rondin et laissez le passage ouvert.
Mais elle s’agrippa à lui et, dans l’ombre, il vit ses yeux briller de colère.
— Avez-vous perdu l’esprit ? C’est la hutte du chef. Si vous entrez là, rien ni personne ne pourra plus vous sauver.
— Je sais, fit Gilles avec impatience. Allez devant vous, dis-je…
Il allait détacher les mains crispées sur son bras mais déjà, avec un gémissement terrifié, Gunilla s’écartait. Le panneau de daim s’était soulevé. Une forme blanche apparaissait et Gilles, malgré les ténèbres, crut que le soleil venait de se lever.
Un instant, Sitapanoki demeura immobile en face du jeune homme, si proche qu’il pouvait l’entendre respirer. Sans regarder l’esclave, elle fit le geste de la chasser et Gunilla s’évanouit dans l’ombre.
— Qu’attends-tu pour fuir ? souffla rageusement l’Indienne. Depuis un moment j’observe « la fille de la pierre ». Je savais qu’elle essaierait de te délivrer. Alors, que fais-tu là ? Fuis !
Mais il était au-delà de tout raisonnement. Saisissant la jeune femme, il la repoussa à l’intérieur de la hutte afin que l’on ne pût les entendre. Une idée folle venait de germer brusquement en lui.
— Je suis venu te chercher, fit-il. Je sais tout de toi. Ces gens sont les ennemis des tiens comme ils sont des miens. Laisse-moi t’emmener…
Dans l’obscurité il l’étreignit et le contact de son corps réveilla le démon en lui. Elle ne se défendit pas et, contre sa joue, il entendit un rire doux.
— Tu es aussi fou que jeune, toi dont les yeux sont semblables à un glacier sous la lune. Mais je n’ai pas envie de partir. Sagoyewatha m’aime… et c’est un grand chef.
— Et toi, l’aimes-tu ? Oh, je t’en prie, viens ! Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra…
— M’aimer ? Tu m’aimes et cependant hier encore tu ne me connaissais pas ?
— Je ne cherche pas à expliquer. Vois, j’aurais dû fuir trop heureux d’échapper à la mort qui m’attend et cependant il m’a été impossible de m’éloigner de toi. Il fallait que je te revoie, ne fût-ce qu’une fois. Je sais bien que tu me prends pour un fou mais tu as mis du feu en moi, Sitapanoki…
— … et c’est le feu que tu risques si tu ne pars pas immédiatement ! Toi qui sais mon nom, ajouta-t-elle d’une voix émue, sais-tu quelle éternité de souffrance te réserve Hiakin ? Tu hurleras pendant des jours, peut-être, avant que la mort te prenne et moi je te verrai détruire lentement sous mes yeux sans même pouvoir abréger ton martyre ! Si « la fille de la pierre » ne t’avait délivré, je jure par le Grand Esprit que je l’aurais fait mais maintenant fuis…
— Pas sans toi…
Et, avant que la jeune femme ait pu seulement faire un mouvement, il l’avait enlevée dans ses bras, l’emportait hors de la hutte. Il était au-delà de toute logique, de tout raisonnement. Le vieux sang paternel avec ses exigences impérieuses, son goût du rapt et de la violence réclamait ses droits. Quel que puisse être le danger, il voulait cette femme et ne tolérait plus l’idée d’une séparation.
Sitapanoki n’avait pas poussé un cri, pas même un soupir et cependant ce qui devait arriver arriva. Gilles n’avait pas fait trois pas hors de la hutte qu’une haute forme humaine lui barra le passage. Une torche allumée surgit sans qu’on pût savoir d’où elle venait, puis une autre, puis une troisième. Et Gilles, brutalement dégrisé, se retrouva en face de Hiakin et de trois hommes. D’un souple mouvement de reins, l’Indienne glissa de ses bras et disparut dans l’ombre comme une couleuvre.
— Pour avoir réussi à te libérer, il faut que les esprits des ténèbres soient tes amis, gronda le sorcier. Et tu osais voler l’une de nos femmes… mais tu ne pourras plus échapper à ton sort. Regarde : le jour va naître…
En effet, vers l’est le ciel devenait plus pâle derrière les montagnes. Un coq chanta quelque part et brusquement tout le village fut dehors comme un essaim de guêpes qu’on aurait dérangé d’un coup de pied. Des dizaines de mains s’abattirent sur Gilles. On le traîna jusqu’au poteau et il y fut, de nouveau, solidement arrimé après avoir été dépouillé de ses vêtements tandis que des femmes entassaient des brassées de bois pour allumer un nouveau feu.
Hiakin, bras croisés sur la poitrine, considérait son prisonnier avec une joie féroce.
— Ton frère, l’homme aux cheveux rouges, a échappé. C’est tant pis pour toi : tu souffriras pour deux.
Et, complaisamment il se mit à lui détailler tout ce qu’il aurait à endurer dès que les premiers rayons du soleil s’abattraient sur le village. On allait lui brûler lentement toutes les parties du corps au moyen de toute une collection d’instruments que des femmes et des vieillards apportaient au feu par brassées et cela jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie, on lui mutilerait le visage de façon à le rendre méconnaissable, on lui arracherait la peau du crâne et on la remplacerait par un lit de braises ardentes, on lui casserait tous les os l’un après l’autre…
Sous ce débordement d’horreur, Gilles, les yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre fin aux souffrances de son ami…
Deux hommes s’approchèrent du condamné, armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la coutume iroquoise.
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