— S’il ne tenait qu’à moi tu pourrais l’entonner tout de suite, grogna-t-il dans le meilleur style de son modèle. Mais Sagoyewatha pense que tu lui seras plus utile comme otage car, lorsque le Virginien sera vaincu et renvoyé dans sa tanière, les guerriers venus d’au-delà des grandes eaux seront peut-être généreux pour retrouver leurs prisonniers et les ramener au pays.

— Et toi, rétorqua Gilles, tu le penses aussi ? Tu crois à cette idiotie colportée par Cornplanter, à cette invraisemblable histoire de trahison qui doit, selon lui, livrer l’armée américaine aux Habits Rouges ? Je te croyais plus intelligent. Aucun des soldats de Washington n’est capable de ça !

— Sauf celui que brûle la soif de l’or ! Une histoire invraisemblable, dis-tu ? s’écria Hiakin laissant la colère l’entraîner dans le piège tendu à son orgueil. Sache donc, homme aux cheveux pâles, que le guerrier qui commande à West Point, le valeureux général Benedict Arnold, échange depuis des semaines des paroles avec ses anciens maîtres pour faire plaisir à sa squaw ! Avant la prochaine lune il aura livré, contre beaucoup d’or, la forteresse de l’Hudson. Ton grand chef blanc alors disparaîtra comme la brume du matin…

Les derniers mots se perdirent dans l’éclat de rire de Gilles, un éclat de rire d’autant plus sonore qu’il cachait plus d’inquiétude car ce que venait de lui révéler Face d’Ours rendait un sinistre son de vérité. Cela répondait trop bien aux doutes émis à Peekskill par le colonel Hamilton visant la confiance que l’on pouvait accorder au héros de Saratoga. Si Arnold livrait West Point, non seulement Washington perdrait sa plus solide position mais encore l’or de France irait en droite ligne dans la poche de ses ennemis. Que pourraient faire alors Rochambeau et ses cinq mille hommes accrochés à leur île entre la flotte anglaise et cet énorme continent où il n’aurait plus le moindre appui ?

— Pourquoi ris-tu ? demanda Hiakin, mécontent.

— Parce que vous êtes encore plus fous que je ne le croyais. Voilà donc pourquoi Sagoyewatha refuse d’entendre les paroles de paix de mon maître ? Pauvres imbéciles ! Croyez-vous donc que West Point soit la seule force de Washington ? Va dire à ton chef qu’il interroge son jeune frère. Igrak pourra lui dire à quoi ressemblent les guerriers du roi de France, leurs armes et leurs vaisseaux ! Des guerriers qui ne sont qu’une avant-garde car bientôt d’autres vont venir, avec encore plus d’armes, encore plus de canons, encore plus de vaisseaux. Tes amis les Habits Rouges seront balayés comme les feuilles par la tempête… et vous avec. Tue-moi si tu veux, maintenant… mais n’oublie pas mes paroles quand l’heure sera venue…

Un furieux coup de pied allongé dans ses côtes fut la seule réponse du medecine-man qui disparut beaucoup plus vite qu’il n’était venu.

Au-dehors, le vacarme devenait infernal. Des chants sauvages, coupés de hurlements hystériques, s’élevaient sur le roulement enragé des tambours de guerre. La terre même tremblait sous le trépignement de centaines de pieds rythmant une danse guerrière. Par la porte demeurée ouverte, un nuage de poussière envahit la hutte et submergea Gilles qui se mit à tousser, la gorge arrachée, ce qui augmenta sa rage. Attila avait vaincu Cicéron et, avec ses hordes barbares, s’en allait porter la mort et la désolation jusqu’au cœur de ce beau pays, tandis que la basse avidité d’un homme sans honneur poignarderait dans le dos l’un des plus grands hommes jamais nés sur la terre, un homme qui était aussi un ami.

À moitié fou de fureur, Gilles se mit à tirer sauvagement sur les liens qui le retenaient à ses piquets, cherchant au moins à ébranler ceux-ci dans l’espoir de les arracher. Mais ils tenaient bon. Le sang coulait de sa peau entamée sans que les piquets eussent seulement frémi. Pourtant, il fallait qu’il sorte de là, à n’importe quel prix, il fallait qu’il puisse quitter ce maudit village. Le danger d’enlèvement que courait la belle Sitapanoki s’estompait devant le péril mortel des Insurgents aux prises avec la trahison d’un des leurs…

— Seigneur, pria-t-il à haute voix, et vous Notre Dame qui défendez les justes causes, aidez-moi ! Tirez-moi de là afin que je puisse les sauver ! Envoyez-moi du secours… ou dites-moi ce que fait cet abruti de Tim Thocker !

Il avait hurlé son étrange prière comme s’il espérait être entendu au plus haut du ciel mais sa voix se perdit dans le tintamarre où se mêlaient maintenant les hennissements des chevaux.

Un souffle tiède lui balaya la figure.

— Chut !… fit une petite voix et Gilles qui avait fermé les yeux les rouvrit sur le visage anxieux d’Igrak agenouillé près de sa tête, un doigt sur la bouche. Il lui sourit mais déjà l’enfant s’attelait de toutes ses forces à l’un des piquets qu’il secoua avec une énergie farouche. Les muscles naissants saillaient sous sa peau cuivrée qui bientôt fut couverte de sueur. Mais, au bout d’un moment, le piquet bougea suffisamment pour que grandît enfin l’espoir de l’arracher. Avec un sourire de triomphe, le petit guerrier se jeta sur l’autre pièce de bois mais, au-dehors, quelqu’un cria son nom.

L’enfant tressaillit et Gilles vit l’angoisse passer sur son visage crispé.

— Va vite ! souffla-t-il, je ferai le reste tout seul ! Merci… cent fois merci…

Les yeux soudain brillants, Igrak se releva et prestement glissa un couteau sous les épaules de Gilles.

— Ami…, fit-il.

Puis, avec la souplesse d’une anguille, il se glissa dans un trou à ras du sol qu’il avait dû percer dans la paroi et que Gilles n’avait pas remarqué. Resté seul, il commença par écouter intensément. Le bruit commençait à faiblir. Les pas des hommes et des chevaux incontestablement s’éloignaient… Sans doute ne s’occuperait-on pas de lui avant quelque temps mais peut-être valait-il mieux attendre la nuit pour achever sa libération. D’autre part, si l’on venait lui apporter quelque nourriture, il se pouvait que l’on s’aperçût des dommages subis par le piquet, auquel cas tout serait à recommencer et sans l’aide d’Igrak. Après tout, si l’enfant avait, à cet instant, entrepris de le délivrer c’est qu’il y avait une chance à saisir… Alors, bandant ses muscles il se mit à tirer de toutes ses forces. Sous son dos, il sentait la lame du couteau et puisait dans ce contact un regain d’énergie. Il tira, tira… et retint un cri de triomphe quand, brusquement, le piquet s’arracha…

Sa main droite libérée, il se tordit pour saisir le couteau, réussit à refermer ses doigts engourdis dessus. Tout son corps courbatu criait de douleur mais l’excitation de sentir la liberté si proche le soulevait. La lame mordit les cordes qui liaient sa main gauche. Igrak avait bien fait les choses : le couteau coupait comme un rasoir. En quelques instants, les torons de chanvre cédèrent. Dès lors, libérer ses pieds fut pour le jeune homme une simple gymnastique.

Debout, il s’étira plusieurs fois, plia les genoux. La circulation, douloureusement d’abord, puis de plus en plus librement, se rétablissait. Alors, Gilles alla prudemment jeter un coup d’œil au-dehors.

Il n’y avait personne en vue. Tous ceux qui ne partaient pas étaient massés à l’entrée donnant sur la rivière où l’on mettait les canoës à l’eau. Ceux des Indiens qui étaient montés étaient partis à cheval, les autres dans les longues pirogues peintes mais personne ne faisait attention à ce qui se passait dans le village vidé, chacun ayant sans doute à cœur de saluer les guerriers. Avec un battement de cœur, Gilles s’aperçut qu’il n’y avait personne à l’entrée donnant sur les champs de maïs. Alors, saisissant la couverture laissée dans un coin et dont il comptait se faire un vêtement quand il en aurait le temps, il s’élança, aussi nu que la main, courut à s’en faire éclater le cœur en priant le Ciel que personne ne l’aperçût, franchit l’enceinte et plongea enfin en plein cœur du champ de maïs qui l’engloutit comme une vague…

Il ne s’y arrêta qu’un instant. Sa fuite pouvait être découverte d’une minute à l’autre. Il ne devait pas s’attarder. À l’aide de son couteau, il coupa une large bande dans sa couverture, s’en fit une sorte de pagne, y glissa la lame providentielle puis roulant le reste sous son bras en prévision de la nuit, il entreprit de traverser la mer verte en direction des bois qui coulaient presque jusqu’au fond de la vallée.

Le soleil tapait dur et, quand il l’atteignit, la fraîcheur des bois lui fit du bien. Ils étaient touffus et sombres avec d’épais buissons d’airelles et de mûres qui le griffaient mais auxquels, au passage, il rafla quelque nourriture. Les fruits sauvages étaient acides et lui brûlèrent l’estomac mais ils étanchèrent sa soif.

La pente boisée était rude, et, dans la poitrine de Gilles, son cœur battait comme un tambour. Sa respiration faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il songea que, si les Sénécas se lançaient à sa poursuite, il serait rapidement rattrapé et repris. Mieux valait peut-être ne pas s’éloigner beaucoup, chercher une cachette et s’y tenir en attendant la nuit. Ses poursuivants n’imagineraient sans doute pas qu’il ait pu rester si près du camp mais la difficulté majeure consistait dans ses traces. Tim, cent fois, lui avait vanté le flair incroyable des Indiens pour les relever.

Le bruit d’un ruisseau l’attira. Ils étaient des centaines comme lui à descendre vers la rivière. Gilles, pensant que c’était la meilleure manière de brouiller ses traces, y entra et entreprit de le remonter, non sans plaisir car la fraîcheur de l’eau soulagea ses pieds nus abondamment écorchés.

Des hurlements encore beaucoup trop proches lui parvinrent. Ils venaient du village où, plus que certainement sa fuite avait été découverte. Cette fois, la chasse avait commencé et s’il ne trouvait pas rapidement un asile, ses chances d’échapper allaient se réduire à peu de chose…

Il chercha autour de lui. Son regard s’arrêta sur un gros arbre, sans doute fort âgé qui se dressait sur le bord du ruisseau. Une branche s’avançait au-dessus de l’eau, une branche qu’il serait peut-être possible d’attraper…

Se hissant sur une pierre que l’eau recouvrait à peine, il tendit les bras, prit son élan, sauta en priant le Bon Dieu que son élan fût assez fort car il lui serait difficile de se recevoir sur la pierre glissante. Ses mains touchèrent le bois, s’y agrippèrent. Un instant, il demeura suspendu entre l’arbre et l’eau, cherchant son souffle pour tenter un rétablissement, le réussit et se retrouva à califourchon sur la branche d’où il examina l’arbre.

C’était un vieux hêtre, l’un de ces gros fayards comme il en avait rencontré beaucoup dans ses forêts bretonnes et il pensa que le Ciel était avec lui car, souvent, quand l’arbre avait beaucoup vécu, sa maîtresse-fourche présentait un trou dans lequel un homme pouvait se cacher. Et, sans perdre de temps, il entreprit l’escalade.

Le hêtre était haut mais talonné par le danger car ses poursuivants devaient se rapprocher dangereusement, bien que l’on n’entendît plus grand-chose, Gilles le gravit dans un temps record et poussa un soupir de soulagement : le creux était bien là où il l’avait souhaité, formant, au départ des branches feuillues, comme un profond berceau dans lequel il s’installa avec un soupir de bonheur. D’en bas, il devait être parfaitement invisible, et la mousse fraîche qui tapissait son refuge était singulièrement agréable à la peau écorchée de son dos où se réveillaient les morsures récentes des coups de ceinturon. Il était grand temps qu’il disparût de la surface du sol…

Aucun bruit ne se faisait plus entendre mais, entre les arbres, des formes silencieuses venaient d’apparaître, glissant comme des fantômes sur leurs légers mocassins de daim. Les Sénécas n’avaient que trop aisément relevé la piste du fugitif !

Comme il l’avait fait lui-même, ils remontèrent le ruisseau, guettant visiblement sur les berges les traces de sortie. Le grand hêtre, vu sa hauteur, ne les intéressa qu’à peine quand ils passèrent sous son ombrage. Pas un instant, ils ne soupçonnèrent que leur gibier retenait son souffle au sommet de ce géant. En quelques instants ils disparurent sans avoir fait plus de bruit qu’un friselis à peine accentué de l’eau.

Longtemps après leur départ, Gilles demeura tapi dans son asile de mousse épiant le moindre froissement de feuilles, le plus léger cri d’oiseau, fouillant des yeux les profondeurs vertes de la forêt et attendant pour bouger que les Indiens reviennent. Mais rien ne vint sinon le sommeil qui, brusquement, réclama son corps exténué et Gilles perdit la notion du temps comme celle du monde extérieur.

Il s’éveilla tremblant de froid et de fièvre. Le soleil avait disparu. L’humidité montait des profondeurs de la vallée. La chaleur du jour avait cédé au vent du soir. Avec précaution, Gilles déplia ses membres engourdis. Il lui fallait, sans plus tarder, se chercher un autre abri car, à mesure que la saison s’avançait, les nuits devenaient plus froides. En passer une à peu près nu au sommet d’un arbre avec un bout de couverture pour toute protection, relevait de la folie pure. En outre, il devenait urgent de trouver quelque chose à manger car jamais son ventre n’avait crié famine à ce point.