Prudemment, il entreprit de redescendre. Ce fut infiniment plus difficile que l’escalade avec ses muscles douloureux et les frissons qui le rendaient maladroit. Mais une fois à terre, Gilles se mit à courir pour essayer de se réchauffer un peu. Son intention était de regagner les bords de la rivière car il ne fallait pas songer à franchir les montagnes de nuit et sans autres armes qu’un couteau, à la merci de la première bête sauvage venue. Mieux valait encore, malgré le danger, la proximité du campement… et de son champ de maïs ! Les contreforts de la montagne pouvaient en bordure de la Susquehanna offrir l’abri d’une grotte.

Il ne chercha pas longtemps. Dans l’ombre grandissante, il distingua une fissure noire, s’en approcha aussi prudemment que l’eût fait un Indien, franchit le seuil… et s’écroula sans connaissance. Une invisible main venait de lui assener sur le crâne un coup vigoureux…

Quand il refit surface, il se crut en paradis bien que sa tête sonnât comme un bourdon de cathédrale car la voix qui jurait superbement à ses côtés était celle de Tim.

— Mille millions de tonnerre de bon sang de bois ! Tu peux te vanter de nous avoir fait faire du mauvais sang. Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’imbécile, d’entrer dans ce wigwam au lieu de prendre la poudre d’escampette avec nous l’autre nuit ? Nous serions déjà loin ! Tandis que voilà deux jours qu’on se ronge le foie, cette brave fille et moi, à essayer de trouver un moyen de sauver ta peau. Et tout ça pour une foutue femelle à la peau noire…

Jamais Gilles ne l’avait vu encore dans une telle fureur. Il écumait littéralement et sa voix râpeuse, répercutée par la voûte de l’étroite grotte où il avait tiré le corps inerte de son ami, venait frapper douloureusement sur le crâne de celui-ci. D’une main incertaine, Gilles tâta sa tête où s’enflait une respectable bosse tandis que son regard embrassait le décor environnant : une petite caverne qui devait être profonde car l’entrée ne se voyait pas. En outre, un feu de broussailles y avait été allumé qui réchauffait agréablement son corps transi. Gunilla, l’esclave échappée, se tenait accroupie à côté sans prêter plus d’attention aux deux hommes que s’ils n’avaient pas existé. Plus que jamais d’ailleurs, elle ressemblait à un paquet grisâtre avec ses bras noués autour de ses genoux et les mèches sales de ses cheveux qui retombaient sur son visage. Elle décourageait l’intérêt à force de crasse mais Gilles était trop heureux d’avoir retrouvé Tim pour s’arrêter à de si minces détails. La force tranquille de son ami rendait tout possible.

— Crie tant que tu veux ! fit-il en riant. Tu as raison sur toute la ligne mais pourquoi diable m’as-tu assommé ?

— Je t’ai pris pour un Sénéca. Dans l’ombre, j’ai aperçu un type nu. Et avec cette peinture, faut avouer que tu leur ressembles bougrement !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? De là-haut, ajouta-t-il en désignant de la tête la montagne qui les recouvrait, j’ai pu observer ce qui se passait dans le village. J’ai vu revenir Sagoyewatha… au moment où je me demandais si je n’allais pas essayer de te loger une balle dans la tête malgré la distance, j’ai vu aussi arriver le Planteur de Maïs et ses démons rouges et j’ai vu enfin tout ce monde repartir bras dessus bras dessous ce matin… mais je ne t’ai pas vu filer. Aussi je m’apprêtais à faire cette nuit même une petite incursion dans ce village où tu as l’air de te plaire tellement.

— Je sais que j’ai fait l’imbécile, grogna Gilles, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort que moi, il fallait que je parle à cette femme. Mais tu vas voir que mes torts sont moins grands qu’il n’y paraît.

Et le jeune homme rendit, aussi fidèlement que possible, les étranges nouvelles que Cornplanter avait apportées au campement de Sagoyewatha. Il s’attendait, de la part de Tim Thocker, à une explosion de fureur, à des cris d’indignation quand il prononça le nom du commandant de West Point. Mais il attendit en vain. Tim se contenta de devenir d’une curieuse couleur verdâtre qui s’étendit sur son large et joyeux visage et le figea. Un instant, Tim offrit l’image d’un homme frappé à mort et Gilles, inquiet, se demanda s’il n’allait pas s’abattre d’un seul coup, comme une masse. Mais cela ne dura pas. Tim tourna le dos à son ami tandis que sa poitrine laissait échapper un soupir dont l’énormité donnait la mesure de son émotion.

— Tu as raison, fit-il enfin. Ça valait la peine de rester un peu plus longtemps pour apprendre ça. Seulement on a perdu assez de temps. Il faut filer et un peu vite ! Washington doit être averti. Mais, en attendant qu’on atteigne un lieu civilisé, il va falloir que tu te contentes de ta peinture et de ton bout de couverture comme vêtements. Je vais seulement essayer…

Il s’interrompit. Gunilla, qui avait disparu quand Gilles avait ouvert la bouche, revint en courant et se mit à éteindre vivement le feu à l’aide de terre chassée à coups de pied.

— Ça va pas, non ? gronda Tim. Qu’est-ce qui te prend ? Nous voilà dans le noir !

— Vous aimez mieux qu’on nous repère ? Il y a sur la rivière un canoë monté par quatre Iroquois qui se dirigent vers le village. Ils ne font aucun bruit et semblent se cacher car la nuit est assez claire, je ne comprends pas ce qu’ils vont faire.

— Moi je comprends, dit Gilles qui était déjà debout et tâtonnait pour trouver la sortie en attendant que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité. Ils viennent enlever Sitapanoki pour le compte de Cornplanter et Hiakin très certainement les laissera faire. Je parierais que la porte de l’eau est mal fermée au camp. Les misérables !…

La lueur des étoiles innombrables permettait de voir nettement la rivière mais il fallait de bons yeux pour distinguer, presque contre la rive d’en face, la silhouette du canoë qui glissait sans que les rameurs donnassent un coup de pagaie, se laissant porter par le courant. Dans quelques instants, ils disparaîtraient derrière la palissade du village.

— Ils vont l’enlever, ragea Gilles. On ne peut pas laisser faire ça…

— Et pourquoi pas ? gronda Tim. Qu’ils l’enlèvent, si c’est leur idée. Qu’est-ce que ça nous fait ? Sagoyewatha n’a pas tenu compte de nos avertissements, il n’aura que ce qu’il mérite. D’ailleurs, Cornplanter nous rend service en corroborant nos dires. Grâce à lui notre mission est remplie… et au-delà de nos espérances, C’est le moment d’en profiter pour filer ! Avant longtemps, les Iroquois se déchireront entre eux. Ce sera une nouvelle guerre de Troie…

— Es-tu bien sûr que Sagoyewatha accusera son frère d’armes ? Hiakin est trop malin pour ça et je commence à me demander si ma fuite n’a pas été un peu trop facile. Qui te dit que l’on ne m’accusera pas du rapt et, à travers moi, ce sera Washington que Sagoyewatha rendra responsable. Va l’avertir de ce qui l’attend à West Point, toi ! On n’a pas besoin d’être deux pour ça. Moi, je reste !

— Et que vas-tu faire, pauvre idiot ? Attaquer tout seul une escouade d’Iroquois avec un couteau et de la bonne volonté ? Te faire tuer bêtement pour une squaw ?

— C’est mon problème et c’est ma vie. Je ne laisserai pas ces sauvages enlever Sitapanoki.

— Et qu’est-ce qu’elle est d’autre qu’une sauvage ?

Chuchotées, les ripostes sifflaient comme des balles. Les deux garçons se dressaient l’un contre l’autre, oubliant l’amitié, les buts communs, prêts à se taper dessus pour faire triompher chacun son point de vue. Gunilla les sépara brusquement.

— Vous n’êtes pas un peu fous ? Pourquoi ne criez-vous pas ? La vallée répercute les voix et les Iroquois ont des oreilles de loups ! Ce n’est pas parce que vous ne les voyez plus qu’ils ne risquent pas de vous entendre.

Ramenés à la réalité, Gilles et Tim retinrent leur souffle. Le canoë, en effet, avait disparu et, autour d’eux tout n’était que silence, un silence épais comme il s’en produit à l’approche d’un danger quand la nature, elle aussi, paraît retenir son souffle.

— Allons-nous-en, grogna Tim. Cela ne nous regarde pas.

Mais il ne bougea pas, retenu par la main devenue singulièrement dure de l’ancienne esclave.

— Sitapanoki est bonne, fit-elle, et Cornplanter n’est qu’une brute.

Frappé, Gilles tourna la tête. Pour la première fois, il regarda celle qui se rangeait si soudainement à son côté. La lune, un instant apparue au-dessus de la montagne avant de plonger dans un nuage blanc, lui montra deux yeux clairs qui lui souriaient timidement.

— Je t’aiderai, si tu veux ! dit Gunilla avec simplicité.

Le soupir de Tim aurait pu faire gonfler les voiles d’un vaisseau de ligne mais, sans plus hésiter, il se mit à se déshabiller.

— Et moi, bien sûr, je vais vous laisser choir dans cet affreux pétrin, grogna-t-il. J’ai toujours dit qu’il fallait savoir choisir ses amis et se garder des fous. Ça me servira de leçon. Allez ! À l’eau ! Ils ne vont pas tarder à reparaître, j’imagine. Et puis, décidément, tu as besoin d’un bon bain…

Un instant plus tard, les deux garçons se laissaient couler sans bruit dans l’eau froide de la Susquehanna en prenant bien soin de demeurer à l’abri des berges car la lune maintenant éclairait en plein. D’où ils étaient, ils pouvaient apercevoir le canoë arrêté tout près de l’entrée du village indien. Un seul rameur y demeurait, surveillant les alentours. Pour la forme sans doute, car le camp de Sagoyewatha était curieusement silencieux. Même les sentinelles avaient disparu.

— Quand je disais que ce truand de Hiakin était d’accord ! marmotta Gilles. Je suis prêt à parier que cette malheureuse femme a déjà été réduite à l’immobilité par ses soins afin que ses cris ne donnent pas l’alerte. Tiens, regarde !

En effet, les Iroquois reparaissaient. L’un d’eux portait sur son dos une forme blanche qui semblait parfaitement inerte.

— Ça va être à nous, souffla Tim. Tu sais nager sous l’eau ?

— Je suis Breton, rétorqua l’autre. Ça veut dire à moitié poisson !

Trois mots rapides décidèrent du plan que l’on allait suivre puis, prenant une longue respiration, les deux garçons, avec un bel ensemble, disparurent dans la rivière tenant chacun un couteau entre les dents tandis que Gunilla, tapie dans les herbes de la rive, se résignait à attendre.

Le canoë dont les pagaies étaient maniées vigoureusement avançait vite bien qu’il dût remonter la rivière. Les Iroquois étaient pressés. En peu de temps, ils atteignirent le poste de guet de Gunilla. Alors, tout alla très vite. Brusquement, la frêle embarcation, basculée par d’invisibles mains, chavira jetant ses occupants à la rivière. La surprise joua à plein. L’un des Indiens tomba presque dans les bras de Gilles qui leva son couteau, frappa et dégagea l’arme juste à temps pour faire face à un nouvel adversaire. Cette fois, il fallut se battre. L’Iroquois semblait vigoureusement bâti et, de toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’il se battait dans l’eau. Mais Gilles était dans son élément et il avait pour lui rapidité et souplesse. Il glissa des mains qui cherchaient à l’étrangler, se retourna, frappa de toutes ses forces. La lame disparut jusqu’à la garde dans le ventre de l’homme dont le gémissement bref fut immédiatement étouffé par l’eau. Alors, revenant en surface, le jeune Breton regarda autour de lui. Le coup avait réussi : quatre cadavres s’en allaient au fil de l’eau et, près de la berge, Tim remorquait une longue forme qui mettait dans l’eau une traînée blanche.

Vivement, Gilles accrocha l’un des Indiens morts pour le ramener à terre : le peu de vêtements de cet homme et surtout ses mocassins, lui seraient d’une grande utilité sans parler de ses armes.

Quand il atteignit la rive, Gunilla aidait Tim à tirer de l’eau le corps inerte de Sitapanoki qu’ils étendirent dans l’herbe sans qu’elle fît le moindre mouvement.

— Tu avais raison, fit Tim à l’adresse de son ami. Le coup était prémédité : cette femme est inconsciente. Elle a été droguée.

— Tu es certain. Elle n’est pas…

— Penses-tu ! Elle respire et cela ne nous arrange pas. J’avais pensé la convaincre de retourner au camp comme si de rien n’était…

— Retourner… Tu as perdu l’esprit ?… Pour que Hiakin réussisse demain ce qu’il aura manqué aujourd’hui ? Notre seule chance d’arracher Sitapanoki à Cornplanter est de l’emmener avec nous…

— L’emmener ? Tu veux dire l’emporter. Dieu sait combien de temps durera son sommeil.

— Eh bien, je l’emporterai…

Gilles avait tout oublié de sa fatigue, de ses blessures, de la faim qui l’avait tenaillé durant toute la fin de ce jour. La mince silhouette blanche que la lune habillait d’argent, le doux visage aux yeux clos qui reposait à ses pieds, la pensée des heures vécues en commun qui les attendaient, tout cela agissait sur lui comme un baume et comme un merveilleux tonique. Il se sentait la force de dix hommes et le cœur assez vaillant pour lutter seul contre une armée, à la manière des guerriers vénètes, ses ancêtres pour qui le combat à un contre un était presque un déshonneur.