— L’hospitalité est un ordre de Dieu, Frère ! émit gravement leur propriétaire. Entre sans crainte dans ma maison. Elle vous est ouverte mais ton ami, l’Indien blond, aurait pu me laisser décider moi-même.
— Je ne suis pas Indien, glapit Gilles, je suis…
— Tu l’as déjà dit, chuchota Tim en lui allongeant un discret mais vigoureux coup de coude dans les côtes.
Avant d’entrer, il leur fallut pourtant se soumettre à une curieuse cérémonie. Debout, au seuil de la porte l’homme à la bâche les embrassa l’un après l’autre sur la bouche puis se retournant vers l’intérieur :
— Voici des hôtes, femme ! Fais chauffer l’eau afin que nous leur lavions les pieds comme le veut notre loi.
Les yeux de Gilles s’effarèrent mais Tim savait déjà à qui il avait affaire.
— Tu es un « amish », frère ? demanda-t-il après un rapide coup d’œil à l’austère vêtement noir et à la sévère coupe de cheveux révélés par la bâche en glissant.
— Je suis un fidèle de Menno Simonsz en effet 2, répondit-il. C’est dire que tu ne saurais trouver ici que la paix. Entre sans crainte, mon frère. Je me nomme Jakob van Baren et voici ma femme Mariekje, ajouta-t-il en découvrant une créature sans âge, aussi maigre et aussi sombre que lui-même. Seules ses amples jupes et la cornette de grosse toile bise qu’elle portait indiquaient son sexe et la différenciaient de son mari.
L’intérieur de la petite maison était d’une simplicité extrême mais d’une propreté toute flamande qui faisait grand honneur aux talents ménagers de Mariekje et constituait une manière de record pour une femme dont le mari devait passer le plus clair de son temps dans une mine et qui, sans doute, cultivait elle-même le petit champ et le jardin qui s’étendaient devant la demeure.
Les rares meubles, les murs et le plancher étaient en sapin et tellement bien récurés qu’ils avaient l’air peints en blanc. Le seul luxe en était un gros livre noir posé sur le manteau de la cheminée, une paire de chandeliers de cuivre et quelques versets de la Bible brodés au point de croix en rouge ou en noir et disposés ici et là. Le manteau de la cheminée portait Louez l’Éternel car il est bon, car sa miséricorde dure éternellement. Les murs, de chaque côté, proclamaient, l’un : Et il me fut dit : Fils de l’Homme, tiens-toi sur tes pieds et je te parlerai… et l’autre : Heureux celui qui a le Dieu de Jacob pour aide et qui met son espoir en l’Éternel son Dieu ! Le dessus de la porte était pareillement décoré mais l’inscription était tellement pâlie et les ornements floraux distribués avec tant de profusion qu’il était parfaitement impossible de lire.
Sur un signe du maître de maison, les quatre arrivants s’assirent en ligne sur le banc disposé devant la cheminée et durent, à tour de rôle, tremper leurs pieds dans la bassine de Mariekje. Ce n’était d’ailleurs un luxe ni pour les uns ni pour les autres et Gilles trouva même à cette baignade inattendue un sensible plaisir, regrettant seulement de ne pouvoir se tremper tout entier. Mais les bienfaits des Van Baren ne s’arrêtaient apparemment pas là. À peine furent-ils remis sur leurs pieds propres que Jakob tendit à Gilles un paquet de tissu noir.
— Ta tenue immodeste ne peut convenir sous mon toit, mon frère, lui dit-il avec un regard de dégoût aux culottes indiennes abondamment tachées que le jeune homme avait héritées de l’Iroquois mort et qui étaient son seul vêtement avec son morceau de couverture. Ces vêtements sont usés mais décents et nous devons avoir à peu près la même taille. Derrière la maison tu trouveras une pompe et un appentis. Va t’habiller.
Sans chercher à comprendre pourquoi on lui avait lavé les pieds avant de le renvoyer patauger dans la boue, Gilles prit les hardes et disparut. Il les revêtit sans aucun plaisir. Son corps s’habituait assez bien à vivre à l’air libre à la manière indienne et, en outre, il trouvait à ces vêtements, quoique propres, une odeur déplaisante. Mais il ne pouvait refuser sans offenser un hôte qui semblait, à tout prendre, plutôt bien disposé envers ses invités forcés.
Moitié sous la pompe moitié sous l’averse, il fit une toilette rapide et revint juste à temps pour prendre place à table, au bout réservé aux hommes. À l’autre extrémité, Sitapanoki et Gunilla, installées de part et d’autre de Mariekje, s’efforçaient de garder les yeux ouverts et luttaient de leur mieux contre le sommeil. Jakob van Baren le remarqua.
— Nourris ces malheureuses, femme, ordonna-t-il. Puis envoie-les dormir au grenier. Elles ne tiennent plus debout. Les hommes dormiront dans la grange.
Il marmotta une prière parfaitement inintelligible dans laquelle Gilles s’efforça en vain de démêler quelques paroles familières puis se mit en devoir, car la nuit tombait rapidement, d’allumer une nauséabonde lampe à huile qu’il pendit à un crochet au-dessus de la table.
Pendant ce temps, sa femme s’efforçait de faire manger Sitapanoki et Gunilla mais elles étaient trop exténuées pour avoir vraiment envie de nourriture. Elles acceptèrent seulement un peu de lait et des petits pains de maïs tout juste sortis du four puis demandèrent la permission de se retirer. Mariekje, alors, mit le souper des hommes sur la table et disparut avec les deux femmes.
À la grande surprise des garçons, ledit souper était succulent. Il comportait des concombres marinés, de grosses truites de torrent roulées dans la farine de maïs et rôties à la poêle et une immense tarte aux airelles qui avait dû cuire en compagnie des petits pains. Le tout arrosé de bière fraîche et de thé bouillant.
Les trois hommes mangèrent en silence. Gilles avait si faim qu’il se sentait capable d’avaler tout ce qu’il voyait, la table y compris, mais il avait en Tim un redoutable concurrent. Le jeune Américain mangeait comme si ce devait être la dernière fois avant la traversée d’un désert immense mais tout en absorbant de prodigieuses quantités de nourriture, il gardait au front un pli soucieux qui ne laissait pas d’intriguer son ami. Quand Tim faisait cette tête-là, c’est que quelque chose le tracassait et Gilles n’arrivait pas à deviner ce que cela pouvait être.
La dernière bouchée avalée, Jakob van Baren marmotta d’autres grâces tout aussi inintelligibles, épousseta sa barbe puis, se levant de table, invita ses hôtes à prendre place sur le banc près de la cheminée et alla chercher une longue pipe en terre qu’il se mit à bourrer de tabac.
— Maintenant que nos corps ont reçu ce dont ils avaient besoin, fit-il avec cette espèce de solennité onctueuse qu’il mettait dans ses paroles comme dans ses plus modestes gestes, il faut contenter nos âmes, frères, en essayant de nous connaître mieux. Un Français est un animal rare, dans nos montagnes. Dis-moi un peu comment toi et ton ami êtes venus jusqu’ici ? Qui sont ces femmes qui vous accompagnent ? L’Indienne, surtout, n’a pas l’air d’une squaw ordinaire.
L’œil de granit pesait sur Gilles et le jeune homme ouvrait déjà la bouche pour répondre quand Tim, avec un rien de précipitation, lui coupa la parole.
— Nous sommes des prisonniers évadés. Au cours d’une expédition de chasse dans les Catskill nous avons été capturés par les Sénécas. Ils s’apprêtaient à nous mettre à mort mais nous avons réussi à leur échapper grâce à la fille blonde qui est avec nous. Elle était leur esclave. Elle a pu couper nos liens tandis que nous étions attachés, pour la nuit, au poteau de torture.
— Et… l’autre ? L’Indienne ?
Tim haussa les épaules d’un air résigné.
— Elle avait tout vu. Elle nous a demandé de l’emmener sous peine d’ameuter le camp. À sa manière, c’était une captive, elle aussi…
— Mais pas une esclave. Elle est beaucoup trop belle et…
— Je n’ai pas à connaître ses raisons, coupa Tim avec dans la voix un rien d’agacement. Elle a voulu venir, je ne sais que ça !…
Les yeux rétrécis de Gilles allaient de l’un à l’autre : de Tim tassé sur son banc et qui semblait lui aussi lutter contre la fatigue à Jakob Van Baren, debout contre le manteau de la cheminée dont les flammes rougissaient son long nez et roussissaient la barbe. Il y avait dans leur dialogue quelque chose de tendu. Tim avait réussi à effacer de son front le pli de tout à l’heure mais Gilles sentit en lui la méfiance en éveil et décida de se tenir sur ses gardes. Quelque chose devait clocher dans cet homme qui les avait accueillis si généreusement.
Il y eut un silence qui laissa toute la place au crépitement incessant de la pluie sur le toit et au bruit que faisait la femme en lavant la vaisselle. Gilles lui jeta un coup d’œil. Vue de dos, elle avait, dans sa robe noire, une silhouette presque aussi athlétique que son mari. On l’entendait toussoter de temps en temps mais le son de sa voix était encore inconnu car depuis l’arrivée des quatre voyageurs, elle n’avait pas ouvert la bouche pour autre chose que pour manger.
— Elle est vraiment très belle, cette Indienne, reprit Van Baren comme s’il se parlait à lui-même. Je me demande qui elle peut bien être car, avec une pareille beauté, elle doit être célèbre dans les Six Nations… En tout cas, on peut dire qu’avec elle vous faites une curieuse troupe : un coureur des bois ; une esclave en fuite, un… Français déguisé en Indien… et puis elle. Il y en a qui se poseraient des questions.
— Tu as raison, riposta Tim dont le teint rougissait à vue d’œil sans que le feu y fût pour quelque chose. Quand on veut poser des questions, on en trouve des tas. Tiens, par exemple, si on prend ton cas : j’ai toujours entendu dire que les Mennonites cultivaient la terre et ne vivaient que de ses produits. Or, il y a une mine près de ta maison…
Jakob leva vers le plafond, comme s’il le prenait à témoin, son curieux regard sans vie.
— Le charbon ne serait-il pas un produit de la terre ? Quand je me suis installé ici, j’ai trouvé cette petite mine abandonnée. C’était un don de Dieu, ajouta-t-il en levant un doigt sentencieux. J’en tire juste ce qu’il faut pour aider les plus misérables de notre petite communauté éparpillée dans la montagne. Et nous-même, selon la loi, ne vivons que de ce qui pousse chez nous. Mais vous ne m’avez pas expliqué…
Gilles se leva brusquement et se mit à bâiller avec plus d’ostentation que de politesse. Il en avait assez des questions du bonhomme et, surtout, il était agacé par l’insistance qu’il mettait à constater la beauté de Sitapanoki. Il commençait même à regretter la forêt sous la pluie…
— Excuse-nous, frère, dit-il, mais nous avons une longue route à parcourir pour rentrer à Stillborough. Il nous faudra partir à l’aube. Veux-tu être assez bon pour nous montrer l’endroit où nous allons dormir ?
— Bien sûr, bien sûr… mais vous ne devriez pas vous presser tellement car vous aurez le plus grand mal à atteindre même les bords de l’Hudson si je ne vous conduis pas… et demain je n’en aurai guère la possibilité car c’est le jour du Seigneur !
Tim tressaillit et fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui pourrait bien nous en empêcher ?
Jakob haussa les épaules, alla chercher une seconde lampe à huile et fit toute une affaire de l’allumer avant de répondre :
— Une bande de « Cow-Boys » 3 a été signalée dans la région. Elle est forte, bien armée, commandée par un inconnu qui se fait appeler l’Avenger (le vengeur) et composée d’êtres sans foi ni loi, qui pillent, brûlent… et tuent tout ce qui n’a pas l’air de partager leurs idées. Et j’ai comme l’impression que les vôtres ne vont pas de ce côté-là… ou les Français ont-ils beaucoup changé ?
Tim eut un haut-le-corps. Ses sourcils ne formaient plus qu’une grosse barre rousse.
— Des Cow-Boys ici ? Ne sommes-nous pas en Pennsylvanie, le premier des États indépendants ?
— Ça ne veut pas dire que tout le monde soit d’accord. Il y a encore beaucoup de Tories à Philadelphie même… Mais on dit que la nuit porte conseil. On parlera de ça demain matin. Suivez-moi !…
Les deux garçons saluèrent la maîtresse de maison occupée à tisonner le feu et qui ne leur prêta d’ailleurs aucune attention et suivirent Van Baren hors de la maison. Il y faisait noir comme dans un four mais la pluie tombait avec moins de violence. Suivant la lumière dansante de la lanterne, ils gagnèrent la grange qui s’élevait en arrière de la maison, non loin de l’entrée de la mine.
La porte s’ouvrit en grinçant. Jakob leva sa lanterne.
— Vous n’aurez pas beaucoup de place, fit-il, mais vous y serez confortables. Bonne nuit. Je viendrai vous réveiller avant l’aube.
La grange, en effet, était aux trois quarts pleine d’énormes paquets de fougère sèche qui pouvaient offrir une couche assez moelleuse et répandaient une agréable odeur. Les deux garçons considérèrent l’ensemble avec satisfaction mais comme Jakob allait se retirer avec sa lanterne, Gilles le pria de vouloir bien la leur laisser et, comme l’autre s’étonnait qu’ils eussent besoin de lumière pour dormir, il chevrota d’une petite voix timide en prenant bien soin de ne pas regarder Tim.
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