— Je n’ai jamais pu dormir dans l’obscurité complète. Cela vient de ce que, lorsque j’étais enfant, le plafond de ma chambre s’est effondré sur ma tête ! C’est… c’est nerveux !
— Et si vous mettez le feu à tout ça ? grogna Jakob.
— Oh, il n’y a rien à craindre ! D’ailleurs, Tim éteindra dès que je dormirai. Il a l’habitude !
Van Baren marmotta quelque chose d’assez désobligeant touchant le fait que le bon roi de France avait sans doute saisi l’occasion de se débarrasser de tous les froussards de son royaume en les expédiant aux valeureux soldats de l’Indépendance mais posa tout de même la lanterne à terre.
— Dormez bien ! fit-il, goguenard.
La porte se referma sur lui en grinçant encore plus fort. Puis le loquet retomba avec fracas… mais pas assez cependant pour masquer complètement un autre bruit, bien autrement inquiétant : celui d’une clef tournant doucement dans une serrure.
Saisissant la lanterne, Gilles bondit, se pencha. La porte avait en effet une serrure extérieure dont la gâche se voyait parfaitement sous la barre du loquet. Jurant comme un païen entre ses dents, il se tourna vers Tim.
— Tu te méfiais de lui, hein ? Eh bien ! tu avais raison. Nous sommes pris à je ne sais trop quel piège. Il nous a enfermés.
— J’ai entendu, grogna l’autre, qui ajouta, goguenard : Si j’ai bien compris, je n’étais pas seul à me méfier, sinon je ne vois pas bien la raison pour laquelle un vaillant soldat du roi de France aurait jugé bon de se couvrir de ridicule ?
Les yeux froids du Breton rencontrèrent ceux de l’Américain : une même petite flamme amusée y brillait.
— Quand une lampe marche à l’huile, qu’une porte grince outrageusement et qu’on se méfie de son hôte, il y a des choses qu’il faut se résigner à faire, dit-il. Mais j’ai bien peur de m’être déshonoré en vain : nous sommes faits comme des rats.
— Voire, fit Tim.
Sans s’expliquer davantage, il tira son couteau de sa poche et se mit à fourgonner dans la porte, plus par acquit de conscience que par conviction d’ailleurs, car elle semblait bien défendue et son bois solide.
— Des trucs pareils pour défendre de la fougère, c’est bien beaucoup, marmotta-t-il tout en s’escrimant.
Pendant ce temps, Gilles faisait, à pas comptés, le tour de la superficie qui leur était allouée, cherchant un trou, une planche mal jointe, une possibilité d’issue quelconque.
— Au fait ! dit-il avec un soupir découragé en revenant s’asseoir auprès de son ami. Qu’est-ce qui t’a mis en défiance ?
— Des tas de choses. Il se trouve que je connais bien les Mennonites. On en a à Stillborough. Ils sont tellement pacifiques et tellement hospitaliers qu’ils ne se permettraient jamais de poser la moindre question à un voyageur égaré, même s’il avait un couteau entre les dents.
— Les temps troublés peuvent expliquer sa méfiance…
— Oui, mais pas son aspect. Voilà un bonhomme qui extrait du charbon à ses moments perdus, chose que ne ferait jamais un « amish », qui gratte la terre le reste du temps et ses ongles, les plis de ses mains ne gardent pas la plus petite trace noire ? Enfin, si tu veux le savoir, je trouve qu’il a une trop bonne cuisinière : elle ne cadre pas avec l’austérité de la secte ! Bon, eh bien ! il n’y a rien à faire. Pourtant, je voudrais bien trouver un moyen de sortir d’ici sans la permission du bonhomme. J’ai idée qu’il nous prépare un coup fourré… Et puis on perd du temps.
— Je le sais bien mais, en admettant que nous parvenions à sortir veux-tu me dire à quoi ça nous avancerait ? La pluie tombe toujours. Les deux femmes sont dans la maison. En outre, elles sont tellement exténuées qu’elles seraient incapables de faire un pas de plus, surtout par ce temps. Tu nous vois les abandonner à ce type suspect ?
— Oui !
Le ton était farouche, presque sauvage, et fit tressaillir Gilles qui, de nouveau, regarda son ami et ne le reconnut pas. Le visage éternellement réjoui du coureur des bois était devenu aussi grave aussi dur que la pierre.
— Tu ne penses pas ce que tu dis ?
Le long nez de Tim toucha presque celui de Gilles tandis qu’il le regardait au fond des yeux.
— Je ne pense qu’à ça. Il faut voir la vérité en face, mon vieux. Ces filles nous retardent. Sans elles, nous ne nous serions pas fourrés dans ce guêpier et chaque minute de retard peut être grosse de conséquence. Qui te dit qu’à cette minute même Arnold n’est pas en train de livrer West Point aux Anglais ? Nous sommes des soldats avant tout et nous sommes en mission : notre devoir est de filer d’ici le plus vite possible femmes ou pas femmes ! Et n’essaie pas de me dire de partir seul. Si nous avons une bande de Cow-Boys devant nous, nous ne serons pas trop de deux car il faudra que l’un de nous, au moins, passe coûte que coûte ! Alors, fais-moi le plaisir de laisser de côté la chevalerie et les grands mots.
— Mais que vont-elles devenir ?
— Dieu y pourvoira, comme dirait Van Baren ! Et puis, même si ce type n’est pas ce qu’il prétend être, il ne va tout de même pas les couper en morceaux. Le pire qui puisse leur arriver est d’être invitées à servir de domestiques à Mariekje… Maintenant essayons de trouver un trou.
Il se redressa pour bien montrer que l’entretien était terminé et se mit à tourner en rond, comme Gilles venait de le faire mais le nez à dix centimètres du sol, comme un chien cherchant une piste.
— Tu perds ton temps, grogna Gilles. On ne passerait pas une aiguille entre ces planches. Cette grange est bien construite…
D’un geste rageur, il chassa une goutte d’eau qui venait de lui tomber sur le nez.
— … Elle est bien construite mais mal couverte, il pleut dedans…
En même temps, il levait la tête vers le toit fait de grosses planches, en suivit la pente des yeux…
— Tim ! souffla-t-il. Il y a peut-être un moyen… Regarde. Le tas de fougère monte jusque là-haut. On pourrait peut-être grimper dessus, essayer de déplacer une planche. Si le vent a réussi à en faire glisser une, il n’y a aucune raison pour…
Il ne poursuivit pas sa démonstration. L’œil soudain brillant, Tim évaluait la hauteur de la grange puis, sans autre explication, se ruait sur le tas de fougère.
— Allons-y ! fit-il.
Escalader les gros paquets qui glissaient facilement ne fut pas une petite affaire. Les deux garçons durent refréner leur ardeur pour monter plus doucement. Puis arrivés au plus haut, parvenir à déplacer certains paquets pour augmenter leur approche sans s’écrouler jusqu’au sol au milieu d’une avalanche.
Aidé par Tim qui, arc-bouté, étayait de son mieux trois balles de fougère sur lesquelles il était juché en équilibre instable, Gilles atteignit le toit, essaya de pousser l’une des planches et constata avec joie que, si elle était lourde, elle se soulevait tout de même un peu. Quelques clous avaient dû céder.
— J’ai peur de ne pas y arriver tout seul, souffla-t-il. Il faudrait que nous puissions être tous deux au même niveau et pousser ensemble.
— On va essayer. Redescends…
On augmenta le tas du sommet, on le consolida autant que possible et, finalement, les deux amis se retrouvèrent debout sous le toit dont Tim, de la main, éprouvait la solidité.
— À nous deux, ça devrait marcher, fit-il avec satisfaction. Poussons !
— Attends un peu.
Vivement, Gilles se dépouilla de l’espèce de lévite noire qu’il devait à la générosité de Jakob et la jeta sur la lanterne. L’obscurité enveloppa toute la grange.
— Pas fou, non ? marmotta Tim.
— Pas du tout ! Qu’est-ce que tu crois qui se passera si Van Baren met le nez à la fenêtre et voit de la lumière sortir du toit de sa grange ? On n’a pas besoin d’y voir clair pour ce qu’on fait.
Sous l’effort conjugué des deux garçons, la planche se souleva d’un côté. Elle tenait encore par un bout. Ils poussèrent plus fort encore, sans souci de la pluie qui les atteignait maintenant et se mêlait à leur sueur. Finalement, la planche sauta. Ils l’entendirent glisser puis tomber à terre avec un bruit mou. Ils se retrouvaient sous la pluie mais à l’air libre.
Un instant plus tard, ils étaient sur le toit et, avec précautions, commençaient à descendre la longue pente que l’humidité rendait glissante. C’était encore plus difficile pour Gilles qui avait refusé de se séparer de sa lanterne malgré les objurgations de Tim. Enfin ils atteignirent la gouttière. Un tuyau de descente qui se déversait dans un tonneau déjà débordant les amena au sol détrempé sur lequel ils reprirent pied avec une joie profonde. Ils se trouvaient dans l’espace ménagé entre la grange et la maison et celle-ci se dressait en face d’eux, absolument noire et silencieuse si peu rassurante que dans le cœur de Gilles quelque chose se serra.
— Tim… souffla-t-il. Il faut essayer de les emmener… Nous ne pouvons pas les abandonner comme ça… ce serait…
Il s’interrompit, à demi étouffé. La grosse patte de Tim s’était abattue sur sa bouche et s’y appliquait aussi solidement qu’une arabède à son rocher tandis qu’à son oreille l’Américain chuchotait d’une voix implacable :
— Plus un mot là-dessus ! Et maintenant, mon fils, écoute bien ce que je vais te dire car je ne me répéterai plus : le sort de la guerre et la liberté de tout un peuple dépendent peut-être de notre survie. Alors, même si je savais que ces deux femmes risquent d’être mises à mort demain matin à l’aube, j’agirais exactement comme nous allons faire. Et, comme elles ne risquent certainement rien de semblable, assez causé et filons !
Avec colère, Gilles repoussa la main de son ami mais ne protesta plus. La logique de Tim ne pouvait être contestée car, en effet, le secret qu’ils avaient surpris leur faisait dépasser les limites des sentiments normaux. Ils ne s’appartenaient plus. Que représentaient deux jeunes femmes en face de l’immense lutte entreprise par les Insurgents ? Et, comme s’il répondait à sa pensée, Tim murmura encore mais cette fois avec une douceur inattendue.
— Si ma mère elle-même était enfermée dans cette maison, je l’y abandonnerais sans hésiter…
— Ça va ! soupira Gilles, maté. Je te suis…
Pour éviter de repasser devant la maison, ils continuèrent le long de la montagne, dépassèrent l’entrée de la mine… et s’arrêtèrent avec ensemble. Quelque part, dans les profondeurs du trou noir, ils avaient entendu un hennissement.
— Tiens tiens ! fit Tim. Je commence à croire que le célèbre entêtement des Bretons pourrait bien avoir du bon. On dirait que ta lanterne va nous servir.
L’un derrière l’autre, à la lumière de la lanterne que Gilles découvrait en partie, juste ce qu’il fallait pour ne pas se rompre le cou, les deux compères pénétrèrent dans la galerie de mine. Passé l’entrée, elle était assez haute et les boiseries qui la soutenaient paraissaient en bon état mais il n’y avait guère de traces d’activité. Si Van Baren extrayait du charbon, cela n’avait pas dû lui arriver depuis un moment…
— Pourtant, fit Gilles, il sortait bien de ce couloir quand nous sommes arrivés…
— Ça ne veut pas dire qu’il venait d’y travailler. Écoute… À nouveau, le hennissement se faisait entendre, plus proche et guida leur marche. Un moment plus tard, ils découvraient ce qu’inconsciemment peut-être ils avaient espéré trouver depuis leur entrée dans la mine : une assez vaste caverne dont l’ouverture sur la galerie se dissimulait à demi derrière un pan de rocher et qui constituait une très convenable écurie car elle devait, dans la journée, recevoir la lumière par deux anfractuosités fourrées de végétation.
— Est-ce que tu vois ce que je vois ? fit Tim, extasié.
Il y avait là deux chevaux, sagement rangés dans des stalles rudimentaires, deux chevaux dont on devait prendre grand soin car leur litière de fougère sèche était propre et leur poil lustré. Leurs selles et leurs harnais accrochés à la muraille la plus proche brillaient, entretenus.
— Si ces canassons sont des bêtes de labour, je veux bien être changé en carton à chapeaux, marmotta Gilles.
— Tu n’as rien à craindre… et moi non plus car je ne vois pas du tout ce que je pourrais bien faire d’un carton à chapeaux. Ce sont des chevaux de l’armée anglaise… et voilà la marque, ajouta Tim en approchant la lanterne de l’un des animaux. C’est pour le moins curieux… et j’en viens à me demander si Van Baren est un coquin ou un bon patriote…
— On se posera des questions plus tard, le Ciel nous envoie des chevaux, sellons-les et filons d’ici.
Ce fut fait en un clin d’œil. Puis, guidant les bêtes d’une main et, de l’autre, leur pinçant les naseaux afin de les empêcher de hennir, les deux garçons sortirent de l’écurie improvisée et s’engagèrent dans la galerie pour remonter à l’air libre. Tout à coup, Tim qui ouvrait la marche avec la lanterne marqua un temps d’arrêt.
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