— Je vous trouverai un cheval, monsieur, et je vous ramènerai moi-même s’il le faut ! affirma Josué Smith. Il ne sera pas dit qu’un parlementaire ennemi sera venu chez moi sans que j’assure son retour. Il y va de mon honneur.
La fenêtre fut enfin refermée et Gilles n’entendit plus rien. Mais les derniers mots du fermier lui avaient donné à penser. Il avait dit « un parlementaire ennemi ». Se pouvait-il qu’il ne fût pas le complice d’Arnold, le complice conscient tout au moins ? Se pouvait-il qu’il eût été, lui aussi, abusé par ce boiteux diabolique ? On avait dû faire miroiter à ses yeux des préliminaires d’armistice, en vue de la mauvaise saison qui s’annonçait et qui rendrait les opérations beaucoup plus difficiles.
Le galop d’une troupe à cheval vint interrompre les méditations du Breton qui se tassa le mieux qu’il put contre sa haie : un peloton de cavalerie américaine commandé par un officier dévalait le chemin derrière la maison de Smith, s’y arrêtait en tempête. L’officier seul mit pied à terre, entra dans la maison et, un moment plus tard, reparut escortant le général Arnold auquel on amena un cheval. Le pied à l’étrier, celui-ci se tourna vers Josué Smith.
— À bientôt, Smith, dit-il peut-être un peu trop haut. Ne faites rien sans en avoir reçu l’ordre. Vous entendez ? Rien !
— Entendu, Général ! J’attendrai.
Gilles pensa qu’il était grand temps pour lui de rejoindre Tim et de le mettre au courant. Les dernières paroles du traître étaient claires ; l’Anglais allait rester caché dans la maison de Smith jusqu’à ce qu’on ait pu lui donner les moyens de regagner ses lignes. Au surplus, il lui eût été bien difficile de circuler, en plein jour et en plein milieu des positions américaines, avec un uniforme rouge.
À l’abri de la haie, Gilles descendit jusqu’au fleuve profitant de l’agitation causée par le départ tumultueux d’Arnold sur le chemin du haut. Là, il prit ses jambes à son cou et parcourut rapidement la distance qui le séparait de l’arbre où les chevaux avaient été laissés. Il y trouva Tim occupé à bouchonner les bêtes qu’il avait déjà nourries et qui semblaient ne rien ressentir de leur nuit pluvieuse. L’Américain semblait d’excellente humeur et sifflotait tout en travaillant. Il adressa un joyeux bonjour à son ami exactement comme si l’un et l’autre venaient de quitter un bon lit après une nuit de parfait repos.
— Et si tu me racontais l’histoire du canon ? fit le Breton mi-figue mi-raisin. Ça a l’air bigrement intéressant !
Le sourire de Tim s’élargit au point de lui couper la figure en deux.
— Un bon tour, hein ? Je savais que le colonel Lamb dont le poste est plus haut sur le fleuve, possédait un joli petit canon, assez facile à transporter. Je l’ai convaincu de le prêter au commandant du petit fortin qui est là au-dessus et qu’on ne voit guère, un certain capitaine Levingston. Ça n’a pas été sans mal ; Lamb tenait à son engin comme à un souvenir de famille. Levingston a dû jurer de le lui rapporter avant midi, à cause d’une inspection toujours possible. Mais tu vois, ça a fait du bon travail : le Vautour qui se croyait bien caché a décampé. À toi, maintenant. Où en sommes-nous ?
En quelques phrases, Gilles raconta sa nuit et les résultats de la canonnade puis, bouillant d’ardeur combative, enchaîna :
— Arnold est reparti ! L’Anglais est seul chez Josué Smith. Pourquoi ne pas aller l’y prendre, le faire prisonnier et le conduire au général Washington ?
— Ce serait peut-être possible si Josué Smith était véritablement un traître mais, d’après ce que tu m’as dit, je pense sincèrement… qu’il croit avoir bien servi la cause de l’Indépendance en permettant l’arrivée d’un parlementaire anglais jusqu’au grand chef de West Point. Il ne comprendrait pas et nous n’aurions aucune aide, de personne, pas plus des gens de West Point que ceux de Levingston. Tu veux que je te dise ce qui se passerait ?
— Ne te fatigue pas, j’ai compris. On nous prendrait pour des espions, ou pour des fous et on nous pendrait haut et court…
— … pour l’excellente raison que c’est à Arnold lui-même qu’on nous mènerait tout droit. C’est bien ça. Il faut trouver autre chose. N’oublie pas que nous ressemblons bien davantage à des bandits de grand chemin qu’aux honnêtes et vaillants soldats d’une juste cause. Ce qu’il faut, c’est pouvoir mettre la main sur ce joli petit major anglais mais hors de la zone d’influence d’Arnold. Alors seulement on pourra le conduire à Washington et, là au moins, on aura quelque chose de mieux en fait de preuve qu’un vague racontar d’Indien.
— Ça paraît incroyablement simple, ironisa Gilles. Reste à réaliser ! Pour le moment, on fait quoi ?
— Les chevaux sont prêts. On mange un morceau (ce brave Levingston à qui je dois déjà l’avoine pour les chevaux a eu pitié de ma mine défaite et m’a donné un solide casse-croûte !) et après, on s’en va.
— On s’en va ? Ne vaudrait-il pas mieux continuer à surveiller la maison de Smith ? Admets que, cette nuit, il fasse traverser le fleuve à l’Anglais avec sa barque ?
— Impossible ! Le Major devrait alors franchir Peekskill et nos lignes. S’il veut atteindre tout entier les avant-postes anglais des White Plains, il doit descendre de ce côté du fleuve jusqu’à Kings Ferry ; là seulement, il pourra traverser. Vraisemblablement, il sera déguisé mais tu l’as assez regardé cette nuit, tu pourras sans doute le reconnaître ?
— Sans hésiter ! Même déguisé en coureur des bois ou en clergyman !
— Eh bien voilà !… Au lieu de risquer de nous faire prendre par ici, nous allons le précéder à Kings Ferry et y aller tranquillement l’attendre de l’autre côté du fleuve…
L’assurance de Tim était communicative, pourtant Gilles ne parvint pas à la partager entièrement. L’impression de malaise qu’il devait retrouver si souvent par la suite et qu’il apprit à reconnaître comme une sorte de sixième sens, s’y opposait. Qui pouvait affirmer qu’Arnold, dont l’intelligence n’était plus à démontrer, ne trouverait pas un autre moyen de rapatrier son complice, ne fût-ce qu’en lui procurant un uniforme américain lui permettant de traverser tranquillement les lignes américaines tandis que ses poursuivants l’attendraient vainement à Kings Ferry ?
Bien sûr, Tim Thocker n’aimait pas beaucoup voir son compagnon mettre en doute ses idées mais le risque parut trop grand au Breton qui le déclara sans autre détour. À sa grande surprise, Tim admit sans hésiter le bien-fondé de l’objection.
— Avec ce diable d’homme tout est possible ! Dans ce cas, il n’y a qu’un endroit où attendre l’Anglais car sa route de retour l’obligera à y passer : le gué de Crotton River. Si on le manque à Kings Ferry, on l’aura là-bas ! Maintenant assez causé et en route !
Pour toute réponse, Gilles enfourcha son cheval.
La pluie les rejoignit bien avant qu’ils n’eussent atteint le passage et se mit à les flageller comme si elle avait des raisons particulières de leur en vouloir. Le jour gris, fourré d’épais nuages qui couraient d’un bout à l’autre de la vallée, déversait un déluge glacé qu’aucun vêtement ne pouvait protéger. Les eaux, déjà hautes, du fleuve couleur de mercure se gonflaient encore d’inquiétante façon.
— Je me demande si je réussirai un jour à sécher tout entier ! marmotta Gilles entre ses dents. Il me semble que je deviens poisson.
Courbés sous l’averse, les deux cavaliers galopaient le long des croupes boisées de la vallée sans plus sentir la fatigue, le froid ou même l’humidité. Une seule idée, impitoyable, commandait à leurs muscles et à leurs réflexes : arrêter l’émissaire anglais et rapporter à Washington les preuves de la trahison d’Arnold, les preuves écrites que Gilles l’avait vu recevoir sous ses yeux. Et ce but il fallait l’atteindre coûte que coûte, et quels que puissent être les obstacles éventuels…
Le premier apparut à Kings Ferry sous les aspects de deux miliciens en armes reconnaissables à la branchette de sapin qu’ils portaient à leur tricorne cabossé : le bac, d’ordre supérieur, ne partait pas ! Il s’agissait d’éviter que l’on n’eût à tirer sur lui au cas où d’autres navires anglais tenteraient de remonter vers West Point.
Déjà furieux, Tim ouvrit la bouche pour protester mais un coup d’œil glacé de Gilles la lui fit refermer tandis que le Breton déclarait avec bonne humeur :
— Eh bien, attendons ! Si nous ne pouvons passer, nous nous consolerons en pensant que personne ne le pourra davantage ! Et je vois là une auberge…
— Pas un peu fou ? grogna Tim. On paye dans les auberges et on n’a pas un sou !
— Exact ! l’a un sou… mais quelques dollars tout de même que nous devons à la compréhension de notre ami Sam Paulding. Il me les a remis si discrètement que j’avais oublié de t’en parler. Il s’agit, bien entendu, d’un prêt d’honneur…
— Il t’a donné de l’argent ? Je ne l’aurais jamais cru si généreux ! fit Tim, interloqué.
— Moi non plus, riposta Gilles en éclatant de rire. Mais j’avais remarqué qu’une de ses poches rendait un son métallique… et qu’elle bâillait outrageusement. On les lui rendra plus tard ; si Dieu nous prête vie !
Les yeux de Tim étaient aussi ronds que les pièces surgies si miraculeusement de la lévite trempée de son ami.
— Ça alors ! répétait-il. Je n’aurais jamais cru qu’un ancien futur curé pouvait faire si habilement les poches d’un malandrin !
— Si tu savais de quoi on était capable dans ma famille voici quelques siècles, tu ne serais même pas surpris. Et ce n’était pas toujours une question de vie ou de mort, affirma non sans satisfaction le dernier rejeton des seigneurs de la Hunaudaye. Alors, nous allons à l’auberge ?
— Plutôt deux fois qu’une…
Un moment plus tard, les deux garçons regardaient fumer leurs pieds posés sur les chenets de l’auberge tout en sirotant un grog bouillant qu’ils s’apprêtaient à compléter d’une vigoureuse soupe aux oignons. Mais Gilles s’était installé de manière à garder un œil sur la route et l’appontement du bac.
— Tu devrais dormir un peu ! dit Tim, une fois sa soupe avalée. Ça m’étonnerait qu’ils soient là avant ce soir et je me sens un peu sommeil.
— Pas moi ! Dors, si tu veux ! Je te réveillerai si je vois quelque chose…
— Tu seras crevé ce soir !
— Eh bien, je dormirai à cheval et toi tu me guideras. Qui sait d’ailleurs si nous repartirons aujourd’hui.
Adossé à la cheminée, le corps engourdi par la chaleur mais l’esprit bien éveillé et l’œil aux aguets, Gilles laissa le temps couler sur lui, buvant force tasses de thé, échangeant parfois quelques paroles avec l’un ou l’autre des miliciens qui entraient pour se réchauffer ou avec la patronne de l’auberge, petite femme maigre et sautillante, toute vêtue de noir comme il convient à une veuve mais dont l’œil brillant s’ouvrait avec un évident intérêt sur le genre masculin en général.
Ce grand garçon blond qui portait avec tant d’élégante désinvolture des vêtements minables l’attirait peut-être à cause de ses yeux d’azur pâle qui dans son visage presque aussi foncé que celui d’un Indien ressemblaient à des fenêtres ouvertes sur un ciel matinal. Elle venait de plus en plus souvent vers lui au grand dépit du jeune homme car elle interposait sans cesse sa robe noire entre lui et la fenêtre qu’il surveillait.
Après le récit de la mort héroïque de feu Sullivan, son époux regretté, à Monmouth Courthouse, elle avait entamé celui de leurs fiançailles sous les pommiers en fleur de Northcastle quand une impulsion indéfinissable poussa Gilles à se lever.
— Excusez-moi ! fit-il en se dirigeant vers la fenêtre à laquelle il se pencha tandis que le rythme de son sang s’accélérait : deux cavaliers venaient de s’arrêter au bac et parlementaient avec les miliciens.
Ils étaient identiquement vêtus d’habits bruns à boutons d’argent sous de longs manteaux sombres mais les visages que surmontaient les tricornes noirs étaient ceux-là mêmes que le Breton guettait si opiniâtrement : Josué Smith et le major anglais déguisés en bons bourgeois américains !
Les palabres durèrent un moment. Mais, tout à coup, Gilles vit l’Anglais sortir un papier blanc de sous son manteau, le tendre au milicien qui le prit d’un air ennuyé, le lut puis, avec un haussement d’épaules impuissant, s’en alla jusqu’à la cabane du passeur tandis que les deux cavaliers descendaient lentement vers le bac sur lequel ils montèrent.
Jurant effroyablement, Gilles bondit sur Tim, l’arracha de son banc plus qu’il ne l’éveilla et le traîna à la force des poignets jusqu’à la fenêtre.
— Regarde… Ils ont trouvé le moyen de passer !
Les yeux vagues de Tim devinrent instantanément très nets tandis qu’il lâchait une bordée de jurons à rendre malade son pasteur de père, après quoi il se rua sur la porte, l’arracha presque dans son élan et galopa, Gilles sur ses talons, jusqu’au poste des miliciens. Mais si rapides qu’eussent été les deux garçons, ils n’en arrivèrent pas moins trop tard : le bac avait quitté la rive et dérivait dans le courant.
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