— … J’ai idée que ce doit valoir de l’or, ces machins-là, marmotta-t-il.

— Si c’est de l’or que vous voulez, s’écria l’Anglais qui entrevoyait sans doute une issue, je vous en donnerai. J’ai cinq cents dollars sur moi, une montre en or… Prenez-les et laissez-moi partir.

— Intéressant ça ! Donne toujours !

— Tu te dis Américain et tu vas le laisser filer ! gronda Gilles en voyant le Skinner empocher l’argent et la montre. C’est de la haute trahison et ça mérite la corde !

Ned Paulding renifla, se torcha le nez à sa manche puis adressa au jeune homme un sourire qu’il voulait aimable.

— Allons, mon mignon, calmons-nous ! On n’est pas des traîtres chez les Paulding, Sam a déjà dû te le dire. Mais on n’est pas non plus des niais. Aussi, ton prisonnier qui m’a tout l’air d’être une grosse légume britannique, c’est nous qui allons le conduire là où il doit aller. J’ai idée que le colonel Jameson, qui commande le poste de cavalerie de Northcastle pourrait bien en donner quelques dollars supplémentaires.

— C’est indigne ! Vous avez pris l’argent de cet homme ! Alors laissez-le aller ou bien rendez-le-lui. Quant à ces papiers…

— Je suis très content de les avoir, fit l’autre en les mettant dans sa poche. Mais comme vous je trouve que vous vous mêlez un peu trop de ce qui ne vous regarde pas, vous allez gentiment rester ici. Allez, vous autres ! Attrapez-moi ces deux oiseaux et attachez-les chacun à un arbre ! Avant qu’ils ne réussissent à se libérer nous aurons tout le temps de mener à bien nos petites affaires… et on y gagnera deux chevaux de plus.

Il n’avait pas fini de parler que Gilles et Tim, assaillis par vingt hommes à la fois étaient réduits à l’impuissance malgré la défense vigoureuse qu’ils fournirent. Gilles, fou de rage, hurlait comme un loup captif. Des larmes s’échappèrent de ses yeux quand il vit l’officier anglais les poignets liés à une corde attachée à la selle de son propre cheval qu’enfourchait Ned Paulding.

— Pardonnez-moi, monsieur ! cria-t-il. En vous arrêtant je faisais mon devoir mais j’aurais mieux aimé vous laisser libre que vous voir aux mains de ces misérables qui déshonorent la plus belle des causes !

L’Anglais lui sourit avec cette gentillesse qui l’avait déjà frappé chez Josué Smith.

— Je le sais, monsieur ! Depuis le temps que les Français sont nos ennemis, nous avons appris que l’honneur n’est pas un vain mot pour eux. Et soyez tranquille : il ne me viendrait pas à l’esprit de confondre ces gens avec les soldats du général Washington qui est un parfait gentleman… À vous revoir, monsieur, et merci de ce que vous avez essayé.

La troupe s’ébranla soulevant un nuage de poussière. Quand celle-ci retomba, la berge de la Crotton River avait retrouvé toute sa sérénité. Ficelés à leurs arbres, les deux garçons bon gré mal gré s’étaient intégrés dans le paysage et Gilles progressivement s’était calmé.

— Reste à savoir combien de temps nous allons rester ici, soupira-t-il en tirant sur ses cordes pour éprouver leur tension.

— Nous sommes près du gué. Tôt ou tard nous verrons bien arriver quelqu’un. Et, au fond, pourquoi nous tourmenter ? De toute façon, le coup d’Arnold est manqué. Ce colonel Jameson doit savoir lire. Il fera le nécessaire.

— À moins qu’avant Northcastle ces misérables Skinners ne tombent sur des Cow-Boys ou sur une patrouille anglaise.

— Fais confiance à Paulding : c’est un bandit dans l’âme celui-là ! Il défendra son prisonnier comme un chien son os… Et puis, nous serons peut-être bientôt libres. Il suffit que quelqu’un vienne…

Mais des heures passèrent sans que personne ne franchisse le gué. Il leur fallut attendre jusqu’au déclin du jour pour recouvrer une liberté qui leur apparut sous les espèces d’un vigoureux escadron de cavalerie régulière.

L’officier qui le commandait était le commandant en second du poste de Northcastle, le colonel Benjamin Talmadge. Il était d’âge moyen, froid, réfléchi, à peu près silencieux et son visage impassible semblait incapable de refléter la moindre émotion mais son regard sans nuances était direct et sa parole nette. Les questions qu’il posa furent brèves mais fort précises et il en écouta les réponses avec une attention profonde. L’odyssée de ces deux inconnus faits comme des voleurs ne parut pas le surprendre et pas davantage l’histoire de la nuit chez Josué Smith. Mais il fronça le sourcil quand Gilles rapporta l’intention des Skinners de vendre leur captif au colonel Jameson.

— Montez en croupe de deux de mes hommes, ordonna-t-il. Nous rentrons à Northcastle (puis, plus bas, il ajouta comme pour lui-même :) Le colonel Jameson est un bon soldat mais c’est un ami personnel du général Arnold à qui il doit beaucoup.

Ils trouvèrent le poste en effervescence et le colonel Jameson au milieu de la cour avec deux de ses officiers. Mais il n’y avait pas trace des Skinners ni de leur prisonnier. Cependant, ils ne tardèrent pas à savoir qu’ils y étaient venus et que les craintes à peine exprimées par le colonel Talmadge s’étaient réalisées : indigné de ce qu’il considérait comme un ignoble coup monté contre son cher général Arnold, le colonel Jameson n’avait rien trouvé de mieux que lui expédier le prisonnier à West Point sous la garde d’un officier, le lieutenant Allen et de quelques hommes.

Talmadge attaqua aussitôt, calmement et sans élever la voix mais chacun de ses mots porta :

— Si vous ne voulez pas avoir à répondre du crime de haute trahison devant le général Washington et le Congrès des États-Unis, colonel Jameson, vous devez envoyer à la poursuite d’Allen et faire ramener immédiatement ici le prisonnier qui appartient à l’état-major de Clinton.

Jameson eut un haut-le-corps.

— Où avez-vous pris cela, Talmadge ? Il s’agit d’un certain John Anderson, porteur d’une passe du général Arnold et de papiers qui indiquent sa qualité d’espion…

— Ce n’est pas un espion et Arnold est un traître ! Interrogez ces deux hommes qui revenaient d’une mission dont les avait chargés Washington.

Deux heures plus tard, en pleine nuit, le détachement du lieutenant Allen réintégrait Northcastle. En voyant paraître le prisonnier, visiblement las et accablé par ce nouveau coup du sort qui le ramenait alors qu’il croyait bien aller vers sa liberté, Talmadge tourna les yeux vers Gilles.

— Vous aviez raison, cet homme est bien un officier anglais, cela se voit rien qu’à sa façon de se tenir.

L’Anglais haussa les épaules avec un sourire mélancolique.

— Rien ne sert plus de le cacher. Je suis le major John André, de l’armée britannique, chargé de mission par le général lord Clinton.

Tandis qu’on l’emmenait chez le colonel Jameson, Gilles se tourna vers Talmadge.

— Quel sera son sort ?

— Celui d’un espion. Pris en uniforme, il eût été traité en prisonnier de guerre et, à la rigueur, passé par les armes. Il sera pendu ! Ses vêtements civils vont causer sa perte.

— Mais ce n’est pas un espion ! Il est venu parlementer avec Arnold, appelé par celui-ci et il était alors, je peux le jurer, en uniforme. Ce sont les circonstances qui l’ont obligé à prendre ces habits-là.

Au prix de sa vie, le Breton eût été incapable d’expliquer ce qui le poussait à prendre la défense du jeune Anglais. Il y avait, bien sûr, son sens de la justice et de l’honneur, mais aussi une sympathie instinctive contre laquelle il ne parvenait pas à se défendre. Ce garçon charmant, qui était à peine son aîné, lui plaisait. Il eût aimé devenir son ami. C’était d’ailleurs en ami qu’en pénétrant dans le poste, John André l’avait salué d’un sourire et d’un geste de la main.

— Eh bien, riposta Talmadge en haussant les épaules, vous pourrez toujours venir déposer devant le tribunal qui le jugera !

Le prisonnier sous les verrous, on délibéra de ce que l’on allait faire et l’on décida que l’urgence commandait d’en référer au plus vite à Washington. Mais où trouver le Général en chef ? Était-il encore à Hartford où il venait de rencontrer Rochambeau et Ternay ou bien l’avait-il déjà quitté pour se rendre à West Point comme il en avait eu l’intention ?

— Une seule solution, dit Talmadge : il faut envoyer un messager dans les deux endroits.

L’œil découragé de Jameson se posa alors sur Gilles et Tim.

— Washington vous connaît l’un et l’autre. Pouvez-vous vous charger de cette mission ? L’un de vous se rendra à Hartford avec une lettre de moi, l’autre à West Point avec ces damnés papiers ? Vous aurez des chevaux et vous pourriez partir à l’aube.

— Nous sommes à vos ordres, mon Colonel, répondirent-ils d’une seule voix.

Et à la petite pointe du jour suivant, Gilles et Tim franchirent de conserve le portail de Northcastle, échangèrent un joyeux au revoir et se séparèrent. Tim se dirigea vers le nord-ouest pour rejoindre Hartford et Gilles piqua des deux pour reprendre son chemin de la veille en direction de Kings Ferry et West Point. C’était lui qui emportait la preuve de la trahison d’Arnold. Il emportait aussi une lettre que le major André avait demandé que l’on voulût bien faire tenir au général Washington. Dans cette lettre, il reconnaissait courageusement les faits qui lui étaient reprochés et ajoutait :

Bien que malheureux, je n’ai rien de déshonorant à me reprocher. Je n’ai pas eu d’autre but que le service de mon Roi. C’est volontairement que j’ai été un imposteur. Je vous demande l’autorisation d’écrire une lettre ouverte à sir Henry Clinton et une autre à l’un de mes amis pour lui demander des vêtements et du linge. Je prends la liberté de vous rappeler la situation de plusieurs personnes qui, à Charleston, prisonnières sur parole, se sont engagées dans un complot contre nous. Peut-être pourrait-on les échanger contre moi. Ce n’est pas moins ma confiance dans votre générosité que ma déférence pour votre haute situation qui m’engagent à vous importuner ainsi. Je suis, etc.

En remettant cette lettre au jeune Breton, le prisonnier avait tenu à ce qu’il la lût.

— Puisque vous avez la confiance du Général, peut-être pourrez-vous, monsieur, dire ce que vous savez de cette malheureuse affaire et…

— Plaider la cause d’un honnête homme ? Comptez sur moi, Major. Je ne vous promets pas de réussir mais je ferai tout ce qu’il me sera possible pour que vous ne portiez pas le poids du crime d’un autre.

Couché sur l’encolure de son cheval lancé ventre à terre, Gilles se sentait des ailes. Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé un tel contentement intime : lui et Tim avaient réussi, contre vents et marées, à barrer le chemin de la trahison, les Insurgents étaient sauvés ; en outre il allait rejoindre l’homme qu’il admirait le plus au monde. Enfin, il avait l’espoir de sauver la vie de ce jeune Anglais pris au piège de la bassesse et menacé du plus avilissant des supplices. L’idée de voir André au bout d’une corde lui était pénible. C’était à la fois un non-sens, une injustice et une faute de goût. Enfin, il se retrouvait, pour la première fois depuis longtemps, sous l’uniforme car, pour lui faciliter la route et l’approche du généralissime, Talmadge lui avait donné une tenue complète de cavalier. Un frisson de joie lui avait couru le long de l’échine en enfilant la culotte blanche, les bottes et l’habit noir à boutons dorés, que portaient tous les soldats du Congrès, du dernier engagé à Washington lui-même, et en plantant sur sa tête le tricorne à cocarde noire c’était comme si, à travers ces quelques mètres d’étoffe et de cuir, il avait reçu une sorte de baptême de cet immense pays auquel chaque instant l’attachait un peu plus. Que vînt la victoire et qu’il réussît à se hisser jusqu’aux épaulettes d’officier et il pourrait aller hardiment frapper à la porte du couvent d’Hennebont pour en arracher Judith et la ramener en Amérique afin d’y fonder avec elle une dynastie nouvelle…

La pensée de Judith venait de lui revenir tout naturellement. C’était peut-être l’ardeur de cette chevauchée dans le vent où s’attardait le goût salé de la mer proche qui avait arraché l’image de la jeune fille des brumes douces au fond desquelles il avait caché son souvenir, ou bien l’espoir du sort plus digne qui commençait à prendre forme à son horizon mais Gilles retrouvait intact son amour pour elle, son besoin profond de l’atteindre, de la faire sienne pour toujours. Le désir violent que lui avait inspiré Sitapanoki s’était effacé dès qu’il s’était éloigné de l’Indienne. Elle l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer mais son souvenir ne résistait pas à la distance. Et maintenant, il était heureux d’une séparation qu’il n’avait imaginée cruelle qu’un instant, Dieu sait à quelles sottises aurait pu le pousser l’envie impérieuse qu’il avait eue de son corps !…