« Elle aurait fait de toi un imbécile, mon ami, soliloquait-il tout en éperonnant son cheval. Et c’est un mot qu’on ne peut pas faire rimer avec Tournemine.

Il était un peu plus d’une heure après midi quand le messager arriva en vue de West Point. Il s’accorda un instant pour en examiner les abords et aussi pour contempler, béat d’admiration, ce que La Fayette n’allait pas tarder à surnommer le Gibraltar de l’Amérique. Le site était grandiose. La forteresse se dressait sur une colline rocheuse de la rive droite de l’Hudson. Le fleuve large comme un lac à cet endroit y coulait entre des berges escarpées couvertes de forêts où se mêlaient le chêne et le cyprès. Les fortifications, en partie taillées dans le roc, en partie construites en troncs d’arbres, hérissaient les croupes environnantes. Quant à la citadelle proprement dite, elle contenait alors quatre mille hommes et vingt bouches à feu. Naturellement, le drapeau aux treize étoiles de la nouvelle République y flottait fièrement à la plus haute hampe. Quelques schooners bien armés étaient à l’ancre dans le fleuve.

Une certaine agitation régnait dans l’étroite prairie qui s’étendait entre le fort et le fleuve. Une troupe de fantassins vêtus de façon disparate mais portant tous au chapeau une superbe plume rouge et noir et, au côté, une épée dorée y campait.

Ne sachant trop ce qu’il allait trouver à West Point, Gilles s’avança à petite allure et aborda le premier de ces soldats.

— Courrier de Northcastle ! déclara-t-il laconiquement. On nous a dit que le général Washington était attendu ici ?

L’homme auquel il s’adressait vint le regarder sous le nez et partit d’un gros rire.

— Ben dis donc ! fit-il dans un français fortement pimenté d’accent auvergnat, t’as un drôle d’accent malgré ton bel uniforme, l’ami ! Tu serais pas de chez nous par hasard ?

— Bien sûr que je suis français ! Et breton par-dessus le marché, répondit gaiement Gilles en se penchant pour serrer la main du soldat : Mais à quel corps appartenez-vous ? Vos costumes ne sont guère réglementaires.

— Ça, tu l’as dit. Mais faut avouer qu’en fait de Français, on n’est pas beaucoup ici : on est la division du général de La Fayette.

— La Fayette ? Il est ici ?

— Sûr qu’il y est ! Il est arrivé il y a une grande heure avec le colonel Hamilton, en escorte du général Washington ! Nous, on assure la protection depuis Liftchfield. Doivent être encore là-haut tous les trois.

— Et le général Arnold ?

— Ah ! lui, on ne sait pas où il est. Paraîtrait qu’il est allé inspecter l’autre côté de la rivière…

Mais Gilles n’écoutait déjà plus. Braillant un vigoureux « Merci l’ami ! » il remit son cheval au galop, escalada à toute allure la rampe d’accès et pénétra en trombe dans West Point, franchissant comme une simple haie les sentinelles qui croisaient leurs armes pour lui barrer le passage et hurlant à pleins poumons.

— Courrier urgent pour le général Washington !

Une seconde plus tard, il sautait à terre presque sur les pieds du Virginien apparu au seuil d’une casemate tel Lazare appelé par le Seigneur à l’entrée du tombeau. Il reconnut l’arrivant aussitôt, non sans étonnement.

— Vous, monsieur ? Sous cet uniforme ?

— Les nouvelles que je porte sont graves, mon Général. Le colonel Jameson qui m’envoie a pensé qu’il fallait me donner les moyens de les délivrer à coup sûr.

Saluant réglementairement, il tendit le paquet contenant les fameux papiers, la lettre d’André, plus une lettre dudit Jameson expliquant les derniers événements.

Le coup fut plus rude encore qu’il ne l’avait craint pour le généralissime. Malgré son légendaire empire sur lui-même, Washington chancela, devint verdâtre et ferma les yeux. Gilles l’entendit murmurer :

— Trente mille livres !… le grade de brigadier-général ! Mon Dieu !

Allait-il s’effondrer là, foudroyé par l’infamie d’un homme qu’il aimait et qui avait sa confiance ? Gilles osait à peine respirer, encore moins tenter un geste pour le soutenir. Comprenant que l’impersonnalité était la meilleure manière de respecter son émotion, il demeura raide comme un piquet, le regard rivé au mur de la casemate. Un silence passa qui lui parut durer mille ans et qui, cependant, n’excéda pas quelques secondes. Washington enfin ouvrit les yeux, les posa sur cette espèce de statue militaire qui lui faisait face et qui l’entendit chercher son souffle.

— On me dit que c’est à vous et à votre ami Thocker que l’on doit la découverte du complot ? fit-il d’une voix blanche qu’il s’efforçait de raffermir.

Gilles alors osa le regarder.

— Nous sommes à vous, mon Général ! déclara-t-il avec une passion qui ramena un peu de couleur sur le visage du grand chef. Nous n’avons fait que notre devoir !

Washington fit un pas, posa la main sur son épaule, serra et dit simplement :

— Merci !

Le Breton se sentit plus royalement payé de ce mot et de ce geste que par un grade de colonel et une fortune. Mais la minute d’émotion était passée. Washington, brusquement, changeait de couleur tandis qu’une angoisse passait dans son regard.

— Mon Dieu !… murmura-t-il. Et l’or ?… Suivez-moi !

L’un derrière l’autre, ils coururent vers le point le plus éloigné de la cour jusqu’à une porte basse devant laquelle veillait un soldat, le mousquet sur l’épaule.

— Allez me chercher les clefs ! ordonna le Général. Elles sont dans le cabinet du général Arnold. Demandez-les au major Grant.

L’homme revint très vite, escorté de l’officier.

— Nous n’avons pas les clefs, dit celui-ci. Le général Arnold ne s’en sépare jamais…

— Alors, faites enfoncer cette porte.

Il fallut un bélier et dix hommes solides pour en venir à bout. Finalement, elle s’abattit avec un bruit de tonnerre découvrant l’entrée d’un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

— Une lanterne ! Vite…

Suivi du major Grant et précédé de Gilles qui l’éclairait, Washington s’engagea dans l’escalier qui piquait droit dans le sol. On déboucha dans un couloir étroit au bout duquel un autre escalier s’ouvrait descendant plus bas encore. Il régnait là un froid et une humidité pénibles. Enfin, une autre porte apparut, solidement bardée de fer et si rébarbative que Gilles se demanda comment on allait pouvoir l’ouvrir sans faire sauter la moitié du fort. Mais, chose étrange, elle s’ouvrit sans difficulté quand on eut retiré la barre qui la défendait encore.

Une longue cave apparut. Elle était vide à l’exception d’une file, de tonnelets rangés dans un ordre impeccable et, apparemment intacts, car les sceaux armoriés apposés sur chacun d’eux étaient entiers.

— Dieu soit loué ! Je crois que nous arrivons à temps, murmura Washington entre ses dents. Tout de même, il faut s’en assurer ! L’homme est retors ! Ouvrez un de ces tonnelets, Major !…

L’officier en prit un au hasard, fit sauter le couvercle avec la pointe de son sabre tandis que Gilles, la lanterne haute, éclairait son travail. Ce qu’il découvrit lui arracha une exclamation.

— Des cailloux ! Il n’y a que des cailloux !

Jurant à rendre jaloux un reître, le Général renversa le tonnelet et, pris d’une sorte de rage, saisit son arme et se mit à éventrer les barils intacts : tous étaient pleins de cailloux, sauf deux qui étaient un peu à l’écart nettement détachés des autres. Mais la plus grande partie de l’or français avait disparu.

Blanc jusqu’aux lèvres, Washington regarda ses deux compagnons l’un après l’autre. Ils étaient aussi pâles que lui et Gilles tremblait.

— Il n’a pas eu le temps d’achever son travail de bandit, gronda-t-il, mais cet hiver, mes soldats vont encore mourir de faim. Le misérable ! Le lâche !

Son regard s’arrêta sur Grant.

— Faites porter les barils intacts à la trésorerie du fort et dites que l’on amène mon cheval, ainsi qu’une monture fraîche pour ce soldat. Nous allons à Robinson House. C’est la maison d’Arnold, expliqua-t-il pour Gilles. Le général La Fayette et le colonel Hamilton m’y ont précédé pour ne pas faire attendre trop longuement le déjeuner de Mrs Arnold. Son… mari doit y être car il ne m’a pas rejoint ici !… Mais comment ai-je pu être assez fou pour lui faire confiance et mettre une telle fortune à sa portée ? C’était tenter le Diable. Mais aussi comment imaginer pareil malheur ?

À une allure de tempête, les deux cavaliers quittèrent la forteresse, galopèrent vers une assez belle demeure qui s’élevait à quelques yards de la forteresse au milieu d’un agréable jardin planté de grands sapins et de cyprès. Le site, ennobli par le fleuve, était superbe et serein mais Robinson House ne l’était guère car une grande agitation y régnait. Un serviteur noir qui courait vers les écuries se contenta de jeter aux deux cavaliers un coup d’œil parfaitement indifférent tandis que, debout, devant le perron au milieu d’un groupe composé de deux Noirs et d’une quarteronne qui pleurait dans son tablier. La Fayette et Hamilton avaient l’air de tenir une conférence. Apercevant leur chef, ils s’élancèrent vers lui avec un soulagement visible.

— Ah ! mon Général, s’écria La Fayette, vous arrivez comme le Sauveur ! Nous sommes en pleine détresse ! Le général Arnold vient de partir et…

— Arnold- est un traître ! coupa durement Washington. À qui se fier, mon Dieu ! Tenez, Marquis, lisez ce que l’on vient de m’apporter.

L’un lisant par-dessus l’épaule de l’autre, les deux officiers parcoururent les papiers sans pouvoir retenir des exclamations indignées. Quand ce fut fini, leurs regards consternés convergèrent sur Gilles qui se tenait à trois pas derrière le Général.

— Oui, dit celui-ci, qui, pour calmer sa nervosité, mâchait une écorce d’arbre qu’il venait d’arracher, c’est à ce jeune homme que nous devons la découverte du complot. Il a fait preuve d’un grand courage.

— Eh mais… c’est notre grand chasseur d’Indiens ? s’écria La Fayette dont le visage consterné s’illumina d’un sourire qui lui rendit son âge. Touchez là, Monsieur ! Le dévouement d’un Français à notre cher Général et à la cause américaine double le plaisir que j’ai à vous serrer la main. M. de Rochambeau disait grand bien de vous.

Avec un frisson de joie, Gilles s’exécuta, constatant une fois de plus que ce pays était bien celui des miracles qui joignait la main d’un grand seigneur auvergnat à celle d’un bâtard breton. Mais Washington coupa court aux effusions.

— Dites-moi maintenant ce qui s’est passé ici.

Ce fut le colonel Hamilton qui se chargea du récit. En quelques phrases, il raconta comment, arrivant pour déjeuner à l’improviste à Robinson House et annonçant l’arrivée du généralissime, ils avaient trouvé Arnold qui descendait de cheval, venant de l’autre rive. Afin de ne pas risquer de se croiser sur le chemin de West Point avec Washington et de ne pas faire attendre plus longtemps sa femme, il s’était mis à table avec les deux jeunes gens. Le déjeuner commençait gaiement quand un messager était arrivé, apportant une lettre.

Arnold la lut et, sans que sa figure changeât, du ton le plus naturel, il pria ses hôtes de l’excuser parce qu’il était appelé d’urgence pour une affaire de service. Il se leva donc, sortit de la salle à manger, bientôt suivi de sa femme à laquelle il avait fait un signe et qui le rejoignit dans sa chambre. Un moment plus tard, La Fayette et Hamilton purent le voir monter à cheval et disparaître en direction du sud.

Restés seuls à table, ils trouvèrent bientôt le temps long car Mrs Arnold ne revenait pas. Ils demandèrent alors de ses nouvelles à l’esclave qui les servait et qui revint au bout d’un instant avec la femme de chambre. Celle-ci semblait dans tous ses états et pleurait comme une fontaine.

Au milieu de ses sanglots, la quarteronne leur apprit que « Mistriss était dans les convulsions » et qu’on venait d’envoyer chercher le médecin tant son état était effrayant, surtout pour une femme enceinte.

— Nous nous sommes autorisés de notre amitié, reprit La Fayette, pour monter chez elle. C’est un spectacle pitoyable. La malheureuse femme n’a plus aucun sens. Elle se tord de douleur en poussant des cris que vous pourriez entendre si nous n’avions fermé la fenêtre. Elle dit… pardonnez-moi, mon Général, mais je crois qu’il faut tout vous répéter… elle dit que vous allez venir ici pour tuer son enfant…

Gilles ne devait jamais oublier l’éclair meurtrier qui traversa les yeux bleus de Washington.

— Voilà donc ce que l’on pense de moi ici !… fit-il amèrement. Voilà donc ce que l’on peut attendre de gens que l’on aime ! Peggy Arnold n’est pas folle. Si elle le paraît c’est parce qu’elle sait que son époux est en fuite.