— Ne la verrez-vous pas ? demanda Hamilton.
— Non ! Restez ici tous deux au cas improbable où le traître tenterait de revenir chercher sa femme. Je retourne à West Point avec le Français. J’ai des dispositions à prendre avant de repartir.
Tout le reste du jour, George Washington inspecta minutieusement les défenses de West Point, envoya des éclaireurs, reçut des dépêches au milieu d’un état-major accablé de honte et réduit au silence. Gilles promu au rang d’aide de camp provisoire galopait sur ses talons prêt à courir au bout du monde sur un simple claquement de doigts.
Vers le soir, alors que tous étaient réunis dans ce qui avait été le cabinet d’Arnold pour une sorte de conseil, un esclave noir dont il fut impossible de savoir d’où il venait vint apporter une lettre. Elle était d’Arnold et Washington la lut à haute voix.
Quand on a la conscience d’avoir noblement agi, osait écrire le traître, on ne cherche pas à excuser une démarche que le monde peut trouver blâmable. J’ai toujours été guidé par l’amour de mon pays depuis l’origine de cette fatale lutte entre la Grande-Bretagne et ses colonies. Le même amour pour mon pays me dicte ma conduite actuelle, quelque contradictoire qu’elle puisse paraître au public qui rarement nous juge avec justice. J’ai trop souvent éprouvé l’ingratitude de ma patrie pour rien attendre d’elle. Mais je connais assez l’humanité de Votre Excellence pour ne pas craindre de solliciter votre protection en faveur de Mistress Arnold contre les injustices et les injures auxquelles pourrait l’exposer un désir de vengeance. Je dois en être seul l’objet. Elle est aussi innocente qu’un ange et incapable de la moindre faute. Je demande que vous l’autorisiez à retourner près de ses amis de Philadelphie ou à venir me joindre à son choix. Je ne crains rien pour elle de la part de Votre Excellence mais ne doit-elle pas avoir à souffrir de la fureur égarée des habitants ? Je vous prie de vouloir bien lui faire remettre la lettre ci-jointe et lui permettre de m’écrire. J’ai aussi à vous demander de me faire envoyer mes vêtements et mes bagages qui sont de peu de valeur. Si on l’exige, je tiendrai compte de leur prix.
P.-S. Je dois aux officiers de mon état-major de déclarer qu’ils ignorent complètement tout ce qui s’est passé et qu’ils auraient cru fatal au bien public. Il en est de même de Josué Smith sur lequel planeront des soupçons…
Washington acheva sa lecture au milieu des murmures scandalisés des officiers, replia la lettre, la mit dans sa poche et posa son regard glacé sur tous ceux qui l’entouraient, l’un après l’autre.
— Calmez-vous, Messieurs ! Tout ceci est profondément triste. Qui peut dire avec certitude si cet homme est inconscient ou cynique ? En vérité, cela dépasse l’entendement.
Puis, se tournant vers Gilles :
— … Allez à Robinson House, Mr. Goëlo. Vous y avertirez le général La Fayette et le colonel Hamilton de venir nous rejoindre. Auparavant, vous leur remettrez la lettre destinée à Mrs Arnold et vous ferez dire à celle-ci que son mari est certainement en sécurité dans les lignes anglaises et que je la ferai conduire chez son père, à Philadelphie, quand elle le désirera. Dites aussi que l’on rassemble les effets personnels de son… époux et qu’on me les fasse tenir. Vous les rapporterez mais veillez à ne pas vous attarder : demain matin nous repartons pour Tappan où nous aurons à juger l’espion anglais que le colonel Talmadge a dû y conduire.
Le ton avec lequel Washington articula les deux mots « espion anglais » poussa Gilles à sortir du silence qu’il avait préféré observer durant toute la journée pour ne pas aggraver la colère du Général.
— Veuillez me pardonner, mon Général, mais n’avez-vous pas lu la lettre du major André ?
— Si fait ! Pourquoi cette question ?
— Parce que cette lettre a dû vous apprendre que le Major n’est pas un espion. C’est un officier honnête, loyal et courageux qui n’a pas exécuté sans répugnance, d’ailleurs, la mission dont l’avait chargé lord Clinton…
— Je n’en doute pas. Pourtant il a été pris en vêtements civils !
— Mais il ne les a pas endossés volontairement. Seules les circonstances…
Washington frappa du poing sur la table.
— Ne jouez pas avec moi aux propos interrompus. La loi est formelle : tout officier ou soldat pris sur le terrain des hostilités en habits civils sera considéré et traité comme un espion et pendu. Cela a été le sort récent d’un espion anglais nommé Nathan Hale.
— Sans doute mais si la loi est la loi, vous êtes le général Washington, plaida Gilles au mépris de toute prudence. C’est vous qui êtes la loi, notre loi à tous, même pour moi qui suis étranger. Ne pouvez-vous faire grâce ?
Un murmure approbateur l’encourageait déjà mais le Général y coupa court d’un geste impérieux. Pourtant sa voix se radoucit un peu pour répondre :
— Quoi que vous en pensiez, je n’ai pas le droit de me substituer à la loi et je n’ai pas celui de faire grâce car notre autorité suprême c’est le Congrès. Je ne suis qu’un chef de guerre… et, que vous le vouliez ou non, le major André passera en jugement devant une cour martiale. Son verdict sera sans appel et ne comptez pas sur moi pour tenter de l’infléchir. Le danger couru par les combattants de la Liberté a été trop grand. Partez maintenant et souvenez-vous seulement que vous êtes soldat.
Cette nuit-là, Gilles ne parvint pas à trouver le sommeil. La colère sans éclat de Washington l’inquiétait infiniment plus qu’un intense coup de gueule. La déception du Général atteignait les régions profondes où naît la douleur insupportable. Le complice involontaire d’Arnold pouvait avoir tout à craindre d’un homme aussi cruellement blessé…
1. Pour lutter contre les Insurgents, l’Angleterre avait loué quelque 30 000 soldats au grand-duc de Hesse.
CHAPITRE XII
ENTRE L’AMOUR ET LA GUERRE
Planté comme un piquet au bord de la prairie avec le cordon de troupes, l’échine raide et le regard à dix pas, Gilles Goëlo s’efforçait de ne pas voir le gibet, que l’on avait dressé à peu de distance de la ferme où Washington avait son quartier général. On était à Tappan, le 2 octobre, et le major André allait mourir pendu, comme un coquin qu’il n’était pas.
Le Breton avait horreur de ce qui se préparait. Non parce qu’un homme allait mourir : c’était la guerre et dans sa Bretagne natale la corde était fort employée mais l’Anglais ne méritait pas de mourir le chanvre au cou. Qu’on l’eût fusillé et Gilles eût considéré que tout était dans l’ordre car le peloton c’était la mort d’un soldat donnée par des soldats. La potence signifiait la main d’un bourreau et le bourreau aujourd’hui ce serait un « Cow-Boy » prisonnier dont on masquerait le visage sous une couche de suie.
On n’avait pas le droit de faire ça ! On n’avait pas le droit de faire ça au prisonnier, ni à lui-même car la joie de la récompense reçue en prenait un goût de fiel. Les galons de lieutenant et la médaille d’argent gravé portant un bouclier avec le mot « Fidélité », qu’il avait reçus, la même médaille et la somme de 200 dollars que l’on avait donnée à Tim qui voulait demeurer libre coureur des bois, c’était à l’homme qui allait mourir de cet ignoble assemblage de poutres qu’ils les devaient.
Avec sa franchise sans nuances, il l’avait dit à Washington quand celui-ci lui avait annoncé qu’il avait écrit à Rochambeau pour lui demander permission d’attacher désormais son ex-secrétaire à son propre état-major.
— Je déplore cet état de fait autant que vous, lui répondit le Généralissime. Mais le conseil de guerre a jugé et le général Green qui le préside est intraitable : il faut faire un exemple. J’ai fait tout ce que je pouvais car j’ai même fait offrir à lord Clinton d’échanger André contre Arnold. C’est Arnold lui-même qui m’a répondu.
— Et c’était ?
Washington haussa les épaules.
— Ce que l’on pouvait attendre d’un tel homme : il exécutera les prisonniers américains détenus à New York si nous fusillons André. Nous ne pouvons pas reculer. Tout cela, ajouta-t-il avec tristesse, je l’ai expliqué tout à l’heure au général La Fayette qui, comme vous-même, intercédait pour André. La guerre est une chose terrible mais, pour nous qui avons choisi la révolte, elle est la seule route possible et nous devons la conduire jusqu’au bout. Si cela peut vous consoler, je pleurerai ce pauvre garçon autant que vous car rarement ennemi a été plus sympathique.
Rarement, en tout cas, on avait vu exécution capitale se préparer dans une telle atmosphère de deuil. L’amabilité et le courage du jeune Anglais lui avaient gagné presque tous les cœurs… Tim lui-même, debout à quelques pas de Gilles, devant le groupe des villageois, avait sa figure d’ours grincheux et un regard un tout petit peu trop brillant. On allait pendre un « espion anglais » au milieu des larmes de ses ennemis !
Le premier coup de midi se fit entendre. Les tambours roulèrent et la musique militaire, rangée sur le chemin, qu’allait suivre le condamné, se mit à jouer Blue Bird. Alors, encadré d’un piquet de soldats, le major André parut au seuil de la maison où il était gardé à vue. Il était vêtu du costume dans lequel il avait été pris et qui justifiait sa condamnation mais ses mains étaient libres et son regard ferme. Il sourit même aux musiciens et, gentiment, les félicita de leur talent. Mais tout à coup, ses yeux rencontrèrent la potence et la charrette que l’on avait disposée dessous en guise d’échafaud. Il baissa un peu la tête, frappa du pied avec colère, mordit sa lèvre inférieure et l’on put l’entendre soupirer :
— Dois-je ainsi mourir ?
Mais ce ne fut qu’un instant. Il se reprit, marcha d’un pas assuré vers la charrette sur laquelle il grimpa sans aide mais sans pouvoir retenir une grimace de dégoût en se trouvant en face du bourreau à la figure noircie. Il lui tourna le dos, ce qui lui permit de ne plus voir le nœud coulant et resta debout, les mains aux hanches, regardant le piquet de garde. Ses yeux rencontrèrent ceux de Gilles qu’il salua d’un signe de tête et d’un demi-sourire. Mais l’officier qui l’accompagnait monta à cheval et, d’une voix forte, lança :
— Major André, si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez parler parce que vous n’avez plus que peu de temps à vivre !
Le condamné haussa les épaules.
— Je n’ai rien à dire sur ma sentence mais seulement sur le mode d’exécution. Je vous prie seulement, Messieurs, de témoigner que je meurs bravement.
À ce moment, le bourreau voulut lui passer la corde autour du cou. Il le repoussa en lui disant qu’il avait les mains sales, prit la corde, passa sa tête dedans et, avec un rude courage, resserra lui-même le nœud. Puis il sortit un mouchoir et le tendit à l’exécuteur afin qu’il pût lui lier les mains derrière le dos, puis un autre pour lui bander les yeux.
À nouveau, les tambours battirent. L’officier leva son épée. Le bourreau fouetta son cheval tandis qu’un soldat escaladait la potence. La charrette avança, abandonnant le corps du supplicié qui se balança un instant dans le vide puis s’agita violemment. Alors, le soldat monté sur le gibet se jeta sur ses épaules, pesant de tout son poids pour abréger l’agonie. Le corps s’immobilisa…
Incapable de rester plus longtemps en face de ce cadavre dont il se sentait un peu responsable, Gilles tourna les talons et partit en courant. Il avait envie de cogner sur quelque chose ou sur quelqu’un, sur le bourreau occasionnel, par exemple, qui avait acquis sa grâce en exécutant un homme de son bord… ou même sur le général Green, le président de la cour martiale, qui avait refusé le peloton et qui impassible avait assisté à cette misérable mort d’un homme d’honneur. Mieux valait faire comme autrefois, gagner la profondeur des bois pour y retrouver la sérénité des choses intactes.
Mais il n’alla pas loin. Un jeune soldat qui criait son nom d’une voix enrouée galopait derrière lui et le rejoignit.
— Eh bien ? aboya le Breton tournant sa fureur contre cet innocent. Qu’as-tu à brailler de la sorte ? Que me veux-tu ?
— Moi ? Rien, mon Lieutenant… haleta le garçon. C’est… le général Washington qui vous demande. Paraît que c’est pressé.
À grandes enjambées, Gilles remonta vers la petite maison de brique aux volets clos où le généralissime avait décidé de rester enfermé tout le jour, protestant ainsi à sa manière contre une exécution qui ne lui convenait pas plus qu’à ses soldats. Le milicien de garde salua, ouvrit la porte sans bouger de sa place. La voix glacée de Washington cueillit l’arrivant dès le seuil.
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