— On vient d’arrêter aux avant-postes ces deux femmes. Elles vous réclamaient. Voulez-vous me dire ce que cela signifie ?
Assises côte à côte sur un banc comme deux oiseaux sur une branche, Gunilla et Sitapanoki levaient sur le jeune homme des yeux remplis d’appréhension. Il devint rouge vif mais Washington ne lui laissa pas le temps d’apprécier si la rencontre lui était agréable ou non.
— Tout ce que l’on a pu en tirer, c’est qu’elles ont fui le camp de Sagoyewatha et qu’elles voulaient vous voir à tout prix. Rien d’autre ! À croire qu’elles sont stupides. Consentirez-vous à me dire qui elles sont ? Cette Indienne surtout ? J’ai souvent entendu dire que les Français étaient de redoutables coureurs de jupons mais vous me semblez détenir une sorte de record.
Le drame de West Point, la mort du major André avaient renvoyé les tribus sénécas à l’arrière-plan des préoccupations du généralissime. Gilles lui avait bien rendu compte rapidement de ce qui s’était passé sur les bords de la Susquehannah mais il avait été écouté avec une certaine distraction. C’est ainsi que, relatant comment Tim et lui-même avaient repris Sitapanoki aux hommes de Cornplanter, il avait été interrompu par une porte qui s’ouvrait.
— Excellent ! Excellent ! murmura Washington sans avoir l’air d’y penser et, tout de suite, il s’était tourné vers le colonel Hamilton qui entrait. Gilles, vexé, n’avait pas insisté…
— Vous faites erreur, mon Général, riposta-t-il sèchement. Je n’ai pas séduit ces femmes et si vous aviez daigné m’écouter jusqu’au bout, l’autre jour, vous sauriez exactement qui elles sont. Cette jeune fille se nomme Gunilla Söderstrom. Elle était depuis plusieurs années captive des Sénécas. Elle nous a aidé à fuir et désire rejoindre la seule famille qui lui reste : une tante à New York. Quant à celle-ci, c’est une noble dame, la propre épouse de Sagoyewatha dont nous avons empêché l’enlèvement par les Iroquois. Souvenez-vous que vous nous aviez chargés d’avertir le chef Sénéca des menées traîtresses de Cornplanter la concernant…
Washington changea de couleur. Son poing s’abattit sur sa table de travail, faisant sauter les papiers.
— Et vous l’avez incitée à vous suivre ? Êtes-vous complètement idiot ? Ne savez-vous pas que Sagoyewatha n’aura rien de plus pressé que nous accuser du rapt et que Cornplanter sera trop heureux de renchérir ? Au lieu de diviser les nations iroquoises, vous les aurez unies plus fermement que jamais.
— Il n’y avait rien d’autre à faire, mon Général ! Cette femme, rentrée au village indien, n’y aurait eu aucune sécurité tant que son époux en était absent. Hiakin, le medecine-man, était d’accord avec les ravisseurs, on aurait recommencé le coup deux jours plus tard…
— Et qu’est-ce que cela pouvait bien nous faire ? N’était-ce pas la preuve formelle que mon avertissement était valable ? Les deux chefs se seraient battus à mort…
Les yeux dorés de l’Indienne allaient de l’un à l’autre des deux hommes avec une indignation grandissante. Au dernier mot elle se dressa…
— Voilà donc ce que cachent les paroles amicales des hommes à la peau blanche ? lança-t-elle avec mépris. Le désir sournois de voir les tribus indiennes se déchirer entre elles afin d’assurer plus solidement leur puissance. Mon époux parle sagement quand il dit que l’homme rouge ne connaissait pas le malheur jusqu’à ce que l’homme blanc vienne à lui. Et moi, j’ai cru les discours de celui-ci, ton messager, quand il m’a pressée de venir me mettre sous ta protection ! J’espérais être reçue avec honneur, comme il convient à l’épouse d’un grand chef et je n’entends ici que des insultes. Tu oses regretter que l’on n’ait pu me traîner jusqu’à la couche de Cornplanter comme une esclave captive ? Et tu oses le proclamer devant moi ?
Sa voix basse, un peu rauque, vibrait d’indignation et de douleur. Sans un mot, Washington se détourna, alla jusqu’à la fenêtre dont il repoussa légèrement les volets clos. Un rayon de soleil fila dans l’entrebâillement, enveloppa de lumière chaude la jeune femme qui ne cilla même pas. Pendant quelques secondes le Général la contempla sans rien dire.
Malgré sa fatigue évidente, ses vêtements misérables et la saleté qui la recouvrait, la beauté de l’Indienne irradiait la pièce grise. Gilles, le cœur serré, repris par la fascination qu’elle exerçait sur lui, la dévorait des yeux, l’esprit déjà en déroute et prêt à toutes les folies.
Le silence qui suivit la tirade de Sitapanoki ne dura qu’un instant. Déjà, avec toute l’élégance d’un parfait gentilhomme, Washington s’inclinait légèrement devant la jeune femme.
— Pardonne-moi ! dit-il doucement. Mes paroles ont dépassé ma pensée et ma colère venait de ce que j’étais affligé à la pensée de perdre à jamais une amitié que je souhaitais conquérir, celle de Sagoyewatha, que l’on dit sage entre les sages. Tu seras traitée selon ton rang tant que tu resteras dans mon camp, ce qui ne durera guère. Dès que j’aurai appris le retour de ton époux auprès de ses feux de campement, je te ferai ramener à lui sous bonne escorte et avec une lettre de moi qui lui expliquera la vérité. Dès maintenant, je te prie de te considérer comme mon hôte ainsi que cette jeune fille. Tant que durera le siège, il ne lui sera pas possible de gagner New York. Dans un moment, je vous ferai conduire dans une maison où l’on prendra soin de vous.
Courtoisement, il conduisit les deux femmes dans la pièce voisine et revint vers Gilles qui, ne voyant plus très bien quelle pouvait être encore son utilité, s’apprêtait à sortir.
— Je n’en ai pas encore fini avec vous ! fit-il avec brusquerie.
Parmi les papiers et les cartes qui encombraient sa table, il choisit une lettre dont les yeux perçants du Breton reconnurent instantanément le cachet : elle venait de New-Port. Et, en effet :
— … Monsieur le comte de Rochambeau me fait tenir des nouvelles qui vous intéressent, dit Washington. Il a été heureux d’apprendre le rôle important que vous avez joué dans la découverte des menées du traître Arnold et il consent très volontiers à ce que vous serviez dorénavant sous mes ordres. Il se dit très heureux qu’un soldat du régiment Royal-Deux-Ponts se transforme en officier américain. Il est persuadé que vous vous montrerez digne de votre promotion. Au surplus, voici, de sa main, une lettre qui vous est destinée. Vous pouvez, dès maintenant, en prendre connaissance… et disposer !
Gilles prit la lettre, la glissa dans son ceinturon mais ne bougea pas.
— Puis-je dire encore quelque chose, mon Général ?
— Dites ! Mais soyez bref !
— Je voudrais obtenir une faveur : celle de… faire partie de l’escorte qui ramènera l’épouse de Sagoyewatha à ses campements.
— Curieuse demande ! La raison, je vous prie ?
— Elle est simple : c’est moi qui l’ai emmenée et c’est en conséquence moi qui suis accusé de l’avoir enlevée. Il me paraît donc normal que ce soit moi qui la ramène. Ne fût-ce que pour rendre raison à Sagoyewatha s’il estime en avoir à demander.
Un instant, le gentilhomme de Virginie considéra sans rien dire le garçon raidi dans un garde-à-vous impeccable. Les mains nouées derrière son dos, il en fit même lentement le tour avant de revenir planter dans les siens ses yeux graves.
— Hum !… Je saisis ! Sens de l’honneur à fleur de peau, n’est-ce pas ?… Bien français !… Mais… pouvez-vous me jurer, sur ce même honneur, que ce grand désir de vous disculper devant le chef Sénéca est l’unique raison de votre demande ?
— N… on, mon Général !
— C’est bien ce que je pensais. Cessez de contempler les volets et regardez-moi, s’il vous plaît. Maintenant écoutez-moi bien : vous n’escorterez pas la princesse indienne parce que je n’ai pas envie de perdre un homme de votre valeur. Avant quinze jours certainement cette femme aura quitté Tappan sous la garde d’hommes dont je pourrai être certain qu’ils seront insensibles à son charme : un pasteur et de vieux routiers de la guerre indienne. Vous êtes beaucoup trop jeune pour ce rôle… et elle est beaucoup trop belle.
La décision de Washington était dictée par la sagesse. Pourtant, quand il fut dehors, Gilles y retrouva aggravé, le malaise qui l’avait saisi en face de la potence. Cela ne lui avait fait aucun bien de revoir Sitapanoki. Il s’était cru délivré de la fascination qu’elle avait exercée sur lui mais il s’était retrouvé devant elle aussi faible qu’un enfant. Un seul regard des grands yeux d’or avait rallumé l’incendie de son sang et maintenant il n’avait plus qu’une idée : la revoir…
Ce fut presque distraitement qu’il lut la lettre de Rochambeau. Elle était pourtant intéressante car elle constituait pour lui-même et pour Tim une manière de réhabilitation. Le chef du corps expéditionnaire français y faisait savoir à son ancien secrétaire qu’il était lavé de l’accusation d’assassinat.
Le soldat du régiment des Hussards de Lauzun connu sous le nom de Samson la Rogne a été capturé au moment où, avec la complicité de trois camarades, il tentait d’intercepter le chargement d’or peu après son départ de New-Port. Deux des malandrins ont été tués. Malheureusement ceux qui sont restés entre nos mains ont réussi à s’enfuir. Samson était l’un d’eux et nous n’avons pu le retrouver. Sachez donc que vous avez retrouvé l’estime de vos camarades, avec l’approbation de Monsieur le duc de Lauzun et qu’au jour où Dieu permettra notre retour vers la France, vous retrouverez auprès de moi la place que je n’ai jamais songé à vous retirer…
Gilles froissa la lettre entre ses doigts nerveux. Il était plus mécontent que satisfait. Certes, il était agréable de ne plus être proscrit par les siens mais il se sentait atteint dans son orgueil. Washington avait fait de lui un officier. Cependant s’il revenait dans les rangs français ce serait pour y reprendre son encrier et son porte-plume ? Eh bien, si l’Amérique voulait l’adopter, elle l’adopterait jusqu’au bout…
Au fond, ce qui lui causait le plus de plaisir dans cette lettre, c’était encore d’apprendre que Morvan avait échappé à la justice militaire. La mort de Morvan, elle appartenait à Gilles Goëlo. Personne, pas même le Roi, n’avait le droit de la lui enlever. La haine qui s’était tissée entre eux était trop vivace pour s’achever ainsi stupidement sans qu’au moins ils pussent se regarder en face !
— Ces fichus maladroits de la Prévôté n’ont pas été capables de le retrouver, marmotta-t-il en mâchonnant un brin d’herbe, mais moi je sais bien que j’y arriverai, tôt ou tard, et où qu’il se trouve…
La foule qui avait été ensevelir au petit cimetière de Tappan le malheureux major André revenait 1. Gilles aperçut Tim qui pérorait au milieu de trois ou quatre hommes qu’il dépassait de la tête et l’appela pour aller vider ensemble quelques gobelets de rhum à l’auberge. La lettre de Rochambeau était sans doute de celles qu’il convient d’arroser mais, venant après le gibet et le retour inattendu de l’Indienne elle donnait à Gilles une furieuse envie de s’enivrer…
Il s’efforça consciencieusement d’y parvenir, encouragé par Tim qui voyait d’un très mauvais œil la réapparition de Sitapanoki.
— Si seulement tu pouvais ne pas décuiter jusqu’à ce que cette maudite femelle ait quitté le village, je serais beaucoup plus tranquille, déclara-t-il en versant à son ami de généreuses rasades. Tu as suffisamment risqué ta peau pour elle et je ne suis pas certain que tu n’aies pas envie de recommencer.
— Ce n’est pas de mourir que j’ai envie… c’est d’elle ! Il me semble que si je pouvais l’avoir… rien qu’une fois, je serais exorcisé…
— Ou plus pincé que jamais ! Il y a des femmes qui sont comme l’alcool : quand on y a goûté, on a envie d’y revenir. Essaie de penser à autre chose, ça vaudra mieux. Et à la tienne !
Mais, bizarrement, l’ivresse ne voulut pas de Gilles. Ce fut Tim qui s’écroula, le nez sur la table et qui se mit à ronfler. Le Breton le considéra un moment d’un œil morose : ce n’était pas drôle de boire seul et si Tim l’abandonnait, il n’avait plus rien à faire dans cette auberge. Jetant quelques pièces de monnaie sur la table, il s’éloigna d’un pas un peu incertain, sortit de la taverne et s’aperçut qu’il faisait nuit.
À longs traits, il aspira l’air froid qui chassa les brumes de son cerveau. Les feux des différents postes disposés autour de Tappan faisaient la nuit rouge mais tout était calme, bien que New York, la ville assiégée, ne fût guère qu’à deux lieues. Les canons se taisaient et si, parfois, un coup de feu éclatait dans le lointain, ce n’était peut-être qu’un chasseur attardé. L’automne était là et, comme la terre, la guerre allait s’endormir, chacun maintenant ses positions dans l’attente du printemps qui apporterait quoi ?… d’autres moyens de l’emporter, plus d’armes, plus d’hommes, plus d’argent ? D’un côté comme de l’autre, il fallait que les soldats redevinssent paysans pour que les champs puissent être ensemencés et la décision n’était pas pour cette année…
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