Avec un soupir, Gilles se mit en marche pour regagner son cantonnement mais sans trop savoir où il allait. Il n’avait pas envie de rentrer, il n’avait pas envie de dormir et, en fait, il ne savait pas trop de quoi il avait envie sinon peut-être de se débarrasser d’une tête qui battait comme un bourdon de cathédrale. Soudain, il heurta quelque chose et jura grossièrement puis, tout aussitôt, s’excusa en constatant que c’était une femme.
— Je vous cherchais, fit la voix tranquille de Gunilla. Mais ne criez pas si fort. Vous allez ameuter le village.
Il la regarda, incrédule, debout dans la lumière jaune venue des fenêtres d’une maison voisine.
— Je ne vous aurais jamais reconnue, fit-il, sidéré. Peut-être parce que vous ne m’avez jamais regardée.
C’était vrai. Depuis qu’il l’avait sauvée des griffes du gerfaut, elle n’avait été à ses yeux qu’une ombre grise, un paquet de hardes malpropres, sommé d’un tas de chaume d’un jaune sale, quelque chose de misérable tenant le milieu entre la chèvre et le tas de fumier en admettant que l’un ou l’autre pussent être doués de parole. Et maintenant il avait devant lui une mince jeune fille dont la robe noire faisait ressortir la finesse de la taille. Les mains qui sortaient des manchettes de toile blanche et le visage sous le bonnet bien repassé étaient peut-être un peu foncés par les intempéries et le trop grand soleil mais les yeux clairs avaient la couleur des fleurs de lin et l’épais chignon massé dans le cou semblait fait de soie pâle. L’image était si agréable que Gilles lui sourit.
— Je suis impardonnable, Gunilla. Vous êtes réellement charmante…
Le compliment ne la fit pas sourire. Elle eut même un haussement d’épaules agacé.
— Gardez vos compliments ! Ce n’est pas pour les entendre que je vous cherchais, c’est parce qu’elle me l’a demandé. Elle veut vous voir.
— Elle ?
— Ne faites pas l’imbécile ! Qui voulez-vous que ce soit ? Sitapanoki, bien sûr ! Elle ne peut pas sortir dans le village, le général Washington lui a demandé de ne pas se montrer. Et elle m’a fait promettre de vous ramener. Venez-vous ?
— Je vous suis. Où allons-nous ?
— On nous a confiées à la femme du pasteur. C’est une femme généreuse quoique d’idées austères. Elle m’a accueillie comme si j’étais sa fille mais elle n’était pas trop contente d’avoir une Indienne sous son toit…
— Et vous prétendez faire entrer un homme dans cette maison ? Mais elle va me jeter dehors !
— Elle n’en saura rien. Mrs Gibson est de ces femmes qui ont des solutions pour chaque problème. Elle a installé Sitapanoki dans le bâtiment où se trouve la salle d’ouvroir sous prétexte du respect dû à son rang… d’ailleurs celle-ci refusait de vivre sous le même toit que le prêtre du Grand Esprit Étranger. Cela se trouve au fond du verger. Personne ne vous verra entrer.
— Que me veut Sitapanoki ?
Gunilla s’était remise à marcher devant Gilles. La question qu’il posait était anodine, pourtant il vit se raidir le dos mince de la jeune fille qui, brusquement, se retourna les yeux flambants de colère.
— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir ! Je suis venue vous chercher parce qu’elle m’a menacée d’y aller elle-même si je ne le faisais pas… mais je voudrais la voir au diable, cette Indienne ! C’est un démon, comme ses frères !
Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Gunilla ramassa ses jupes et se mit à courir vers le bout du village, suivie du Breton qui fut bien obligé d’adopter la même allure. Il connaissait la maison du pasteur Gibson mais il ne savait pas quel chemin souhaitait emprunter son guide. Elle lui fit en effet contourner l’enclos, franchir une haie de cornouillers et finalement s’arrêta devant un étroit escalier de bois.
— Vous n’avez qu’à monter. C’est là-haut ! fit-elle en désignant une fenêtre éclairée. Vous pourriez repartir par le même chemin. Adieu !
Elle se fondit dans les ombres du verger tandis que Gilles, le cœur battant, escaladait quatre à quatre les marches fragiles. Sous sa main impatiente, la porte sembla s’ouvrir d’elle-même révélant une chambre claire et simple, pourvue de meubles rustiques et d’attendrissants rideaux à volants de mousseline qui lui donnaient un aspect virginal. Seul, le feu qui brûlait dans la cheminée l’éclairait et il ne vit pas tout de suite Sitapanoki. C’est seulement en se tournant vers le lit dressé dans le coin le plus éloigné de la cheminée qu’il l’aperçut. Elle était couchée, les couvertures remontées jusqu’au menton et semblait dormir.
Il s’approcha doucement, maudissant les lames du parquet de sapin qui criaient sous son poids et resta un moment à la contempler, retenant son souffle, jouissant avidement de sa beauté.
La masse de ses cheveux défaits entourait la jeune femme d’un halo sombre dans lequel son visage brillait comme une fleur d’or. Ses longs cils mettaient une ombre douce sur ses joues que la chaleur teintait de rose et ses lèvres humides s’entrouvraient comme si, dans son sommeil, elle attendait un baiser. Émerveillé, Gilles ne pouvait encore croire que de la nuit froide du dehors il fût passé à ce délicieux paradis féminin.
Il allait peut-être se pencher sur la dormeuse quand, sans même ouvrir les yeux, elle murmura :
— Tu es venu vite ! Je n’ai pas eu le temps de m’endormir. C’est très aimable à toi…
L’ironie du ton rompit le charme. Gilles se raidit.
— Tu m’as demandé. Je n’avais aucune raison de te faire attendre. Que veux-tu de moi ?
— Un simple renseignement. Est-ce toi qui me reconduiras auprès de mon sage époux Sagoyewatha ?
— Non. Le général Washington ne le veut pas…
Soudainement, elle ouvrit les yeux, l’enveloppant de leur chaleur lumineuse où pétillait une moquerie légère.
— Tu le lui as donc demandé ?
— En effet ! J’estimais qu’il était de mon devoir de te reconduire moi-même et, en même temps, de me laver, aux yeux de ton époux, de l’accusation d’enlèvement que Hiakin a dû faire peser sur moi.
L’Indienne sourit, referma à demi ses yeux, examinant sournoisement le jeune homme à travers la frange de ses cils, s’avouant que jamais homme ne lui avait plu autant que celui-là. La guerre lui allait bien. Ces dernières semaines avaient durci son visage, lui ôtant à jamais les dernières traces de l’adolescence ; et Sitapanoki n’avait qu’à rappeler ses proches souvenirs pour retrouver, sous le sombre drap d’uniforme, la perfection d’une musculature sans défaut. Et puis, il y avait ce regard de glace bleue, ce pli à la fois ironique et désabusé au coin des lèvres dures. Un bel animal en vérité, aussi beau que Cornplanter mais infiniment plus attirant !
— Était-ce la seule raison ? Ne souhaitais-tu réellement que me remettre aux mains d’un époux ou bien…
— Ou bien quoi ? articula-t-il sur la défensive.
— Oh rien !… J’ai dû rêver qu’un soir, dans mon wigwam, tu m’avais suppliée de te suivre… Les rêves sont une chose étrange, vois-tu, car je crois même entendre encore tes paroles. Tu disais : « Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra… »
— Tu n’as pas rêvé. Ces mots, je les ai dits et je ne les renie pas mais…
— Mais ? C’est là un mot que les femmes n’aiment guère.
— Pardonne-moi. J’étais sincère alors mais tant de choses ont changé. Je ne m’appartiens plus… Je suis officier du général Washington.
— Tu veux dire que tu ne m’aimes plus ?… Dommage ! Car moi, vois-tu, j’étais prête à t’aimer…
D’un geste brutal, elle rejeta ses couvertures et, aussi nue que la vérité, se dressa devant le jeune homme, rejetant derrière son dos la masse sombre de ses cheveux dans un mouvement qui fit saillir ses seins dressés comme de fières collines de chair. Mais elle ne s’approcha pas de lui et comme s’il avait cessé soudainement d’exister, elle passa devant lui et marcha vers le feu, balançant sur de longues cuisses des fesses hautes et fermes qui apparaissaient sous le rideau luisant des cheveux.
La gorge soudain plus sèche qu’un désert de sable en été et le sang aux tempes, Gilles la regarda marcher vers la cheminée, découpant sur le fond rougeoyant, la forme parfaite de son corps. D’une voix rauque qui lui parut venir des profondeurs de la terre, il s’entendit murmurer :
— Quel jeu joues-tu ? Tu étais prête à m’aimer dis-tu ?
— Sinon pourquoi serais-je venue te chercher jusqu’ici quand il était si simple de rentrer chez moi lorsque les Skinners ont tué l’Avenger et brûlé la ferme ?
Elle se détourna lentement pour lui offrir l’affolant profil de son corps ; la courbe hardie des seins dominant celle infiniment émouvante du ventre plat et le doux renflement d’un pubis soigneusement épilé… Sa voix se fit plus basse et passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.
— … Je te désirais au camp de mon époux et je te désire à présent ! Oh ! Je sais ce qui te retient. Tu crains de déplaire à l’homme que tu as choisi de servir… mais cela ne suffit pas. Après tout, peut-être me suis-je trompée… peut-être que tu n’es pas vraiment un homme ?
Alors il s’empara d’elle. Brutalement et totalement. Tout aussi totalement elle répondit à son étreinte sous laquelle elle plia. Le sol recouvert d’un candide tapis au crochet, œuvre de la sage Mrs Gibson, monta vers eux avec la chaleur des flammes. La chair de l’Indienne était brûlante mais les mains de Gilles étaient glacées. Comme une petite bête sauvage, elle lui mordit doucement la bouche puis le repoussa, s’agenouillant auprès de lui.
— Laisse-moi t’enlever ces habits ridicules ! Tu es tellement plus beau sans eux.
Impatiente de l’étreindre encore, il arrachait son habit, son long gilet blanc, s’attaquait à la cravate mais elle s’arrêta.
— Non ! Je veux le faire moi-même. Nous autres, filles de la forêt, on nous apprend comment faire durer très longtemps le plaisir du maître que nous nous choisissons.
— Aussi bien que vous savez prolonger les tortures ? fit Gilles en riant.
Mais elle demeura grave.
— C’est la même chose. L’amour est une mort lente dont on renaît sans cesse. Le plaisir comme la douleur doit être un paroxysme…
Devant le feu qui lui aussi se mourait ce fut, entre leurs deux corps, un jeu subtil, cruel et délicieux. Avant de s’ouvrir enfin pour lui, vaincue et délirante, Sitapanoki conduisit, avec une science raffinée, le désir de son partenaire jusqu’aux limites d’une souffrance dont il se délivra dans un râle de fauve auquel fit écho le cri haletant de la femme. Puis tout disparut…
Gilles s’éveilla le premier du bienheureux anéantissement de l’amour et, doucement, se dégagea. Le feu n’était plus que braises. Il y posa quelques bûches et le ranima. De hautes flammes claires jaillirent enveloppant de lumière la femme endormie. La sueur traçait de petits ruisseaux brillants sur sa peau mate. D’un doigt léger, Gilles suivit le tracé de l’un d’eux qui se perdait dans l’ombre des cuisses entrouvertes… Du fond de son sommeil superficiel Sitapanoki sentit la caresse, gémit, se tendit vers elle sans ouvrir les yeux.
Le désir s’enfla de nouveau dans les reins du jeune homme mais, durant de longues minutes, il demeura à genoux, jouant comme d’une harpe de ce corps féminin qui haletait et se soulevait sous ses doigts, jouissant de ses plaintes jusqu’à ce que, se relevant d’une brusque torsion, la femme vint s’abattre sur lui, l’enveloppant de toute sa chair et de l’odeur poivrée de ses cheveux et manquant de les jeter dans le feu tous les deux. Alors, Gilles l’emporta jusqu’au lit pour s’y anéantir avec elle dans la blancheur des draps…
Trois fois encore ils firent l’amour sans parvenir à se rassasier l’un de l’autre. Leurs corps semblaient avoir été créés de tout temps pour s’adapter l’un à l’autre et ne plus pouvoir se séparer. Mais, enfin, Sitapanoki sembla chercher un peu de repos et nicha sa tête contre le cou de son amant qu’elle enveloppa de ses bras.
Un instant, elle garda le silence et il crut qu’elle allait s’endormir quand il sentit soudain des baisers légers sur sa peau et l’entendit chuchoter.
— Emmène-moi !…
— Où veux-tu que je t’emmène ? Chez toi ? Je t’ai déjà dit…
— Chez moi… oui… mais pas chez mon époux.
Elle se redressa sur un coude, l’embrassa longuement tandis que ses doigts glissaient doucement à travers la légère toison qui moussait sur la poitrine du garçon, suivant le dessin des muscles.
— Écoute… à bien des journées de marche en suivant le fleuve qui coule près d’ici, on trouve un fleuve plus grand encore, celui que les Français ont appelé Saint-Laurent. Autrefois, les miens régnaient sur d’immenses territoires au nord de ce fleuve. Les Iroquois les ont massacrés et les rares groupes qui ont pu échapper ont fui vers l’ouest. La tribu de mon père a pu demeurer plus longtemps que les autres grâce à un refuge dont moi seule et quelques autres, maintenant, connaissons l’emplacement. Un jour de malheur, il a fallu qu’ils en sortent, attirés dans un piège. Bien peu ont échappé aux flèches iroquoises et moi je suis devenue captive. Mais le refuge, l’ennemi n’a jamais pu le découvrir et je crois que quelques-uns y vivent encore. Viens avec moi… Tu deviendras leur chef, tu seras mon époux et je te donnerai des fils…
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