Pour toute réponse, Jean-Pierre désigna, sur le quai une vieille bâtisse dont l’encorbellement retombait, comme une lourde paupière au-dessus de deux petites fenêtres basses qui clignaient dans la nuit leurs yeux rougeoyants.
— On va là !
Gilles fit la grimace. Bien qu’il n’eût jamais fréquenté les tavernes du port, il connaissait suffisamment la ville pour savoir que le cabaret de l’Hermine Rouge y jouissait d’une réputation détestable.
Yann Maodan, le patron, se montrait d’autant moins difficile sur le choix de ses clients qu’il avait jadis, sur le printemps de sa jeunesse folle, « fauché le grand pré » 3 durant trois de ses plus belles années à seule fin d’endurcir quelque peu des mains dont la souplesse égalait l’habileté. Chez lui, le contrebandier en quête d’un supplément d’équipage, le mari jaloux à la recherche d’un espion, voire le chef de bande désireux de réassortir une troupe ébréchée par la justice de la sénéchaussée étaient à peu près certains de trouver l’objet de leurs désirs. Mais il était bien évident que l’on y rencontrait fort peu d’élèves de Saint-Yves. Aussi, voyant son camarade dégringoler les marches qui menaient à la porte basse avec l’aisance d’un habitué, Gilles ne put-il s’empêcher de le retenir par le bras.
— Tu as déjà été dans cette maison ? demanda-t-il sévèrement.
Jean-Pierre haussa les épaules et détourna les yeux mais il y eut du défi dans sa voix quand il répondit :
— Bien sûr ! Quand on a dans l’idée de s’embarquer clandestinement, il vaut mieux ne pas faire le difficile. Il y a là un homme qui peut nous aider…
— Tu connais la réputation de l’Hermine Rouge ! Mais as-tu déjà songé à ce qui se passerait si ton père, ou le Père Principal apprenaient que l’on t’a vu ici ?
— Rassure-toi, j’y ai pensé. Mais on ne fait pas l’omelette sans casser les œufs. Maintenant, si tu crains pour ta réputation, libre à toi de rebrousser chemin. Seulement, je commence à me demander si tu ne ferais pas mieux de te faire curé…
— Si j’ai besoin d’un conseil au sujet de mon avenir, je te le demanderai ! riposta Gilles sèchement. Cela dit, je te suis… puisque apparemment tu sais ce que tu fais.
Sur les talons de son camarade il pénétra dans la taverne comme on plonge en se retenant de respirer. Il pensait atteindre un univers infernal, fait de bruits et de fureur, plein de querelles, de cris et de chants d’ivrognes. Or, on y entendait moins de bruit que dans une classe de Saint-Yves.
Du seuil, il aperçut, moutonnant dans la fumée bleue des pipes, des dos diversement coloriés, des têtes plus ou moins hirsutes penchées sur les tables où reposaient les coudes et les gobelets de rhum. Tous ces hommes parlaient entre eux à voix contenue, débattant discrètement d’affaires qui, pour être louches à la grande majorité, n’en étaient pas moins pour eux d’un intérêt puissant. Et, malgré la présence de deux servantes, décolletées aux limites de la décence, qui passaient entre les tables chargées de lourds plateaux, l’endroit n’évoquait en rien l’idée du plaisir.
Quant à Yann Maodan lui-même, appuyé des deux poings à son comptoir de noyer crasseux, il laissait planer sur l’assemblée un regard d’empereur auquel rien n’échappait. Ce regard saisit les deux garçons, s’orna d’une grimace qui à la grande rigueur pouvait passer pour un sourire et, traversant la salle, alla achever sa trajectoire sur une table du fond à laquelle un homme seul était installé.
— Ho ! Le Nantais ! cria-t-il. Du monde pour toi !…
L’interpellé tressaillit, arma son visage d’un sourire qui lui allait comme une rose à un crocodile et, ôtant de sa tête en forme de pain de sucre un tricorne superbement galonné d’or qui n’avait pas dû être fait pour elle, l’agita gracieusement en direction des deux garçons qui se faufilaient entre les tables.
— Te voilà, donc, garçon ! chuinta-t-il en découvrant trois dents, restées étonnamment blanches au milieu d’une incroyable collection de chicots brunâtres. Viens-tu me dire que tu as réfléchi ?
— Oui, M’sieur ! Et je suis décidé !
Le tricorne oscilla aimablement.
— Bien ! Et celui-là ? qui c’est ?
— Un ami ! Nous sommes dans la même classe. Lui aussi est décidé…
— Un instant ! coupa Gilles. J’aimerais tout de même savoir à quoi je suis décidé ?
Le Nantais ne lui plaisait pas. Brusquement rétrécies, ses prunelles glacées, d’un bleu d’acier, se mirent à fouiller le visage de cet homme comme s’il cherchait à lui arracher le secret de ses pensées. Sous le crâne pointu, il y avait une figure charnue au sourire trop large, au long nez fendu, aux petits yeux noirs brillants comme des perles de jais. Une figure propre d’ailleurs, bien rasée et qui n’eût pas été autrement désagréable sans l’incessante mobilité d’un regard impossible à saisir et sans cette façon irritante qu’avait le Nantais de passer continuellement sa langue sur ses lèvres à la manière d’un matou qui se pourlèche.
Un éclair de colère brilla dans ces yeux instables mais ce ne fut qu’un éclair et il s’éteignit comme une chandelle soufflée par le vent. L’homme haussa les épaules en éclatant d’un rire bonasse.
— Décidé à naviguer, pardi ! Tout comme ce bon garçon qui brûle de conquérir fortune et gloire sur les vastes mers et de contempler la splendeur de toutes les merveilles de l’univers.
— Et vous avez le pouvoir de nous donner tout cela ? fit Gilles froidement.
Une profonde affliction se peignit sur la figure du Nantais et il regarda Jean-Pierre d’un air de douloureux reproche.
— Ah ça, mon garçon ! Est-ce que tu ne lui aurais rien dit ?
— Non, M’sieur ! Je pensais qu’il valait mieux que ce soit vous ! Et puis, vous m’aviez recommandé d’être discret.
— C’est bien vrai, fils, c’est bien vrai ! La discrétion est une grande chose. Ma pauvre mère disait toujours que dans les affaires importantes il valait mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ! Eh bien, asseyez-vous, garçons ! Et écoutez-moi ! Holà, Manon ! Deux gobelets pour ces jeunes gentilshommes !
L’une des servantes s’approcha. Levant les yeux machinalement, Gilles vit qu’elle le regardait, qu’elle était blonde, assez jolie et qu’elle ne devait pas être beaucoup plus vieille que lui. Silencieusement, mais sans le quitter des yeux, elle posa deux gobelets d’étain sur la table puis s’éloigna, comme à regret, en poussant un soupir tandis que le Nantais empoignait la grosse bouteille noire posée devant lui. Le parfum du vieux rhum antillais s’éleva, emplit les narines des deux garçons comme un rappel subtil de ces pays lointains auxquels le Nantais venait de faire allusion. En même temps, celui-ci entamait une sorte de prêche grandiloquent destiné uniquement à persuader son jeune auditoire de ce que l’éclat de leur avenir dépendait uniquement de son génie personnel.
Mais, malgré l’espèce de révérence qu’il montrait au bonhomme, Jean-Pierre trouva ce préambule un peu long.
— Nous sommes tout prêts à vous être reconnaissants, M’sieur, coupa-t-il. Mais, s’il vous plaît, parlez-nous de l’Amérique… et des Insurgents !
Gilles, qui commençait à trouver le Nantais non seulement antipathique mais assommant, sentit son intérêt s’éveiller. Les nouvelles du monde n’étaient guère commentées dans les classes de Saint-Yves et dans les nobles rues de Vannes où l’on ne s’intéressait pas beaucoup à ce qui se passait chez les sauvages de l’autre côté de l’Atlantique, sauf bien entendu quand une affaire commerciale était en jeu. La guerre anglaise qui tenait la mer si proche offrait un intérêt bien plus puissant aux yeux d’une cité qui se souvenait d’avoir longtemps abrité le Parlement de Bretagne. Néanmoins, les jeunes habitants de la rue Latine ou de la rue Saint-Gwenael n’avaient pas été sans capter des bruits en forme de roman d’aventures récoltées au hasard d’une flânerie autour de l’hôtel de M. de Limur, lieutenant général de l’Amirauté ou autour des casernes du régiment de Walsh 4.
Depuis quelques mois, et surtout depuis le réveil de la guerre avec l’Angleterre, on y parlait avec sympathie de la révolte de treize colonies anglaises d’Amérique qui depuis 1776 s’était transformée en guerre ouverte. L’agitation y couvait depuis 1765, depuis que l’Angleterre, essoufflée par la guerre de Sept Ans et pour éponger une dette publique de cent quarante millions de livres sterling, avait prétendu faire accepter à ses colonies d’outre-Atlantique la majeure partie de la dette en question au moyen d’un droit de timbre sur tous les actes officiels. Réunis dans la ville de New York, les délégués de ces colonies avaient proclamé leur refus d’un impôt qu’ils n’avaient pas voté. L’Angleterre avait réagi. Et de fil en aiguille l’agitation, devenue révolte, avait poussé les Américains à réclamer leur indépendance et à entrer en guerre contre la métropole.
On disait qu’un soldat de génie, le général Washington, menait le combat de ces hommes déterminés qu’en Europe on nommait les « Insurgents » et que, depuis longtemps déjà, il avait demandé l’aide du roi de France. Trois ans plus tôt les gens de Vannes avaient même vu l’ambassadeur des Insurgents s’arrêter, un soir de décembre à l’hôtellerie du Dauphin Couronné. C’était un vieil homme corpulent plein de bonhomie et de finesse, portant lunettes, dont les cheveux étaient longs mais le sommet du crâne chauve et qui coiffait le tout d’un curieux bonnet de fourrure. Il était accompagné de deux jeunes gens, ses deux petits-fils, et il avait déclaré s’appeler Benjamin Franklin en route pour Paris. On disait encore que c’était un grand savant connu dans le monde entier qui savait enchaîner la foudre ; les Bretons en avaient conclu qu’il était un peu sorcier. L’ancienne forêt de Brocéliande était trop voisine pour que le souvenir de l’enchanteur Merlin ne fût pas toujours prêt à reparaître.
On disait enfin, avec une indulgence agacée, qu’un jeune officier auvergnat de l’entourage royal, aussi grand fou que grand seigneur, avait frété un navire malgré le Roi, alors peu décidé à en découdre avec l’Angleterre, et s’en était allé combattre pour la liberté américaine, qu’il en était revenu en mauvais état mais suffisamment vigoureux encore pour supplier Louis XVI de voler au secours des Insurgents. Et, ces derniers temps, les bruits courant autour des casernes soufflaient que le Roi allait peut-être répondre à l’attente du Congrès américain en lui envoyant enfin l’or et les hommes dont il avait si grand besoin.
Toutes ces rumeurs enfiévraient les jeunes têtes de Saint-Yves. Il y avait surtout ces mots, si nouveaux et si exaltants, de liberté et d’indépendance. Gilles, pour sa part, en regagnant Vannes avec un cœur plein d’amertume, les avait reçus comme une eau fraîche après une journée de chaleur torride. L’aventure de ce La Fayette ; il en rêvait et, hormis Judith, il n’existait pas au monde d’être humain qu’il souhaitât plus ardemment approcher que cet homme-là. Aussi trouva-t-il le Nantais passionnant dès l’instant où Jean-Pierre eut prononcé les mots magiques : Amérique et Insurgents.
— Dieu que ces jeunes gens sont pressés ! soupira le Nantais en vidant son gobelet d’un seul coup. J’allais y venir. Mais d’abord comment t’appelles-tu, toi, le nouveau ?
— Gilles Goëlo !
— Eh bien ! sache, mon garçon, qu’il existe, à Nantes, des hommes qui croient à la libération des Américains et qui sont décidés à tout pour les y aider. Le plus important d’entre eux est un seigneur puissamment riche, grand armateur nantais, maître des Eaux et Forêts de France, possesseur d’un château royal, ami personnel de ce Monsieur Franklin qui, à Paris, habite son superbe hôtel… et il est mon maître ! ajouta-t-il avec un orgueil qui laissait entendre qu’au fond, parmi tous ces titres impressionnants, c’était encore le dernier qui était le plus important. Ce seigneur, qui a voué une grande partie de sa fortune à celle des Insurgents, arme actuellement, dans le port de Nantes, le plus grand de ses navires à destination de Boston. Tous les jeunes gens de cœur qui souhaitent se dévouer à une noble cause tout en courant l’aventure et en posant les jalons de leur fortune peuvent y trouver place. Et j’ai été spécialement chargé de choisir, dans la région, ceux qui me paraissent les plus dignes d’un si grand destin… Voulez-vous en être ?
— Je ne désire rien de mieux, répondit Gilles, mais pourquoi vous tenez-vous dans cette taverne où, entre nous soit dit, les gens convenables sont rares ? Vous avez l’air de vous cacher ! Que n’allez-vous au Chapeau Rouge, ou au Dauphin Couronné et ne faites-vous proclamer par les crieurs publics l’offre de votre maître ? Au fait, comment s’appelle-t-il ? Je ne me souviens pas de vous avoir entendu prononcer son nom.
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