— Au lieu de vous congratuler vous feriez mieux de nous achever ! brailla-t-il. Je souffre comme un damné !…
— Au fait, demanda le Breton, me direz-vous la raison de cette embuscade ? Vous étiez dix contre un homme seul et qui plus est un homme assez généreux pour être venu servir votre pays…
— Servir notre pays ? ricana l’homme qui était jeune et ressemblait à un faune en colère. D’abord on ne vous a rien demandé. Ensuite si vous êtes venus nous servir en sautant nos filles, vous auriez aussi bien fait de rester chez vous.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé ? dit Gilles en se penchant pour examiner la jambe blessée.
Elle n’était pas belle à voir. Le tibia avait été brisé et une longue esquille blanchâtre pointait hors des chairs meurtries. L’homme resterait boiteux.
— Je m’appelle Arthur Collins. Je suis pêcheur et j’ai une petite maison pas loin d’ici. J’y vis avec ma jeune sueur Margaret… Elle est assez belle pour avoir plu à ce monsieur et voici plusieurs nuits qu’il venait la rejoindre pendant que j’étais en mer. Hier matin, je suis arrivé juste à temps pour le voir sauter par la fenêtre et s’en aller…
« J’ai cru devenir fou. Ma sœur ! Il a osé toucher à ma sœur, ce misérable. Comme si c’était une fille publique…
— Il ne l’a tout de même pas violée, j’imagine ?
— Non. Cette pauvre sotte s’est laissé entortiller par de belles paroles. Il lui a dit qu’elle ressemblait à une dame européenne… une très grande dame. Elle me l’a avoué en pleurant et maintenant qu’elle se prend pour une princesse, elle m’a injurié et j’ai dû l’enfermer pour l’empêcher d’aller le rejoindre… Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ? Pour moi ça vaut la mort… et pas n’importe laquelle, je voulais le faire bouffer par des requins !…
Gilles haussa les épaules avec dégoût. La haine de cet homme était presque palpable.
— Rien ! Si ce n’est que partout l’amour fait faire des bêtises, que vous n’avez rien à envier aux Iroquois les plus féroces… et que vous avez le plus grand besoin d’être soigné. On va vous mettre sur mon cheval et vous conduire à l’hôpital de l’armée.
— Pour qu’on nous y assassine ? Jamais de la vie ! Et d’ailleurs, je ne veux pas de votre aide. Si vous ne vous décidez pas à nous achever, laissez-nous ici et allez-vous-en. On viendra à notre secours dès que vous serez partis avec votre sauvage !
— Comme vous voudrez. Mais quand vous avez des comptes de ce genre à régler, venez en plein jour en demander raison et ne vous conduisez pas comme des bandits de grand chemin… Venez, monsieur…
Il prit le bras du Suédois pour l’entraîner mais celui-ci, doucement, se dégagea, revint vers l’homme étendu, sortit sa bourse et la déposa près de lui.
— Trouvez un bon médecin pour vous et votre ami. Quant à Margaret, dites-lui que je ne l’ai pas trompée et que je garderai son souvenir !
— Allez vous faire foutre ! Je ne veux pas de votre argent.
Mais, déjà Fersen avait rejoint ses compagnons. Ensemble, ils regagnèrent l’endroit où Gilles avait attaché le cheval.
— Prenez-le pour rentrer, dit-il au Suédois. Vous avez plus de chemin à faire que moi. Seulement renvoyez-le-nous dès votre retour. Je l’ai emprunté au colonel de Gimat.
La lune se levait, éclairant le visage calme du beau Suédois, sa tête nue dont les cheveux blonds s’ébouriffaient. Il avait dans l’aventure perdu sa perruque, malencontreusement tombée dans une ornière boueuse et parfaitement inutilisable mais ainsi il paraissait plus jeune. Le manteau rejeté sur l’épaule laissait voir l’impeccable uniforme bleu et jaune, les buffleteries et les manchettes d’une blancheur absolue. Il sortait de son filet de pêche aussi élégant que s’il allait au bal. Mais il refusa le cheval.
— Ma foi non, mon ami. Je vais rentrer à pied.
— En bottes ?
— Eh oui, en bottes ! Ma légèreté mérite une punition et il n’y a aucune raison pour que vous fassiez pénitence à ma place. Et puis, la marche est bonne pour la pensée. La nuit est belle… Je rêverai.
— À cette grande dame, si belle, dont vous cherchez le souvenir, jusqu’auprès des sœurs de pêcheurs de Virginie ? fit Gilles hardiment.
Fersen tressaillit. Son regard qui avait toujours tendance à se perdre dans des lointains invisibles revint se poser gravement sur son interlocuteur.
— Ne dites pas le souvenir… dites l’image, mon ami, car elle n’est pour moi qu’un rêve… un rêve inaccessible. Ou mieux : … ne m’en parlez jamais ! Puis, sans transition, il se mit à rire : Dites-moi donc à votre tour : je vous croyais officier ?
— Je le suis : lieutenant dans la légion du marquis de La Fayette ! Je sais que ce n’est pas évident mais mon bel uniforme noir est resté quelque part dans un taillis près de Richmond. J’ai dû faire appel aux talents de tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes très pauvres, nous autres Américains.
— Je comprends ! Pourtant je vous refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.
— En effet, ils m’appellent le Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.
Un instant, Fersen considéra le jeune homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.
— Vous avez raison, dit-il, songeur, il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui. C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage, seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des nuages. À vous revoir…
Et, s’enveloppant dans son manteau, le Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses élégantes bottes vernies.
— Eh bien ! marmotta Gilles, goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On rentre…
Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.
— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.
La lettre était de Fersen.
Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.
Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…
P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.
Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.
Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…
Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.
— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…
Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême, plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât monter à l’assaut !
Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus défiguré.
Il voyait devant lui fumer Yorktown, au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant, aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de plonger.
Sous la tente de La Fayette, les officiers de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent. Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles. Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement dessus.
— Eh bien et vous ? Avez-vous entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain…
— Si j’en crois une lettre que je viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau, c’est pour aujourd’hui.
Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra le jeune homme dans ses bras.
— Puissiez-vous dire vrai ! C’est à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.
Au même instant, La Fayette dégringolait de son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un peu des deux.
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