— Reste chez toi, lui conseilla Tim. Je dirai que tu as la fièvre. La bataille est finie : on n’a plus besoin de toi.

En voyant surgir Pongo, aux environs de cinq heures, Gilles eut un coup au cœur mais l’Indien l’apaisa d’un geste, avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.

— L’homme n’a pas encore rejoint ses ancêtres, dit-il en tendant un billet plié et ton ami m’a donné pour toi le papier qui parle.

Le billet ne contenait qu’une seule ligne.

Venez, écrivait Fersen, mais faites-moi la grâce de mettre l’uniforme que je vous ai envoyé.

Une demi-heure plus tard, Gilles lavé, rasé, peigné, brossé, emperruqué, transformé comme par magie en brillant officier du Roi quittait sa tente comme un papillon sa chrysalide. Un juron admiratif l’accueillit au seuil :

— Par Abraham et tous les Prophètes ! s’écria Tim qui fumait sa pipe à l’ombre d’un pin échevelé. Te voilà brillant comme le soleil. Tiens, ajouta-t-il en tirant de derrière l’arbre le cheval tout sellé qu’il tenait par la bride, le colonel Hamilton m’a dit de t’amener ce canasson sous prétexte que tu serais sûrement pressé.

— Comment le sait-il ? Quelqu’un lui a dit quelque chose ?

— Pas moi, en tout cas. Je viens de le voir pour la première fois de la journée et il avait l’air encore plus pressé que toi. Il m’a presque jeté ce bestiau dans les bras…

Mais Gilles était déjà en selle. Il était inutile de chercher à comprendre. Apparemment, c’était le jour des miracles… En quelques minutes de galop il atterrit devant la tente dont les toiles étaient largement relevées mais au seuil, il hésita, pris d’une étrange timidité, ôta son chapeau et le mit sous son bras. La voix familière de Fersen lui parvint, encourageante.

— Entrez, mon ami. Nous vous attendions…

Il fit deux pas et s’arrêta, raidi, la gorge étranglée sous le hausse-col de cuivre. Étayé par une pile d’oreillers et de manteaux roulés, le blessé le regardait…

Le lit avait été apporté dans la pièce principale de la tente et installé en plein milieu, comme un trône ou un autel. Une chemise blanche moussait sur la poitrine haletante du moribond. Car la mort, visiblement, approchait. Pierre de Tournemine était plus blême que le matin, les ombres de ses orbites plus grises encore mais ses yeux, d’un bleu de lac, les yeux mêmes de Gilles, étaient grands ouverts et regardaient droit…

Ils s’emparèrent du jeune homme avec une sorte d’avidité détaillant silencieusement son visage, sa silhouette athlétique, le port un peu hautain de sa tête, ses mains dont l’une blanchissait aux jointures crispée sur la corne noire du chapeau. Cela dura quelques secondes mais, pour Gilles, cela dura des siècles. Il espérait et redoutait tout à la fois les mots qui allaient sortir de cette bouche desséchée que Sven humectait de temps en temps. Quand ils vinrent enfin, il eut l’impression qu’ils provenaient des profondeurs mêmes de la terre tant la voix était faible et basse.

— Ainsi… tu es l’enfant de Marie-Jeanne ? M. de Fersen m’a dit… Mon Dieu !… si j’avais pu savoir… tant de choses auraient pu changer… tant de choses… Et j’ai si peu de temps à cette heure… Approche !… Approche… mon fils !

Les jambes fauchées, Gilles s’abattit à genoux auprès du lit, les yeux pleins de larmes.

— Père !… balbutia-t-il, ébloui par le son clair de ce tout petit mot qu’il n’avait jamais eu le droit de prononcer. Père… J’ai tant rêvé de vous… Je vous ai tant appelé…

La main tremblante du mourant chercha la sienne, s’y cramponna. Elle était sèche et froide comme une serre.

— Tu ne me détestais donc pas ? Ta mère ne t’a pas appris à me haïr ? Je lui ai tellement fait… horreur !

— Elle n’a jamais parlé de vous…

— Alors qui… qui ? Mon Dieu… je voudrais tant savoir. Dis-moi ! Parle-moi… de toi… de ton enfance… Un bâtard… Voilà ce que tu étais…, par ma faute sans doute… mais aussi par la sienne, à elle. Je l’aimais, vois-tu, et elle aussi m’a aimé ! Oh ! pas longtemps !… Rien qu’un moment, rien qu’une nuit… celle qui me l’a donnée ! Mais ensuite… elle a tout repris, tout d’elle-même et quand je l’ai suppliée de tout quitter… de me suivre en Afrique… de devenir ma femme, elle m’a chassé avec dégoût en m’appelant Satan… Parle, mon fils… parle-moi de toi ! J’ai si peu de temps pour te connaître…

De l’autre côté du lit, la silhouette blanche d’Axel apparut et se pencha :

— Monsieur, dit-il doucement, il vous faut différer un peu ! Ceux que vous attendez sont là. Tout est prêt.

Un faible sourire étira les lèvres grises.

— C’est trop juste ! Je dois employer au mieux les minutes qui me restent encore… Priez-les de venir jusqu’ici… Relève-toi, mon fils…

La tente s’emplit d’un groupe silencieux et chamarré. Redressé mais ses doigts toujours noués à ceux de son père Gilles effaré vit entrer le vicomte de Noailles, le comte de Charlus, le duc de Lauzun superbe sous son dolman rouge de hussard, le marquis de Saint-Simon, le comte de Deux-Ponts et enfin le général de Rochambeau lui-même de chaque côté duquel les autres se rangèrent. La robe brune d’un moine tranchait sur la splendeur des uniformes. Le mourant les accueillit d’un sourire et d’un signe de tête :

— Je vous rends grâce, messieurs, d’être venus jusqu’à moi… afin de m’aider à réparer la plus grave de mes fautes avant de… paraître devant Dieu. Le Seigneur a bien voulu permettre que ma race ne s’éteigne pas avec le dernier et misérable rameau que je suis. Sans le savoir, j’avais laissé en France un fils, connu sous le nom de sa mère et élevé par elle. Ce fils, le voilà… messieurs, je vous demande d’être témoins de la déclaration solennelle que… je fais ici, à cette heure suprême…

Il s’arrêta, regarda Fersen déroulant devant lui une feuille de papier.

— Par cet acte qu’à défaut de notaire a bien voulu établir le Père Verdier, aumônier du régiment de Touraine ici présent, je reconnais et légitime mon fils bâtard Gilles Goëlo comme l’unique et dernier descendant de la maison de Tournemine de la Hunaudaye afin qu’il puisse à l’avenir et s’il plaît au Roi, porter… le nom et les armes qui sont siens par droit naturel. Monsieur le comte…, ajouta-t-il en tournant la tête vers Rochambeau, je crois… que vous l’avez connu avant moi. Voulez-vous nous faire à l’un et l’autre l’honneur d’apposer ici, et le premier, votre signature ?

— L’honneur est pour moi, Monsieur le comte ! Tous ici, tant que nous sommes, avons appris à connaître et à apprécier ce jeune homme. Moins sans doute que nos amis Américains auprès desquels il a désormais sa légende mais assez pour vous féliciter de vous continuer dans un tel fils. Mourez en paix car, sur mon honneur, votre descendance est en bonnes mains.

Saisissant la plume que lui tendait Sven, le Général signa rapidement. Les autres suivirent. Quand ce fut fini, le moribond demanda qu’on voulût bien le soulever afin de lui permettre d’apposer à son tour son nom. L’effort lui coûta un redoublement de souffrance mais il y parvint non sans que la plume n’eût taché le papier avant de s’échapper de ses mains. On le reposa doucement dans son lit.

— Merci…, souffla-t-il, merci à tous ! Que Dieu… qui vous a donné la victoire… vous garde et vous aide…

L’un après l’autre, les officiers saluèrent et sortirent de la tente. Seuls demeurèrent Fersen et son serviteur. Gilles reprit auprès du lit sa pose agenouillée et, doucement, porta à ses lèvres la main du blessé sans chercher à dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues.

— Mon père ! murmura-t-il. Comment vous dire…

— Rien !… Tu n’as rien à dire. C’est justice… Et j’en ai tant de joie ! Maintenant, parle-moi… Je sens que ma vie s’en va. Je l’ai retenue autant que j’ai pu… La nuit vient… elle va me prendre mais près de toi, je m’endormirai plus doucement ! Parle… Raconte. Je veux t’entendre jusqu’au bout…

Longtemps, Gilles parla. Il parla de sa mère, de son enfance, de tous ceux qu’il avait connus, de la Bretagne, de l’Amérique aussi. Sa voix basse emplissait la tente sur les parois de laquelle la lumière des chandelles jetait des ombres dansantes. Il aurait voulu pouvoir, à son tour, interroger son père, apprendre de lui ce qu’avait été sa vie avant cette minute, le drame de son départ de France, de cet amour survenu trop tard dans une vie déjà marquée par le plaisir et que Marie-Jeanne avait repoussé avec horreur… mais Pierre de Tournemine ne bougeait plus qu’à peine. Ses yeux ne s’ouvraient plus et par moments sa respiration disparaissait. Gilles alors se taisait, mais la main qu’il tenait toujours se serrait imperceptiblement.

— Continue…, soufflait le mourant.

Et il continua, de plus en plus doucement, de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas… Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de vivre.

Quelque part un coq chanta. L’aube allait venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.

— Tout à l’heure, fit la voix enrouée de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.

Les yeux las de Gilles dévisagèrent le Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et, avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.



1. Partant en guerre, un gentilhomme emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.

TROISIÈME PARTIE

LA MARIÉE DE TRECESSON

CHAPITRE XV

LE RELAIS DE PLOERMEL

Les dernières lueurs d’un jour pluvieux de février traînaient sur les vastes solitudes de ce qui avait été jadis la forêt de Brocéliande. Le cavalier, monté sur un vigoureux cheval bai, surgit de l’échancrure d’une colline, traversa une clairière en sautant allégrement les fougères jaunies, les ajoncs gris et les rochers violâtres, franchit un ruisseau dont l’eau jaillit sous les sabots de sa monture et s’arrêta un instant pour examiner les alentours. Un grand manteau bleu, de coupe militaire, tombait en plis raides sur la croupe du cheval, laissant voir deux longs pistolets dans les arçons de la selle et l’extrémité garnie de cuivre d’un fourreau d’épée.

— Que faisons-nous, mon fils ? sourit l’homme en flattant l’encolure de l’animal. Tu as peut-être envie de rester dans les environs, mais considère cependant que Viviane en a disparu depuis longtemps.

Les poivrières bleues d’un petit château pointaient au-dessus des arbres, avec les volutes claires d’engageantes fumées. Gilles hésita un instant. Merlin avait fourni une longue course et très certainement aucun châtelain ne refuserait l’hospitalité au chevalier de Tournemine, des Dragons de la Reine. Mais il ne se sentait pas l’envie de faire, ce soir, de nouvelles connaissances. Bien qu’il y eût encore au moins deux lieues jusqu’à Ploermel, mieux valait aller jusque-là car cheval et cavalier y trouveraient peut-être une bonne auberge où ils seraient accueillis sans être obligés à des frais de conversation…

— Courage ! fit-il en conclusion. On continue ! Je te promets une bonne ration d’avoine.

Sans qu’il eût besoin d’employer l’éperon, Merlin partit comme une flèche, forçant même l’allure à travers bois et landes jusqu’aux portes de la petite ville qui se tassait frileusement dans son manteau de crachin. Il avait visiblement hâte de trouver l’avoine promise et, comme il entrait impétueusement dans la ville, son maître fut obligé, au carrefour, de le retenir d’une main ferme.

L’endroit était désert. Seules quelques lumières vacillantes mettaient un peu de vie avec le claquement des sabots d’une vieille femme qui venait de tirer de l’eau au puits. Gilles l’interpella.

— Pouvez-vous me dire, bonne dame, où se trouve l’auberge ?

— Un peu plus bas, mon gentilhomme. Près de l’église. Vous trouverez sans peine, c’est le relais de poste…

En effet, l’ombre massive d’une tour carrée flanquée de pignons ogivaux se dessinait dans le soir. Tout à côté, un lumignon brillait à l’entrée d’une voûte, éclairant vaguement une enseigne proclamant qu’à l’enseigne de la Duchesse Anne se trouvait la Poste aux Chevaux.