Le cavalier s’engagea sous la voûte. Le bruit des sabots et le hennissement joyeux du cheval attirèrent un garçon d’écurie qui jaugea d’un coup d’œil connaisseur l’homme et la bête.

— Sais-tu si je trouverai une bonne chambre ici ? demanda le premier.

— Pour sûr, monsieur l’officier ! Et bonne table aussi. Tenez, voilà le patron !…

Un petit homme curieusement chaussé de bottes et vêtu d’une veste de postillon sous un grand tablier blanc arrivait en courant pour se mettre au service de son client qui se décida enfin à mettre pied à terre.

— Tu monteras ma selle et mes sacoches ! dit-il au garçon, et tu veilleras à ce que mon cheval ait une bonne mesure. Pas de balle mouillée surtout ! Et n’oublie pas de le bouchonner énergiquement… Et une litière épaisse, hein ?

Une pièce de monnaie sauta de la main de Gilles dans celle du garçon qui l’attrapa adroitement.

— Soyez tranquille, mon gentilhomme, dit l’aubergiste. Ici, on sait soigner les chevaux. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Un instant plus tard, le chevalier prenait possession d’une grande chambre blanchie à la chaux dont les seuls ornements étaient un crucifix de bois noir, une image représentant les traits sans grâce du roi Louis XVI et un énorme édredon rouge se gonflant comme une fraise sur un lit bien blanc. Il y faisait froid et passablement humide mais l’aubergiste se hâta d’allumer le feu, tout préparé dans la cheminée et, en un instant, la pièce prit un air de fête.

— Est-ce que monsieur soupera en bas ou bien préfère-t-il qu’on le serve ici ?

— Ma foi non, je descendrai. Dites-moi, mon ami, connaissez-vous, dans les environs un domaine qui s’appelle le Frêne ?

Le visage, naturellement aimable de l’aubergiste, se ferma comme une huître.

— C’est à cinq ou six lieues d’ici, sur la route de Dinan et à l’orée de la forêt.

L’homme avait hésité à répondre et ne l’avait fait visiblement qu’à regret.

— On dirait que l’endroit ne vous plaît pas ? remarqua Gilles négligemment.

— Il n’a pas à me plaire ou à ne pas me plaire, monsieur. C’est une maison seigneuriale et je ne suis qu’aubergiste et maître de poste ! Mais pour rien au monde on ne me ferait aller là à la nuit close… ni même en plein jour. C’est un mauvais endroit !

— Pourquoi ? Est-ce que…

Mais l’aubergiste saluait profondément, virait sur ses talons et galopait vers la porte.

— Pardonnez-moi, mon gentilhomme, mais on m’attend à la cuisine. Si le souper est mauvais, vous ne serez pas content et moi non plus !

Il disparut laissant Gilles à des conjectures qui n’avaient rien d’aimable. Décidément, la réputation du logis des Saint-Mélaine était toujours aussi détestable et le temps n’y avait rien changé. Tirant une chaise devant le feu d’ajoncs et de fougères sèches qui mettait dans la chambre une odeur de grand air, il s’y installa, étendit jusqu’aux chenets ses longues jambes bottées et sortit, une fois de plus, de son habit la lettre de Judith dont il contempla l’écriture d’une extravagance fébrile. Il ne lisait pas. Depuis une semaine qu’il l’avait reçue, il la connaissait par cœur.

Pourquoi êtes-vous parti si loin ?… Il me semble que je jette cette lettre à la mer et qu’elle va errer éternellement sur l’eau sans jamais vous toucher. De toute façon, elle arriverait trop tard pour me sauver. Je vous avais promis de vous attendre trois ans et, à moi-même, je l’avais juré ! Hélas ! je vais devoir nous manquer de parole à l’un et à l’autre. Comment père a-t-il pu croire un instant que les murs d’un couvent et sa volonté suprême retiendraient mes frères lorsque leur intérêt est en jeu ? Ils ont décidé de me reprendre avec eux et ils ont fait savoir à Mme de La Bourdonnaye, notre abbesse, qu’ils viendraient me chercher demain. Demain !… Quelques heures encore et je repartirai vers ce manoir du Frêne qui me fait si peur. Il n’y a aucun moyen de refuser ; ils ont la loi pour eux et menacent de réclamer l’aide de la Sénéchaussée. Je les crois capables de violer même l’asile de la chapelle s’il me prenait l’idée d’y chercher refuge. Mais je ne le ferai pas car je ne veux pas être ici un objet de scandale et de malheur…

Demain donc je les suivrai ! Je sais qu’ils ont résolu de me marier à un certain M. de Vauferrier. C’est un vieillard et ce doit être leur compagnon de débauche mais il est riche et possède des navires. Morvan qui est allé, paraît-il, en Amérique, l’a connu aux Îles et en est revenu sur l’un de ses bateaux.

Je les suivrai, ai-je dit, mais je ne me laisserai pas livrer à cet homme dont ici l’une de mes compagnes, qui lui est apparentée, m’a fait un portrait affreux. Je ne suis pas une esclave qu’on achète avec de l’or. Et puis, voilà si longtemps que je rêvais d’être à vous. Je crois bien depuis le jour où vous m’avez tirée de la rivière. Maintenant que nous allons être séparés sans grand espoir de nous rejoindre un jour, je peux bien vous l’avouer, je vous ai aimé du premier instant, du premier regard et si je me suis montrée, par la suite, odieuse et détestable, c’était parce que mon orgueil refusait de se soumettre à cet amour…

Oh, mon Dieu, comment ai-je pu être aussi stupide, aussi sottement arrogante ! Je t’appelais « le petit curé », mon amour, et pourtant, au fond de moi-même, j’étais déjà toute à toi. J’aurais tant voulu te suivre, aller avec toi n’importe où… même au fond des bois dans une hutte de charbonnier pour y être ensemble, l’un à l’autre. Quand tu m’as ramenée au couvent, je crois que, si tu m’avais demandé de partir, je serais partie sans hésiter. J’aurais pu fuir en Amérique, déguisée en garçon, faire n’importe quoi… Mais c’était t’empêcher d’atteindre peut-être à une autre destinée… Et maintenant tout est fini !… Il ne me reste personne à qui me raccrocher, pas même Dieu qui ne fait rien pour moi !

Adieu. Je ne sais pas où je serai quand tu liras cette lettre. Si tu la lis un jour ! Peut-être bien plus loin que la terre s’il ne me reste que ce suprême recours mais je sais que je t’y aimerai tant qu’il me restera un battement de cœur ou un souffle de vie… Judith.

Du bout des doigts, très doucement, Gilles caressa le papier fatigué où, par endroits, des larmes avaient délayé l’encre. Il n’oublierait jamais le moment où cette lettre était tombée sur lui comme la foudre à l’instant même où il croyait tenir le monde entre ses mains. Elle l’avait arraché au long enchantement de l’Amérique et, devant son gribouillage désolé, il avait retrouvé, intacte sous le soldat heureux, l’âme du petit pêcheur de sirènes dont les rêves avaient grandi plus vite encore que lui-même. Comment avait-il pu, un instant seulement, sinon oublier Judith mais penser qu’elle était née un soir de brume de son imagination romanesque et de son besoin d’amour ? Comment avait-il pu délirer d’amour pour une autre femme ?

Là-bas, au-delà des mers, il était devenu un autre, un homme véritable. Il avait connu l’amitié, la misère, le danger, la guerre, un certain goût de la liberté et enfin la passion et la trahison, tout cela fondu dans un gigantesque creuset, un fabuleux chaudron de sorcières d’où était sorti un être neuf. De son amour pour Sitapanoki ne subsistait qu’une vague nostalgie, une chaleur au creux de ses reins quand le souvenir de la belle Indienne se présentait à son esprit et une curieuse et assez égoïste satisfaction d’avoir échappé, en quelque sorte, à une tentation mortelle. L’eût-il suivie au fond de ses grandes forêts qu’il eût rejeté le sublime cadeau offert par le destin sur le champ de bataille de Yorktown. Il vivrait quelque part au bord d’un lac d’une existence proche de celle des bêtes sauvages… à moins que ses ossements ne fussent en train de blanchir sur la terre indienne, non loin d’un poteau de torture….

Il chassa l’image désagréable d’un mouvement d’épaules agacé, prit sa pipe, la bourra de ce tabac virginien qu’il avait appris à aimer et dont il avait rapporté une provision, prit un brandon dans la cheminée pour l’allumer et reprenant sa pose nonchalante se mit à fumer avec application pour mieux tenter de résoudre le problème qui se posait à lui et pour faire, en quelque sorte, le point de la situation.

S’il s’en tenait à lui-même, le sort l’avait merveilleusement traité, depuis quatre mois qu’il avait quitté les rives de la Chesapeake. Et tout avait été très vite.

Il y avait d’abord eu le retour presque immédiat en compagnie de Lauzun. Le jeune duc avait été chargé par Rochambeau de porter à Versailles la nouvelle de la victoire et, avec une générosité parfaitement inattendue si l’on s’en référait à leurs précédentes relations, il avait vivement engagé l’ex-lieutenant Goëlo à l’accompagner.

— Il faut battre les fers quand ils sont chauds, lui dit-il. Votre père vous a reconnu aussi officiellement qu’il lui était possible mais il faut maintenant que le Roi sanctionne. Et avec lui, avant lui veux-je dire, M. Chérin. Vous ne connaissez pas M. Chérin ?

— Mon Dieu non, Monsieur le Duc. Versailles est pour moi un monde inconnu, une autre planète. J’en ignore tout et, naturellement, je ne sais rien de ce personnage.

— En vérité, vous n’êtes pas le seul car il ne fréquente guère les hommes, réservant ses faveurs aux vieux parchemins, sceaux, blasons, lambels, écus, devises et tout ce qui constitue le taillis enchevêtré des ascendances et des armoiries. Il est Généalogiste et Historiographe des Ordres du Roi, d’une intégrité maniaque et il épluche les quartiers de noblesse avec une attention sourcilleuse qui lui a valu nombre d’ennemis. Intraitable avec cela, et s’il décide que vous n’avez aucun droit à la noblesse, le Roi lui-même n’y pourra rien. Il faut donc profiter de ce que tous les signataires de votre document sont encore bien heureusement en vie pour le présenter à Versailles. Vous reviendrez ensuite si cela vous convient : la guerre n’est peut-être pas encore terminée.

C’était vrai… La chute de Yorktown représentait une importante victoire pour les jeunes États-Unis, une victoire peut-être décisive mais les Anglais disposaient encore de forces appréciables et ils pouvaient juger utile de continuer les hostilités jusqu’à l’extermination de l’un et l’autre clan.

Avec l’approbation chaleureuse de ses chefs, Gilles serra donc la main d’Axel de Fersen qui le couvrit de recommandations, et embrassa son ami Tim en lui confiant Pongo jusqu’à son retour. Convaincre l’Indien de se séparer même momentanément d’un maître qu’il vénérait n’avait pas été une petite affaire.

— Et si tu ne revenais pas ? lui dit-il, la mine à la fois chagrine et offensée.

— Il n’y a aucune raison pour que je ne revienne pas mais, si cela était, alors je te promets que tu pourras me rejoindre. Encore que je ne sois pas certain que tu serais heureux en Europe…

— Pongo ne peut être heureux que là où tu es. Si tu l’abandonnes, il mourra.

— Tu es mon frère d’armes. Je ne t’abandonnerai jamais. Attends-moi avec confiance !

Trois jours après la reddition de Cornwallis, Lauzun et le jeune homme s’embarquaient sur la rapide Surveillante que commandait M. de Cillard et effectuaient en trois semaines le voyage de Brest qui leur avait pris plus de deux mois à l’aller. De là, sans que Gilles eût seulement le loisir de respirer l’air du pays, ils avaient couru la poste jusqu’à Versailles où tous deux étaient tombés au milieu d’une immense allégresse : le 22 octobre, quelques jours après la bataille de Yorktown, la Reine avait donné le jour à un Dauphin. Paris éclatait de joie. Versailles croulait sous les feux de joie, les bannières et les clameurs des grandes orgues.

La ville-palais éblouit le Breton qui ne connaissait guère du faste royal que celui des vaisseaux et des armes. La cité et ses jardins, l’immense et harmonieux palais peuplé de personnages cousus de soie et d’or le plongèrent dans une admiration que, par orgueil, il se garda bien de montrer. Auprès de tout cela, Brest n’était qu’une bourgade et Hennebont une taupinière.

Pourtant, il ne devait jamais oublier sa présentation au Roi. Il s’attendait au luxe écrasant d’une salle du trône : on le fit grimper jusqu’aux combles du château pour l’introduire dans un atelier où flambait un feu de forge et tout sonnant de coups de marteau. Il pensait rencontrer un potentat hautain, paré de brocarts et de diamants : il se trouva en face d’un homme timide et myope, âgé de vingt-huit ans mais déjà un peu trop gros, pourvu d’un front haut dont les cheveux commençaient à refluer vers la nuque, d’yeux un peu ternes, et dont les vêtements simples s’abritaient sous un grand tablier de cuir. Sans une certaine majesté naturelle, on aurait facilement pu le prendre pour n’importe lequel de ses sujets. Cependant le roi-serrurier lui réserva le meilleur accueil.