Le postillon revint au bout de dix minutes, remorquant deux hommes dont l’un, vêtu comme un paysan d’une veste en peau de chèvre, montrait un nez d’une belle couleur rouge au milieu d’un visage recuit par d’assez nombreux hivers. L’autre dont les habits gardaient un léger saupoudrage blanc devait être le neveu boulanger. Les deux nouveaux venus saluèrent Gilles gauchement.
— Joël m’a dit, fit celui qui devait être Guégan, que vous vouliez entendre cette malheureuse histoire, mon gentilhomme… mais je me demande s’il y a sûreté pour moi.
— Pourquoi pas ? Si vous n’avez été que spectateur vous n’avez rien à craindre de moi…
— Il veut dire par là, coupa Le Coz, que si par hasard vous aviez des relations avec les fermes… comme, cette nuit-là il braconnait…
Le chevalier haussa les épaules et tira une pièce d’argent de sa poche.
— Je ne croyais pas ressembler à un gabelou. Parle sans crainte, brave homme ! Demande ce que tu veux boire et en outre, je te donne ceci… pour le dérangement.
— Je sais ce qu’il préfère, dit Le Coz. Du rhum !
— Alors, du rhum pour tout le monde.
L’arrivée des pichets fut accueillie avec une satisfaction générale. Le second postillon vint se joindre au groupe et l’on fit cercle près de la cheminée, comme cela se doit faire autour des conteurs, à la veillée.
En manière de préambule, Guégan avala un plein gobelet, se torcha la bouche à sa manche et, gardant au creux de ses mains, pour le réchauffer le gobelet que l’aubergiste venait, sur un signe de Gilles, de remplir à nouveau, entama son histoire dans un silence religieux.
— C’était aux vigiles de Noël. Avec l’idée de prendre un beau lièvre ou un couple de lapins, ou même une plus grosse pièce qu’on m’aurait payée un bon prix chez Maître Le Coz, j’étais allé poser des pièges dans la forêt, près de l’étang du château de Trecesson, à deux grandes lieues d’ici mais pas loin de mon village de Campénéac. C’est un bon coin ; la nuit, les bêtes viennent boire à l’étang et je connais bien leurs habitudes.
» Ce soir-là, je suis parti à la nuit close. Il faisait froid et noir mais j’ai le cuir dur et j’ai jamais eu peur de l’obscurité. En marchant d’un bon pas, j’ai eu vite fait d’atteindre les alentours du château. Tout était tranquille et il n’y avait pas une lumière. J’en ai été content parce que cela voulait dire qu’il ne devait pas y avoir grand monde au château. Monsieur le comte de Châteaugiron-Trecesson à qui il appartient par mariage avait peut-être décidé de passer la Noël dans son hôtel de Rennes. J’étais donc bien tranquille et à peu près sûr de ne pas me faire pincer.
» Je m’étais mis à faire mes petites installations quand j’ai entendu, tout à coup, le bruit de chevaux qui approchaient et qui approchaient vite. J’ai eu peur. L’idée m’est venue que c’était peut-être le châtelain qui arrivait et, pour ne pas me faire prendre, je me suis dépêché de grimper dans le premier arbre venu. Le cœur me battait un peu. Ce n’est pas que Monsieur le Comte soit un homme sévère ou avare mais, comme tous les châtelains de Trecesson depuis des siècles, c’est un chasseur et, depuis ces mêmes siècles, chasseur et braconnier n’ont jamais fait bon ménage. Pourtant, je n’avais pas trop de souci à me faire. Il n’y avait plus de feuilles aux arbres mais la nuit était sombre…
» Pourtant, une fois là-haut, je me suis demandé un instant si je n’avais pas eu la berlue : on n’entendait plus rien.
» J’allais redescendre pour reprendre mon travail quand j’ai entendu des pas prudents et le grincement des essieux. J’ai vu alors arriver devant les douves du château deux hommes masqués qui menaient leurs chevaux par la bride. Derrière eux venait un carrosse, bien fermé par ses mantelets de cuir.
» Les deux hommes de tête se sont arrêtés un instant pour examiner la façade muette et noire du château.
» — C’est bien ce que j’espérais, dit l’un. Il n’y a personne que les domestiques et, à cette heure, ils dorment comme des souches. D’ailleurs, même s’ils entendaient le moindre bruit, ils ne sortiraient pas tant ils ont peur des revenants, des fées et des farfadets.
» — On ne va tout de même pas faire ça juste devant le château, fit l’autre. Allons plus loin ! Ce sera plus prudent.
» Ils continuèrent à marcher un peu le long de l’étang. Le carrosse sur le siège duquel il y avait un cocher tellement emmitouflé qu’on ne lui voyait pas un bout de peau les suivit. Le tout s’arrêta tout juste sous l’arbre où je me cachais, à moitié mort de peur cette fois, car ces hommes, ces masques, ce carrosse, ce cocher qui avait l’air d’un fantôme, tout ça ne me disait rien qui vaille. J’avais la chair de poule et je commençais à invoquer mon ange gardien.
» — Ici ça ira très bien, dit le plus grand des deux hommes. »
Il alla prendre l’une des lanternes du carrosse, l’alluma et la tendit à son compagnon.
» — Éclaire-nous !…
» Le cocher descendit à son tour. Comme les deux autres, il portait un masque. Il portait aussi des outils, pelles et pioches avec lesquelles ils se mirent, à deux, à creuser la terre… Ils creusèrent longtemps et moi, dans mon arbre je ne comprenais pas pourquoi ces hommes trouvaient bon de faire un trou en pleine nuit et dans la forêt. Mais j’avoue bien sincèrement que ça commençait à m’intéresser car, pour se donner tant de mal, ils devaient avoir à cacher quelque chose de précieux… de l’or peut-être. Ou de la contrebande…
» Quand le trou, qui était plus long que large, leur parut assez profond, ils s’arrêtèrent et celui qui paraissait le chef le plus grand et le plus solide ôta son chapeau pour s’éponger le front. J’ai vu qu’il avait des cheveux rouges. Puis il le remit, tira un flacon de sa poche, but un grand coup.
» — Pose la lanterne ! ordonna-t-il à celui qui n’avait fait qu’éclairer. Et va la chercher !
» C’est alors que je vis ce qu’il y avait dans le carrosse. Il ne s’agissait pas d’or, ni de trésor… mais d’une chose bien plus précieuse et qui a failli me faire tomber de mon arbre. Une femme ! Une femme belle comme le jour, en robe de mariée toute blanche, avec des dentelles, des fleurs de soie. Elle était aussi blanche que sa robe avec de grands yeux sombres pleins de peur. Sous l’oranger de sa couronne, elle avait une masse de cheveux presque rouges, brillants comme du cuivre mais je ne pouvais pas voir sa bouche qui était cachée sous un bâillon. Ses mains aussi étaient attachées… Elle se tordait pour essayer d’échapper à la main brutale de celui qui l’avait sortie de la voiture.
» Le plus grand des hommes lui montra le trou qu’il venait de creuser.
» — Voilà votre lit nuptial, ma sœur. J’espère qu’il vous conviendra…
» Ils lui enlevèrent son bâillon pour qu’elle puisse faire sa prière mais elle pleurait tellement, elle les suppliait si douloureusement… oh ! mon Dieu !… Je crois que toute ma vie j’entendrai ses plaintes dans mon sommeil… elle les suppliait si fort qu’ils le lui ont remis en disant qu’elle leur cassait les oreilles.
» — Si les gens du château l’entendent, ils ne bougeront pas à cause des fantômes dont ils ont peur mais on ne sait jamais. Ça peut attirer un charbonnier… Finissons-en !
» Alors, ils l’ont prise, l’un par les pieds, l’autre par les épaules et ils l’ont couchée dans le trou, sans même lui faire la miséricorde de l’étrangler ou de la tuer d’un coup de dague. D’où j’étais, je pouvais la voir, toute blanche dans la terre noire, avec ses mains liées sur sa poitrine et ses yeux au-dessus du bâillon… ses yeux… deux lacs noirs pleins d’épouvante…
Guégan s’arrêta, cherchant des yeux quelque chose à boire. Gilles lui remplit son gobelet et vida le sien d’un coup.
— Continue ! ordonna-t-il durement.
— Je ne l’ai plus vue longtemps. Ils ont jeté son voile sur elle et ils ont commencé à rejeter la terre, des pelletées de plus en plus pleines, de plus en plus rapides jusqu’à ce que le trou fût comblé ! Moi, je me cramponnais à mon arbre pour ne pas tomber. J’avais envie de vomir. J’étais malade d’horreur et d’épouvante ! Je ne comprenais pas comment le Bon Dieu pouvait laisser sur la terre des monstres pareils.
— Après ! gronda Gilles. Après que s’est-il passé ?
— Ils sont restés là encore un moment à remettre de la mousse et des feuilles sèches sur leur ouvrage. On aurait dit qu’ils n’arrivaient pas à s’en aller. Et puis, tout de même, ils ont fait tourner le carrosse, ils sont remontés sur leurs chevaux et ils sont repartis dans la nuit comme les démons qu’ils étaient. Alors j’ai dégringolé de mon arbre et j’ai couru vers le château. Il fallait que je prévienne quelqu’un, le gardien, un valet, n’importe qui… tant pis pour les questions qu’on pourrait me poser. Je me suis pendu à la cloche d’entrée et j’ai carillonné de toutes mes forces en criant à l’aide. Tant et si bien qu’on a fini par ouvrir. J’étais dans un tel état que d’abord le portier m’a pris pour un fou. Je ne savais plus très bien ce que je disais et je ne saurais même pas vous le répéter maintenant, mais tout à coup, je me suis retrouvé en face d’un gentilhomme en bonnet de nuit et robe de chambre qui tenait une épée sous son bras. C’était M. le Comte de Châteaugiron qui, contrairement à ce que j’avais pensé, se trouvait au château avec sa famille. On s’était couchés tôt pour partir de bonne heure pour Rennes.
» De me trouver en face de lui, ça m’a remis les esprits en place et, aussi vite que j’ai pu, j’ai raconté ce que je venais de voir.
» — Je vous en supplie, venez, Monsieur le Comte, venez vite. Je vais vous montrer l’endroit, Peut-être qu’il n’est pas trop tard.
» Grâce à Dieu, il m’a cru tout de suite. Il a appelé ses domestiques, fait prendre des pelles, des torches et nous avons tous couru jusqu’à l’endroit du crime. La trace des roues du carrosse, bien visibles et toutes fraîches, montraient bien que je n’inventais rien. Alors, ils se sont mis à creuser à six hommes, avec des pelles d’abord, puis, sur l’ordre de Monsieur le Comte, avec les mains pour ne pas risquer de blesser la jeune dame si Dieu voulait qu’elle soit encore vivante au fond de sa tombe. Enfin, ils ont réussi à la sortir de la terre ! Oh, mon gentilhomme, si vous l’aviez vue avec sa robe, sa figure blanche et ses cheveux tout maculés. Dans la lueur des torches, c’était effrayant.
» — Vite ! Un coureur à cheval pour chercher un médecin ! a ordonné le Comte. Le cœur bat encore un peu ! Nous allons l’emporter au château.
» On est tous repartis en cortège et, dans la cour du château, j’ai vu venir Madame la Comtesse et ses servantes et le chapelain qui faisaient de grands “hélas”. La jeune dame a été portée dans la maison et Monsieur le Comte est venu vers moi. Il m’a donné une pièce d’or en disant que j’étais un brave homme, qu’il ne m’en voulait pas pour le braconnage, que je pouvais maintenant rentrer chez moi en paix. Mais j’ai demandé la permission d’attendre un peu pour savoir si la pauvre victime était revenue à la vie. Hélas !… quand l’aube s’est levée, on est venu me dire que tout était fini. Malgré les efforts de la dame du château, et du chapelain, elle venait de passer pour tout de bon. Le médecin de Ploermel qu’on avait envoyé chercher par un valet à cheval arriva juste à temps pour apprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Alors, je suis rentré chez moi ! Mais depuis j’ai toujours la vision de la belle mariée et de sa tombe ! Une bien triste et bien vilaine histoire, n’est-ce pas, monsieur ?
Un silence suivit. Tous ces hommes rudes se regardaient et au fond de tous les yeux il y avait la même horreur. D’un doigt nerveux, Gilles ouvrit son col sous lequel il se sentait étouffer.
— Sait-on le nom de cette jeune femme… de ces deux assassins ? demanda-t-il.
— Ma foi non, monsieur, dit Guégan. Personne au château ne connaissait la jeune dame. J’ai entendu Madame la Comtesse dire qu’elle ne l’avait jamais vue et que, d’ailleurs, elle n’avait pas entendu dire qu’il y eût un mariage dans la région ce jour-là. Quant aux hommes, ils portaient des masques ! Avec votre permission, mon gentilhomme, je boirai encore un petit coup et puis on rentrera. Il se fait tard… et maintenant, je n’ai plus envie de rester dehors dans la nuit.
L’un après l’autre, les buveurs disparurent après avoir salué le chevalier. Mais il ne leur prêtait plus aucune attention. Le dos tourné, debout devant le feu, les jambes écartées et les bras croisés sur sa poitrine, il déchirait de ses doigts nerveux la batiste de sa cravate, luttant contre le désespoir furieux qu’il sentait monter en lui. Dans les flammes de l’âtre, il croyait voir Judith telle qu’il l’imaginait dans l’affreuse scène décrite par Guégan. Judith en robe de mariée, des fleurs dans ses cheveux flamboyants, Judith jetée toute vivante au fond d’un trou boueux ! Car, pour lui, l’identité de la mariée de Trecesson ne faisait aucun doute, c’était Judith que ses misérables frères avaient ainsi ignoblement mise à mort. Il l’avait reconnue à la description du braconnier… et aussi à l’affolement de son propre cœur. Mais pourquoi ces deux bandits l’avaient-ils tuée le soir de ses noces, des noces pour lesquelles ils l’avaient tirée du couvent, qu’ils avaient voulues ? Et le mari ? Où était-il celui-là pendant que l’on enterrait sa femme ? Déjà mort peut-être ?
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