— Si tu l’insultes encore une fois, je m’occupe de ton pied, gronda Gilles.

— Va au Diable !… Je voulais la traîner tout de suite à l’autel mais cet imbécile de Vauferrier se prend encore pour un Adonis. Il a voulu qu’on la prenne par la douceur. Il disait qu’elle finirait par s’amadouer, qu’il en avait amené de plus difficiles à composer, qu’il fallait lui laisser un peu de temps et on l’a installée dans le plus bel appartement du château sous la garde d’une gouvernante et d’une armée de valets… Mais elle est aussi rusée qu’une renarde. Elle a feint de se laisser gagner pour que la garde se relâche et, un matin où elle était allée avec la gouvernante entendre la messe dans un petit ermitage au fond du parc, elle a assommé la bonne femme avec une branche d’arbre et elle s’est enfuie…

» Oh ! On l’a cherchée longtemps. Mais sans résultat. C’était comme si elle s’était évanouie dans la campagne avec le brouillard du petit matin. Vauferrier a fini par se fâcher et nous a jetés dehors Morvan et moi. Et c’est en rentrant ici que, par un coup de chance, on apprit ce qu’elle était devenue. Elle avait été recueillie par un médecin de Vannes, un certain Job Kernoa qui l’avait trouvée sous les roues de sa voiture, à moitié morte de faim. Elle lui a raconté son histoire et il l’a cachée dans une maison qu’il possédait, sur les landes de Lanvaux. Lui aussi il s’est amouraché de ses cheveux rouges. Il avait du bien, il était jeune… pas laid, il l’a persuadée que la seule manière pour elle de se mettre à l’abri de nos pattes, c’était de l’épouser. Paraît qu’il disait avoir des relations au Parlement et chez les gens en place. Toujours est-il qu’elle a accepté… Oui, elle a accepté. Ça t’embête, hein ?… Tu t’es amené ici tout faraud, en braillant que vous vous aimiez tous les deux et que tu avais tous les droits ? C’est pas la peine de jouer les redresseurs de torts, Tournemine. Elle se fichait pas mal de toi…

— Continue ! ordonna Gilles froidement.

L’œil goguenard de Tudal ne put rien déceler sur son visage revenu aussi dur que de la pierre ni dans ses yeux glacés mais dans sa poitrine la douleur s’était réveillée, jointe à une amère jalousie qu’il se reprochait déjà comme un sacrilège. Désappointé, le rouquin haussa les épaules.

— On a retrouvé sa trace juste à temps. Le jour des noces, nous étions sur la lande, Morvan, Yann, moi et les autres. On a laissé faire la cérémonie. Il n’y avait pas grand monde : un prêtre et deux témoins. C’était un mariage discret. Et puis quand nous avons été bien sûrs qu’il n’y avait plus personne… que les tourtereaux étaient seuls ou à peu près, on est passés à l’action. Ça n’a pas été bien difficile, ni bien long. La mariée était encore toute parée. Elle buvait un verre de champagne avec son époux. Le pauvre, il n’a même pas eu le temps de le vider : mon épée lui est passée au travers du corps comme une aiguille dans de la soie. Il est tombé sans dire ouf… Il y avait un carrosse dans une remise. Nous y avons fait monter Mme Kernoa qui pleurait comme une fontaine… et la nuit suivante, tu sais ce qu’il est advenu d’elle…

— Pourquoi la nuit suivante, en ce cas ! Pourquoi les bois de Trecesson ?

Le rire de Tudal passa comme une râpe sur les nerfs à vif du chevalier.

— Pour faire d’une pierre deux coups. D’abord parce que personne n’aurait l’idée de la chercher là et ensuite parce que ça nous faisait joie de faire ce cadeau au sieur de Châteaugiron avec qui on a eu certains démêlés l’an passé. T’en sais assez maintenant, j’espère ?… et quelque chose me dit que tes ennuis vont commencer.

En effet, un volet s’arrachait d’un coup ! Un coup de feu claqua manquant Corentine d’un cheveu. Elle poussa un cri auquel le rire dément de Tudal fit écho. Mais Gilles était déjà à la porte extérieure, faisant jouer les verrous, ouvrait en grand tout en s’abritant derrière un battant. Il surprit un homme juste en face de lui, tira. L’homme tomba comme une masse. Pendant ce temps Corentine, courageusement, se glissait vers la fenêtre éventrée et, tenant à deux mains le gros pistolet de Tudal, se redressait brusquement, tirait au jugé… Une plainte qui s’acheva en gargouillis vint la récompenser.

— Touché ! s’écria Gilles. Bravo, petite !

Pour la première fois, il la vit sourire, un drôle de sourire timide qui tirailla son visage abîmé.

— On se sent facilement une âme d’héroïne avec un gars comme toi, chevalier ! s’écria-t-elle. Si tu as un jour besoin de faire le coup de feu en Bretagne, pense à Corentine ! Mon père a servi au Régiment des Vaisseaux. C’est lui qui m’a appris à tirer… Mais faut pas s’endormir ; il en reste encore un et Morvan n’est peut-être plus loin.

— Les chiens ! beuglait Tudal. Qu’est-ce que ces idiots attendent pour aller chercher les chiens ?

Gilles était déjà dehors. Il vit un homme qui courait vers une grange d’où partaient des aboiements forcenés.

— Halte ! cria-t-il. Jette ton fusil et arrête-toi ou tu es mort…

L’homme, un paysan vêtu d’une veste en peau de chèvre et de larges braies plissées, les cheveux comme des baguettes de tambour sous un chapeau rond s’arrêta net mais sans lâcher le fusil. Puis, d’une seule pièce, il se retourna, lâcha son coup de feu. La balle s’enfonça dans le linteau de la porte mais déjà le second pistolet de Gilles avait lancé sa clameur mortelle. Le dernier des gardes de Tudal vacilla, plia les genoux et tomba dans la boue, face contre terre…

Calmement, le chevalier rentra dans la maison, en referma soigneusement la porte sur laquelle il s’adossa. Son regard froid fit le tour de la pièce, accrocha au passage la fillette qui dansait tout à l’heure et qui maintenant, l’œil vague et un os de jambon à la main, se cachait sous la table puis revint à son étrange alliée qui le regardait comme s’il avait été l’Archange saint Michel en personne.

— Emmène cette petite avec toi, Corentine et rentre chez toi. Ce que je vais faire maintenant n’est pas un spectacle pour des femmes.

La fille à l’œil bleu éclata de rire.

— Parce que ce que tu as fait jusqu’à présent, c’en était un ? Tu vois, chevalier, mon défunt père m’a appris une chose : un bon soldat ne s’en va pas se coucher en plein milieu de la bataille.

— Il avait raison et tu es un bon petit soldat. Mais la bataille est finie. C’est l’heure de la justice et je ne veux pas faire de toi un valet de bourreau.

Elle se planta devant lui, les mains aux hanches, avec un sourire de toute sa grande bouche rouge.

— Je crois que pour toi, je ferais bien pire, chevalier. Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça ! Je reste ! Je veux voir jusqu’au bout. Quant à celle-là…

Elle alla tirer la fillette de sous la table et l’obligea à se mettre debout. Mais elle la lâcha aussitôt tandis que sa capture s’affalait de nouveau à terre avec un hoquet.

— Pouah ! s’écria Corentine. Elle est saoule comme une grive ! Pendant qu’on ne la regardait pas, elle a dû vider tous les flacons. Il n’y a qu’à la coucher sur un banc, elle tombe de sommeil.

Haussant les épaules, Gilles s’approcha de Tudal toujours couché près de la cheminée. Il ne disait plus rien maintenant mais son visage gris, la sueur qui coulait en grosses rigoles le long de ses joues disaient assez la peur qui le possédait. La mort de ses hommes avait fait tomber toute sa jactance et il regardait à présent avec une haine mêlée d’angoisse la haute silhouette sombre dressée en face de lui.

— Si tu sais une prière, Tudal de Saint-Mélaine, il est temps de la dire, fit Gilles sombrement.

— Tu ne vas tout de même pas me tuer ?… Pas comme ça, pas sans me laisser la possibilité de me défendre ! s’affola l’autre.

— As-tu laissé à Judith la possibilité de se défendre ?

— J’avais le droit de faire ce que j’ai fait ! beugla-t-il. Elle avait forfait à l’obéissance qu’elle me devait… prostitué notre nom avec celui d’un vilain. J’ai fait justice. Une Saint-Mélaine ne devient pas Madame Kernoa !

Une vague de dégoût souleva Gilles. Ce misérable gardait assez d’orgueil de caste pour oser encore se poser en justicier.

— Moi aussi, je vais faire justice…, dit-il seulement.

Suivi par le regard affolé de Tudal, il alla prendre les cordes sorties tout à l’heure par Corentine, choisit la plus longue puis, mesurant de l’œil la hauteur du plafond, sauta sur la table en repoussant du pied les reliefs de nourriture et fit passer la corde par-dessus la maîtresse-poutre.

— Que veux-tu faire ? hoqueta Saint-Mélaine. Tu ne vas pas…

— Te pendre ? Si ! Je t’ai dit que j’étais ton bourreau ! Et tu ne mérites pas la mort d’un gentilhomme… Une bonne épée se souillerait dans ton sang…

— Lâche… Tu n’es qu’un lâche !… Bats-toi au moins… Oh, tu profites de mon impuissance…

— Je ferai à ton frère l’honneur de croiser le fer avec lui quand il viendra. C’est plus que ne mérite toute ta famille ! Songe à ta prière…

Il sauta à terre et, froidement, entreprit de faire à la corde un nœud coulant. Corentine la lui arracha presque des mains.

— Donne ! fit-elle durement en le regardant au fond des yeux. C’est à moi de la lui passer au cou ! J’aime à payer mes dettes ! Tu m’as délivrée. Je ne te laisserai pas te souiller les mains à son contact. Contente-toi de tirer sur la corde.

Quelques minutes plus tard, Tudal de Saint-Mélaine se balançait comme un gros fruit gâté à la maîtresse-poutre de sa maison. Haletants et pâles, Gilles et Corentine se regardaient. La mort du rouquin avait été à l’image de sa vie : ignoble et vile. Il n’avait cessé de vomir des injures que pour sangloter et implorer sa grâce mais pas un instant le dernier des Tournemine n’avait senti l’ombre d’une pitié effleurer son cœur glacé. L’image de Judith jetée vivante au fond d’un trou ne le quittait plus. Très calme en apparence, il alla jusqu’à la table, y prit un flacon de rhum encore à moitié plein et en avala une longue rasade.

— Deux ! soupira-t-il en reposant le flacon. Il ne nous reste plus qu’à attendre Morvan !

Et, sans que ses mains tremblassent le moins du monde, il se mit à recharger posément ses pistolets. Puis, déverrouillant la porte qu’il entrouvrit, il s’installa en face d’elle, dans le fauteuil qu’avait occupé naguère sa victime, un pistolet dans chaque main tandis que Corentine, s’enveloppant dans sa mante, allait s’accroupir sur la pierre de l’âtre comme un bizarre génie domestique… Il ne restait à Gilles plus qu’à attendre le dernier des Saint-Mélaine. Ensuite… il ne savait pas très bien ce qu’il ferait ensuite mais il éprouvait une lassitude infinie. En vingt-quatre heures, il avait vieilli de dix ans. Et de davantage encore depuis une heure…

Son amour d’adolescent, si doux et si pur, né un soir de septembre dans l’éclat d’un soleil couchant s’achevait dans la nuit, l’horreur et le sang. Sa vengeance avait le goût âpre des fruits qui n’ont pas mûri suffisamment mais il savait que, tout à l’heure, quand paraîtrait Morvan, il n’hésiterait pas à s’en gorger de nouveau. Il avait offert cinq holocaustes aux mânes de celle que, sans en avoir bien clairement conscience, il n’avait jamais cessé d’aimer. Il en fallait un de plus mais sacrifiât-il cent hommes que sa souffrance n’en serait pas apaisée puisque jamais plus sur cette terre, il ne retrouverait Judith. Même sa lettre d’adieu n’avait plus de sens puisqu’elle avait choisi le refuge d’autres bras… Il la tira de sa poche, la laissant négligemment tomber dans les flammes. Ce faisant, son regard fixa sa propre main gauche qu’il approcha de son visage. La bague au chaton d’or et d’émail bleu qui avait appartenu à son père y brillait doucement. Du doigt, il en caressa le dessin, s’attarda sur les lettres gothiques qui composaient la devise « Aultre n’auray… ». Brusquement, il appuya le chaton sur sa bouche, mordit dedans, luttant contre les sanglots qui montaient de sa gorge. Mais il ne put empêcher une larme de glisser sous ses paupières trop sèches et de rouler sur sa joue.

— Que toi, mon amour, murmura-t-il tout bas, nulle autre que toi… si tu l’avais vraiment voulu.

Il ne retournerait pas à Versailles, pas même à Hennebont ni à Pontivy… Demain, quand tout serait dit, il tournerait la tête de Merlin vers Brest, il s’embarquerait avec lui pour retrouver l’Amérique, la vie des hommes entre eux, la guerre et le danger. Il redeviendrait le Gerfaut, plus téméraire que jamais jusqu’à ce que la mort vienne couronner une légende pour les petits enfants des siècles à venir…

La voix de Corentine, basse et chuchochante cependant, plongea jusqu’au fond de sa rêverie pour le ramener à la réalité.

— Écoute !… Des chevaux approchent !… Voilà Morvan !