— Cache-toi sous la table. Je veux que tu restes hors de vue le plus possible.
Elle obéit sans protester mais il vit qu’elle serrait toujours le pistolet de Tudal sous son bras. Quittant son fauteuil, Gilles s’étira, puis, prenant bien appui sur ses jambes écartées, fit face à la porte et attendit. Le jour avait baissé. La nuit n’était plus loin. La salle basse était pleine d’ombres dansantes que le feu suscitait. Des cavaliers, en effet, s’approchaient. Ils devaient être trois ou quatre. Bientôt ils furent près de la maison. Les chevaux hennirent tandis que résonnait un bruit de bottes prenant vigoureusement contact avec la terre. Des pas marchèrent vers la porte toujours entrouverte, les pas d’un seul homme.
— Entre, Morvan ! cria Gilles. Il y a longtemps que je t’attends…
Une main poussa la porte qui cria en s’ouvrant lentement. Un homme parut.
— Morvan ne viendra pas, dit-il d’une voix aimable. Je l’ai aperçu en arrivant : il fuyait cette maison comme s’il avait le diable à ses trousses ! Je pense que, ce qu’il a vu dans la cour a dû l’épouvanter suffisamment et d’autant plus qu’il était seul.
Sans baisser ses pistolets, Gilles toisa l’inconnu, et fronça les sourcils. C’était de toute évidence un gentilhomme. Cela s’entendait au son de sa voix polie, se voyait à l’élégance de son costume de chasse en velours gris et à son maintien plein de distinction. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage ouvert était plutôt sympathique. Mais que diable venait-il faire là ?
— Puis-je vous demander qui vous êtes, Monsieur ?
— Très volontiers. Je me nomme René Le Prestre de Châteaugiron. Vous êtes venu chez moi ce matin et je crois que vous y avez éprouvé une grande émotion… si j’en juge du moins ce que je vois. Votre justice est redoutable chevalier… et plutôt expéditive.
Avec la nonchalance d’un amateur de pièces rares visitant un musée, le châtelain de Trecesson s’en alla contempler le cadavre du Tudal, toujours accroché à sa poutre puis jeta un coup d’œil au joueur de biniou déjà raidi dans sa flaque de sang qui se coagulait. Mais Gilles sur la défensive se raidit.
— Après le drame qui s’est déroulé sur vos terres, Comte, trouvez-vous que ma main ait été trop lourde ?
— En aucune façon, mon ami… vous permettez que je vous appelle ainsi ? Il y a longtemps que ces gredins méritaient le dernier supplice. J’en arrive même à penser qu’il eût été dommage que ma femme eût réussi à vous rappeler. D’ailleurs, si je suis venu jusqu’ici, c’était uniquement pour vous prêter main-forte, non pour m’opposer en quoi que ce soit à vos desseins.
— Et cependant vous avez laissé Morvan m’échapper si je vous ai bien compris ?
— Mon Dieu, oui ! Je ne voulais pas perdre, à lui courir après, un temps qui pouvait être précieux. Songez que j’ignorais ce qui s’était passé dans cette maison. Et puis, sincèrement, je crois que la mort… momentanée, de cette pauvre et ravissante enfant est convenablement vengée maintenant. Laissez donc Morvan aller se faire pendre où il voudra. De toute façon cela ne tardera guère.
— La mort… momentanée ! Songez-vous, Monsieur, à ce que vous dites ? Votre ton est bien léger pour ce drame !
— J’y songe, chevalier, je ne songe même qu’à cela. C’est… un sac de sable qu’à la demande expresse de Mademoiselle de Sainte-Mélaine, nous avons enterré dans notre chapelle… Elle nous a fait jurer de garder le secret pour préserver une vie que Dieu lui avait conservée par miracle. Ce matin, devant votre bouleversement, ma femme qui vous avait conduit à la chapelle pour vous mettre à l’épreuve, a failli tout vous dire. Elle a couru après vous, elle vous a rappelé… mais vous étiez déjà loin…
La tête bourdonnante, à demi étouffé par cette joie trop forte après tant de douleur, Gilles dut s’appuyer au manteau de la cheminée, à deux doigts de l’évanouissement. Judith ! Judith… pouvait-elle donc être encore vivante ?
— Eh bien ! fit le comte en riant. Vous n’allez pas maintenant vous pâmer comme une jouvencelle ? Si vous voulez m’en croire, nous allons quitter ce vilain endroit. Mes gens que j’ai laissés dehors vont se charger… du ménage et nous, nous allons rentrer à la maison. Ma femme vous y attend ainsi qu’un bon souper et un bon lit. Nous causerons chemin faisant… Mais, que cherchez-vous sous cette table ? Si c’est une assez belle fille avec un œil poché qui s’y tenait tapie avec un énorme pistolet je vous préviens qu’elle en est sortie depuis cinq bonnes minutes et qu’elle s’est enfuie en courant comme une folle… Je lui ai peut-être fait peur…
Les couleurs revenaient lentement au visage de Gilles qui esquissa un pâle sourire.
— Non. Mais elle est comme les bons soldats. Quand le combat est terminé, ils regagnent leurs quartiers sans rien demander à personne ! J’irai la voir avant de quitter le pays !
Une fois de plus la marée descendait. Une grosse marée de fin d’hiver, puissante et gonflée, qui entraînait vers l’océan les eaux bleuâtres du Blavet… Debout, près du nid d’herbes folles où jadis pêchait un petit paysan aux pieds nus, le chevalier de Tournemine regardait les barques aux voiles rouges descendre l’une derrière l’autre pour la pêche de nuit. Tout était comme autrefois et pourtant rien n’était plus pareil.
De l’autre côté de cette eau infinie il avait conquis tout ce qu’il lui était humainement possible de conquérir… tout sauf l’Amour qu’ici même le Destin lui avait donné. Tout était comme autrefois mais aucune chevelure de flamme ne faisait flotter ses algues rouges dans les eaux limoneuses, mais aucune petite voix impérieuse ne lui jetterait des injures à la tête.
— Judith ! murmura-t-il tendrement, Judith arrogante et pitoyable, sage et folle, tendre et cruelle… où es-tu donc, Judith de mes amours à cette heure où je t’appelle ?
Qui pouvait le dire sans crainte de se tromper ? Très loin peut-être ou bien toute proche ? Personne n’avait reçu confidence de ses intentions. En quittant Trecesson, dans le plus grand secret d’ailleurs, elle était restée muette sur l’endroit où elle espérait trouver un refuge assez caché pour la soustraire aux fureurs de ses frères. Pourtant, elle avait laissé échapper une phrase, une toute petite phrase qui pouvait être significative.
Le meilleur refuge doit se trouver au cœur de la plus grande ville…
Et Madame de Châteaugiron en avait conclu :
— Je crois qu’elle a choisi Paris !
C’était peut-être là qu’il fallait chercher.
Résolument, Gilles remonta vers l’arbre où Merlin l’attendait. D’un geste spontané, il se pencha, baisa la joue soyeuse de l’animal qui, tendrement, frotta sa tête contre lui en montrant ses grandes dents.
— Qu’en dis-tu, mon fils ? À nous deux, rien n’est impossible et s’il faut aller au bout du monde pour la retrouver, eh bien, nous irons ! Mais, pour le moment, c’est Pontivy qui nous attend ! Allons faire connaissance avec Messieurs les Dragons de la Reine où nous avons le grade, indispensable et combien important, de lieutenant « à la suite » 1. Après… eh bien ! nous verrons s’il est possible d’aller, au plus tôt, voir à Paris ce qui s’y passe. Après tout, nous n’avons pas encore rendu hommage à notre colonel en chef, la Reine. C’est une lacune qu’un gentilhomme se doit de combler.
Et, sautant en voltige sur le dos de son cheval qui hennit de plaisir, le chevalier de Tournemine enfonça son chapeau sur sa tête et partit au galop à travers cette lande qui, si souvent, avait porté les pieds nus d’un petit bâtard nommé Gilles Goëlo…
Les premières pousses de genêts montraient leur minuscule vert tendre, le vert même de l’espérance. Dans la campagne, l’angélus égrena ses notes mélancoliques mais douces dans l’air marin qui, bientôt embaumerait le printemps…
1. Cela signifiait qu’il obtenait le grade mais n’exercerait le service que lorsqu’il y aurait une place vacante dans le régiment.
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