N’ayant guère fréquenté le fils jusqu’à ce jour, Gilles n’y était encore jamais venu mais il était prêt à toutes les audaces pour arracher l’imprudent garçon au sort qui l’attendait. Malheureusement, il eut beau frapper et refrapper à la porte close, personne ne vint ouvrir. Seule, une voisine, attirée par le bruit, sortit sur le seuil de sa porte pour lui apprendre que maître Quérelle et sa famille étaient partis la veille au matin pour Loudéac afin d’y assister aux noces d’une cousine.

— Mais Jean-Pierre n’est pas parti ! protesta Gilles. Je l’ai vu hier soir !

La femme, visiblement, n’était pas de celles qui aiment que l’on mette en doute leurs informations. Elle recula dans l’ombre de sa porte qu’elle referma en criant :

— Passe ton chemin ! J’ai dit ce que je savais…

Gilles n’insista pas. Au surplus, il en savait suffisamment. Cela expliquait cette grande hâte que Jean-Pierre montrait de quitter Vannes : il mettait à profit l’absence inespérée de ses parents et n’avait certainement eu aucune peine à obtenir qu’on le laissât au logis car, sur le chapitre des études, le père Quérelle ne plaisantait pas, à ce que l’on disait, et il ne pouvait être question pour son fils de manquer la classe quelques jours pour une chose aussi futile que le mariage d’une cousine. Mais où pouvait-il être maintenant ?

Le cœur lourd, envahi par un affreux sentiment de solitude et d’impuissance, Gilles laissa ses jambes suivre ses pensées et le ramener au port. C’était à la marée du soir que Jean-Pierre devait s’embarquer, la marée qui serait pleine à 10 heures. Et très certainement le Nantais lui avait donné rendez-vous comme la veille à l’Hermine Rouge.

En arrivant devant la taverne, il était décidé à tout. Dût-il déchaîner les pires catastrophes, il arracherait à ce misérable le lieu d’embarquement de son camarade. Il avait si peur pour Jean-Pierre qu’il n’avait même pas conscience du danger qu’il allait courir lui-même.

Avant de franchir le seuil, il se contenta d’un rapide signe de croix puis poussa la porte.

Le décor était exactement le même que la veille et Gilles eut l’impression de remonter le temps. C’étaient les mêmes dos, les mêmes fumées, les mêmes visages. Au comptoir, Yann Maodan avait exactement la même attitude et les deux servantes les mêmes gestes en voltigeant parmi les tables. Oui, tout était pareil… sauf un détail : la table du Nantais était vide !

Le cœur de Gilles cogna un peu plus fort mais il serra les dents, redressa les épaules et ce fut d’un pas parfaitement tranquille qu’il marcha vers le comptoir. Yann Maodan, sourcils froncés, le regarda approcher.

— Que veux-tu, garçon ? demanda-t-il d’une voix rocailleuse. Tu es bien jeune pour le rhum ou les filles.

Le préambule n’était pas encourageant. La mémoire de Yann Maodan était trop bonne pour qu’il n’eût pas reconnu un client de la veille, mais Gilles ne s’y arrêta pas.

— Je veux voir le Nantais, fit-il froidement.

Le patron torcha son nez sur un bras aussi velu que celui d’un ours, se racla la gorge, cracha, émit un petit rire puis consentit à déclarer :

— Ça tombe mal ! Il est pas là !…

— Cependant, il m’a dit hier que je pourrais le trouver ici quand je le voudrais.

— P’t’ être bien ! Mais tout ce que je sais c’est qu’il est pas là et qu’il viendra pas ce soir. Qu’est-ce que tu lui veux ?

Gilles ignora la question, serra les poings tandis que son regard, planté dans celui de Yann, durcissait lentement.

— C’est affaire entre lui et moi, articula-t-il. Pouvez-vous me dire où le trouver ?

— Non !

Yann avait presque crié le mot et Gilles eut conscience tout à coup du silence qui s’établit et de ce que tous le regardaient. Il eut conscience aussi de la présence de Manon, figée de terreur au bout du comptoir, cramponnant son plateau à deux mains. Pourtant son regard à lui, maintenant glacé, ne quittait pas celui de Yann qui venait de vaciller brusquement comme celui d’un animal fasciné. L’ancien galérien n’avait encore jamais vu des yeux comme ceux-là, surtout chez un garçon si jeune. C’étaient comme deux lames d’épées enfoncées dans sa tête, rigides, implacables, des yeux d’oiseau de proie qui ne cillaient pas. Il eut hâte d’échapper à leur pouvoir et son malaise se traduisit en fureur.

— Qu’est-ce que tu attends ? J’ai dit qu’il ne viendrait pas. Quant à savoir où il est, je l’ignore. Peut-être au diable ! En tout cas il a quitté la ville. Maintenant, décampe et qu’on ne te revoie plus ici. J’ai pas envie d’avoir maille à partir avec les argousins si on allait leur dire qu’y vient ici des mions de ton âge…

— Vous êtes devenu bien scrupuleux, depuis hier, commença Gilles.

Mais il aperçut soudain le visage épouvanté de Manon. La petite servante était au bord de la syncope et il eut pitié d’elle. Haussant les épaules, il tourna les talons.

— C’est bon ! Je m’en vais !…

Et il sortit, la mort dans l’âme sans même entendre le rappel hargneux de Yann Maodan qui aboyait :

— Où tu vas, Manon ? C’est-y qu’y te manque encore quelque chose ? Va plutôt servir à boire…

Cette nuit-là, Gilles ne rentra pas rue Saint-Gwenael. Poussé par la colère impuissante, l’angoisse et en dépit de tout espoir, il erra inlassablement sur le port, d’un bout de la Rabine à l’extrémité de Calmon-Bas, épiant les bateaux et le moindre mouvement qu’il pouvait y déceler, espérant toujours voir surgir la silhouette courtaude de Jean-Pierre. Il descendit même la rivière jusqu’à la pointe de Langle, scrutant les reflets de l’eau noire, à l’affût du moindre navire en partance. Mais la haute mer avait apporté avec elle un vent aigre, coupant et chargé de neige qui mugissait, tordant les chevelures hirsutes des pins maritimes et personne, ce soir-là, ne quitta le port de Vannes. Gilles, lui, ne sentait ni le froid, ni le vent, ni la fatigue. Il avait envie de crier, d’appeler ce garçon auprès duquel, durant des années, il avait vécu sans même s’en soucier et qui, tout à coup, lui était devenu aussi cher qu’un frère, ce garçon qu’il ne reverrait plus et qu’il ne pourrait pas sauver.

Quand le petit matin se leva, gris sur la mer grise et sur les vasières découvertes par la marée retirée, dessinant vaguement les barques et la fourrure sylvestre de la petite île de Conleau habillée de brume, Gilles quitta enfin le rocher sur lequel il était venu s’abattre au terme de sa course solitaire et forçant à la marche ses longues jambes engourdies par le froid, reprit lentement le chemin de la ville, le cœur vide d’espoir et la tête lasse.

La cloche de l’île sonnant l’Angélus le ranima. Il se rappela tout à coup que l’on était dimanche et que c’était le jour où Manon se rendait dans la petite maison de la porte du Boureau pour y voir sa sœur, la petite maison où elle lui avait donné rendez-vous. Alors, il se mit à courir.

Quand il atteignit la rue Saint-Gwenael, c’était l’heure de la première messe, celle que fréquentaient les servantes et les vieilles demoiselles pieuses qui d’ailleurs iraient encore par la suite entendre la grand-messe. Des formes noires se hâtaient avec précaution sur la mince couche de neige craquante qui ouatait les pavés et ourlait les toits pointus. Alors, pour éviter d’être reconnu, il se glissa dans l’ombre de la vieille halle jusqu’à ce qu’il ait vu passer sa logeuse, suivie de la servante.

Sûr alors de n’être plus rencontré, il regagna sa chambre glacée pour y reprendre quelques forces et attendre, sans aucune patience la fin du jour.

Heureusement, la nuit tombe vite en hiver. Le temps couvert la fit plus rapide encore et elle était fort noire quand Gilles, enveloppé d’un vieux manteau hérité de son parrain, se dirigea vers la maison de la fileuse.

Ce n’était pas loin. Il suffisait de contourner la cathédrale et d’enfiler l’étroite ruelle passant sous la porte du Boureau débouchant de l’autre côté des remparts. Le chemin était désert, le silence total et sans la neige il aurait fallu des yeux de chat pour s’y reconnaître. Pourtant Gilles repéra tout de suite la maisonnette : collée contre l’énorme muraille, elle formait une boursouflure malsaine avec son encorbellement menaçant ruine et son toit posé de guingois comme le chapeau d’un ivrogne. La lumière jaune qui filtrait de deux volets clos lui faisait des yeux sinistres. Mais Gilles, bien décidé à en apprendre davantage sur les occupants de l’Hermine Rouge, s’avança vers la porte étroite, percée d’un judas grillé et frappa comme Manon lui avait montré…

Le judas s’ouvrit presque instantanément. Derrière le grillage, la flamme d’une chandelle révéla un visage pâle aux yeux inquiets qui, très vite, s’éclairèrent.

— C’est toi ? souffla Manon. Je ne t’espérais pas si tôt… Attends un instant, je t’ouvre !

Il y eut le bruit assourdi d’une barre que l’on retirait puis celui d’une gâche bien graissée qui jouait et le battant s’écarta sans le moindre grincement. Comme sous l’ombre de la porte Saint-Vincent, la petite main rêche de la jeune servante saisit celle du garçon pour l’attirer à l’intérieur.

— Entre vite et ne fais pas de bruit. Ma sœur dort là, fit-elle en désignant du menton une porte close découpée au fond du couloir dont les murs peints à la chaux étaient d’une éclatante blancheur.

— Je viens peut-être trop tard ? Vous alliez sortir ? balbutia Gilles en constatant que Manon portait, sur ses épaules, une grande mante brune à capuchon.

Mais elle haussa les épaules avec insouciance et se mit à rire.

— Trop tard non ! Simplement je n’espérais pas ta visite ce soir et j’allais retourner à l’Hermine parce que je m’ennuyais. Mais tu es le bienvenu !

Elle l’entraînait vers la tache claire que dessinait sur le dallage une porte ouverte. Et brusquement, Gilles se trouva dans un univers parfaitement inattendu chez une modeste servante de cabaret. La chambre qu’on lui ouvrait était petite et basse sous ses grosses poutres brunes mais elle était charmante et presque élégante. Un tapis persan couvrait les dalles de pierre. De grands rideaux en mousseline des Indes pendaient au-dessus du lit habillé de soie rose. Des gravures de fleurs égayaient les murs blancs ainsi que quelques jolis meubles laqués gris, et, près de la cheminée où flambait un bon feu, une petite table à ouvrage montrait un ouvrage de dentelle abandonné.

Ravie de l’effet produit, Manon suivait, en souriant, les marques de surprise sur le visage de son compagnon.

— Cela te plaît ?

— Bien sûr ! Je ne m’attendais pas…

— À trouver une chambre comme celle-là dans la pauvre maison d’une pauvre fille comme moi ? Il faut bien que ça serve à quelque chose de se laisser tripoter par les grosses pattes de Yann Maodan ! À l’Hermine Rouge, je suis sa servante, mais ici, c’est moi qui commande. Et j’ai aussi de belles robes, tu sais ?… Attends, je vais me faire belle pour toi ! Assieds-toi et ferme les yeux…

Elle rejetait sa mante, courait vers un coffre peint, comme en ont les capitaines de navires, posé dans un coin, en tirait un nuage rose et fébrilement commençait d’ôter son fichu brodé. Gilles l’arrêta :

— Écoute ! Je ne suis pas venu pour ce que tu crois.

Les doigts de Manon retombèrent comme des oiseaux touchés en vol tandis qu’elle levait sur le jeune homme un regard lourd de peine.

— Ah ?… Pourquoi alors ?

— À cause de mon ami… ce garçon qui était avec moi l’autre soir. Je l’ai cherché toute la journée d’hier et toute la nuit. Je voulais lui dire de ne pas rejoindre le Nantais. Et je ne l’ai pas trouvé…

Dans les yeux de la fille, la méfiance remplaça la déception. Elle secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.

— Alors, oublie-le ! Tout de suite ! cria-t-elle. Personne au monde ne peut plus rien pour lui. Et moi je ne te dirai pas un mot de plus à ce sujet…

— Pourtant…

Elle vint vers lui si brusquement qu’il ne put retenir un geste instinctif de défense. Mais elle se contenta de s’accrocher des deux mains à son bras levé.

— Tais-toi ! Plus un mot là-dessus. Je veux vivre, tu entends ? Vivre ! Yann Maodan est riche. Il me donne de l’or et avec l’or on peut sortir même d’une prison. Moi, j’en mets de côté pour le jour où si Dieu veut, je serai libre et pourrai oublier l’Hermine Rouge. Je t’ai donné un bon avis parce que tu me plais et que ça me faisait mal de t’imaginer sous le fouet d’un nègre mais ne m’en demande pas plus. Il est trop tard.

— C’est mon ami, protesta Gilles avec une violence où se mêlait une espèce de délectation. C’était la toute première fois, en effet, qu’il lui était donné, à lui le bâtard dédaigné des plus modestes, d’employer ces mots-là. Et il ne put résister au plaisir de les répéter une seconde fois, quoique plus doucement : « C’est mon ami… »