– Et dimanche tu es restée seule dans ton studio ?
– Je l'ai croisé par hasard, nous sommes allés nous promener. Comment sais-tu que nous nous sommes revus ? Il t'a appelée ?
– Max, m'appeler ? Tu plaisantes, il est trop fier pour ça. Après ton départ il n'a plus jamais donné de ses nouvelles, et je crois même qu'il s'est fait un devoir d'éviter toutes les soirées où il aurait pu me rencontrer. Nous ne nous sommes plus parlé depuis votre rupture.
– Alors, comment as-tu su ?
– C'est une amie qui vous a vus à l'hôtel Meurice ; vous roucouliez, paraît-il, comme deux amants illégitimes.
– Paris est vraiment un petit village ! Eh bien non, nous ne sommes pas amants ; juste deux anciennes connaissances qui se retrouvaient le temps d'une discussion. Je ne sais pas qui est cette amie si bavarde, mais je la déteste.
– La cousine de Max, elle ne t'aime pas non plus. Je peux te demander ce que tu fabriques avec Ivory ?
– J'aime bien la compagnie des profs, ça aussi tu devrais le savoir, non ?
– Je ne me souviens pas qu'Ivory ait enseigné ?
– Tu m'ennuies avec tes questions, Jeanne.
– Alors pour ne pas t'ennuyer plus, je ne te dirai pas qu'on a livré des fleurs pour toi ce matin à la maison. La carte qui accompagnait le bouquet est dans mon sac, si cela t'intéresse.
Keira s'empara de la petite enveloppe, la décacheta et tira légèrement sur le bristol. Elle sourit et rangea le mot dans sa poche.
– Je ne dînerai pas avec toi, ce soir, je te laisse avec tes amies si bien intentionnées.
– Keira, fais attention à Max, il a mis des mois à tourner la page, ne rouvre pas des plaies si c'est pour repartir ensuite, puisque tu vas repartir, n'est-ce pas ?
– Très fort, la question qui tue planquée au beau milieu de la leçon de morale. Là, je dois dire que, dans ton rôle de grande sœur, tu excelles. Max a quinze ans de plus que moi, tu crois qu'il peut gérer sa vie et ses émotions tout seul ou tu veux que je lui propose tes services ? La sœur de la garce comme chaperon, on ne peut pas rêver mieux, non ?
– Pourquoi tu m'en veux comme ça ?
– Parce que tu juges tout, tout le temps.
– Sors, Keira, va t'amuser, j'ai du boulot et tu as entièrement raison, tu n'as plus l'âge pour que je joue à la grande sœur. De toute façon, mes conseils, tu n'en as jamais rien eu à faire. Essaie juste de ne pas le laisser encore une fois en petits morceaux, ce serait méchant et inutile pour ta réputation.
– Parce que j'ai une réputation ?
– Après ton départ, les langues se sont déliées et elles n'étaient pas très aimables à ton égard.
– Si tu savais ce que je m'en moque, j'étais bien trop loin pour les entendre, tes mauvaises langues.
– Peut-être, mais pas moi, et j'étais là pour prendre ta défense.
– Mais de quoi se mêlent tous ces gens dans ta petite vie sociale, Jeanne ? Qui sont ces bons amis qui cancanent, ragotent et médisent ?
– Ceux qui consolaient Max, j'imagine ! Ah, une dernière chose, au cas où tu te demanderais à nouveau si tu as été une petite peste avec ta sœur, la réponse est oui !
Keira quitta le bureau de Jeanne en claquant la porte. Quelques instants plus tard, elle remontait le quai Branly vers le pont de l'Alma. Traversant le fleuve, elle s'accouda au parapet et regarda une péniche qui filait vers la passerelle Debilly. Elle prit son téléphone portable et appela Jeanne.
– On ne va pas se disputer chaque fois que l'on se voit. Je viendrai te chercher demain, nous irons déjeuner, rien que toi et moi. Je te raconterai tout de mon aventure éthiopienne, bien qu'il n'y ait plus grand-chose à en dire ; et toi tu me dévoileras tout de ta vie pendant ces trois dernières années. Je te laisserai même me réexpliquer pourquoi Jérôme et toi vous êtes séparés. C'était bien Jérôme son prénom, hein ?
*
* *
Londres
Walter ne disait rien, mais il était difficile de ne pas voir qu'il se décourageait de jour en jour. Lui expliquer mes travaux était aussi irréaliste que d'espérer lui apprendre à parler le chinois en quelques jours. L'astronomie, la cosmologie étudient des espaces si vastes que les unités utilisées pour mesurer sur terre le temps, la vitesse, les distances y sont inopérantes. Il a fallu en inventer d'autres, multiples de multiples, équations inextricables. Notre science n'est faite que de probabilités et d'incertitudes, puisque nous avançons à tâtons, incapables d'imaginer les véritables limites de cet Univers dont nous faisons partie.
Depuis deux semaines, je n'avais pas réussi à formuler une phrase sans que Walter tique sur un terme dont il ne comprenait pas le sens, un raisonnement dont la portée lui échappait.
– Walter, une fois pour toute, l'Univers est-il plat ou courbe ?
– Courbe, probablement. Enfin, si j'ai bien compris votre propos, l'Univers serait en mouvement permanent et il se dilaterait tel un tissu que l'on étire, entraînant les galaxies accrochées à ses fibres.
– C'est un peu schématique mais c'est une façon de résumer la théorie de l'Univers expansionniste.
Walter laissa tomber sa tête dans ses mains. À cette heure avancée de la soirée, la salle de la grande bibliothèque était déserte. Seules nos deux tables étaient encore éclairées.
– Adrian, je ne suis qu'un humble gestionnaire mais, tout de même, mon quotidien se passe dans l'enceinte de l'Académie des sciences. Et pourtant, je ne comprends rien à ce que vous me dites.
Je remarquai sur une table une revue qu'un lecteur avait dû oublier de ranger. Un très beau paysage du Devon figurait sur la couverture.
– Je crois que j'ai une idée pour éclaircir les vôtres, dis-je à Walter.
– Je vous écoute ?
– Vous m'avez assez entendu comme ça et j'ai trouvé bien mieux que des mots pour vous enseigner quelques notions solides sur le cosmos. Il est temps de passer de la théorie à la pratique. Suivez-moi !
J'ai entraîné mon acolyte par le bras et nous avons traversé ensemble le hall de la bibliothèque d'un pas soutenu. Une fois dans la rue, je hélai un taxi et lui demandai de nous déposer au plus vite à mon domicile. En arrivant, j'emmenai cette fois Walter non vers la porte de ma maison, mais vers celle d'un petit box attenant.
– C'est une salle de jeu clandestine qui se trouve derrière ce rideau de fer ? me demanda Walter l'œil goguenard.
– Désolé de vous décevoir, c'est juste un garage, répondis-je en soulevant le hayon.
Walter laissa échapper un sifflement. Bien que sa cote soit inférieure à celle d'une citadine moderne, ma vieille MG de 1962 provoquait souvent ce genre de réaction.
– Nous allons en balade ? demanda Walter enthousiaste.
– Si elle veut bien démarrer, dis-je en faisant tourner la clé de contact.
Quelques coups d'accélérateur et le moteur vrombit presque au quart de tour.
– Montez et ne cherchez pas votre ceinture de sécurité, il n'y en a pas !
Une demi-heure plus tard, nous quittions la périphérie de Londres.
– Où allons-nous ? demanda Walter en essayant de maîtriser sur son front la seule mèche de cheveux rebelle qu'il possédait encore.
– Au bord de la mer, nous y serons dans trois heures.
Et, pendant que nous filions à bonne allure sous un beau ciel étoilé, je pensais au plateau d'Atacama que je n'avais cessé de rêver rejoindre et réalisais en même temps combien l'Angleterre m'avait manqué alors que j'étais là-bas.
– Comment avez-vous fait pour que cette petite merveille conserve une telle forme après l'avoir abandonnée trois ans dans un garage ?
– Je l'ai confiée à un mécanicien pendant mon absence et je viens juste de la récupérer.
– Il s'en est bien occupé, reprit Walter. Vous n'auriez pas une paire de ciseaux dans la boîte à gants ?
– Non, pourquoi ?
– Pour rien ! répondit Walter en passant la main sur son crâne.
À minuit nous avons dépassé Cambridge et nous sommes arrivés à destination deux heures plus tard. Je garai la MG le long d'une plage de Sheringham et demandai à Walter de bien vouloir me suivre jusqu'au rivage et de s'asseoir sur le sable.
– Nous avons parcouru toute cette route juste pour faire des pâtés ? demanda-t-il.
– Si le cœur vous en dit, je n'ai rien contre, mais ce n'est pas le but de notre visite.
– Dommage !
– Que voyez-vous, Walter ?
– Du sable !
– Relevez les yeux et dites-moi ce que vous voyez ?
– La mer, que voulez-vous que je voie d'autre au bord de la mer ?
– À l'horizon, que voyez-vous ?
– Absolument rien, il fait nuit noire !
– Vous ne voyez pas la lumière du phare à l'entrée du port de Kristiansand ?
– Il y a une île au large par ici ? Je ne m'en souvenais pas.
– Kristiansand est en Norvège, Walter.
– Vous êtes ridicule, Adrian, j'ai une bonne vue mais de là à voir les côtes norvégiennes, tout de même ! Vous ne voulez pas non plus que je vous détaille la couleur du pompon de béret du gardien de votre phare !
– Kristiansand n'est qu'à sept cent trente kilomètres. Nous sommes en pleine nuit, la lumière voyage à la vitesse de 299 792 kilomètres à la seconde, celle de ce phare ne mettrait que deux millièmes de seconde et demi à nous parvenir.
– Vous avez bien fait de ne pas oublier le demi, j'aurais pu perdre le fil de votre raisonnement !
– Mais vous ne voyez pas la lumière du phare de Kristiansand ?
– Vous oui ? demanda Walter inquiet.
– Non, personne ne peut la voir. Et pourtant elle est là, juste devant nous, cachée par la courbure de la Terre, comme derrière une colline invisible.
– Adrian, seriez-vous en train de m'expliquer que nous avons roulé pendant trois cents kilomètres pour venir vérifier de visu que je ne pouvais apercevoir le phare de Kristiansand en Norvège depuis la côte Est de notre très chère Angleterre ? Si c'est le cas, je vous promets que je vous aurais cru sur parole si vous aviez pris la peine de me le suggérer à la bibliothèque tout à l'heure.
– Vous m'avez demandé en quoi il était important de comprendre que l'Univers était courbe, la réponse est devant vous Walter. Si sur cette mer flottaient de mile en mile une myriade d'objets réfléchissants, vous les verriez tous illuminés par la lumière qui émane du phare de Kristiansand, sans pourtant jamais voir ce même phare ; mais, avec beaucoup de patience et de calculs, vous devineriez qu'il existe et finiriez par trouver sa position exacte.
Walter me regarda comme si une folie soudaine m'avait gagné. Il resta bouche bée puis se laissa tomber en arrière pour scruter la voûte étoilée.
– Bien ! finit-il par lâcher après un long épisode contemplatif. Si j'ai bien compris, les étoiles que nous voyons au-dessus de nous sont encore du bon côté de la colline. Et celle que vous cherchez se trouve évidemment sur l'autre versant.
– Rien ne dit qu'il n'y ait qu'une seule colline, Walter.
– Vous suggérez que non content d'être courbe, votre Univers jouerait de l'accordéon ?
– Ou qu'il est comme un océan parcouru par des hautes vagues.
Walter mit ses mains derrière la nuque et se tut quelques instants.
– Combien d'étoiles y a-t-il au-dessus de nos têtes ? demanda-t-il avec la voix d'un enfant émerveillé.
– Avec un ciel tel que celui-ci, vous pouvez voir les cinq mille plus proches de nous.
– Elles sont si nombreuses ? demanda Walter songeur.
– Il y en a beaucoup plus encore ; mais nos yeux ne peuvent voir au-delà de mille années-lumière d'ici.
– Je ne pensais pas avoir une aussi bonne vue ! La copine de votre gardien de phare en Norvège a intérêt à ne pas se balader en petite tenue à sa fenêtre !
– Ce n'est pas votre acuité visuelle qui est en jeu, Walter, un nuage de poussières cosmiques nous masque la plus grande partie des centaines de milliards d'étoiles qui sont dans notre galaxie.
– Il y a au-dessus de nous des centaines de milliards d'étoiles ?
– Si vous voulez vraiment avoir le vertige, je peux vous dire qu'il y a dans l'Univers plusieurs centaines de milliards de galaxies. Notre Voie lactée n'est que l'une d'entre elles et chacune recèle des centaines de milliards d'étoiles.
– C'est impossible à concevoir.
– Alors, imaginez que si l'on comptait tous les grains de sable de la planète, nous approcherions à peine du nombre probable d'étoiles contenues dans l'Univers.
Walter se redressa, il saisit une poignée de sable entre ses mains et en laissa filer les grains à travers ses doigts. Dans un silence que seul le ressac venait troubler, nous contemplions le ciel, comme deux gamins éblouis par cette immensité.
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