– Son père était anglais, sa mère française. Elle avait toujours vécu à Paris où ses parents étaient déjà installés à la naissance de sa sœur aînée. Un divorce, et son père rentra en Angleterre. Elle était venue lui rendre visite, profitant d'un programme d'échange universitaire qui lui fit passer un trimestre à la Royal Academy de Londres. J'y assurais à l'époque des vacations de surveillant afin d'améliorer mes fins de mois et financer ma thèse.

– Un pion qui drague une étudiante... je ne vous félicite pas.

– Eh bien alors j'arrête de vous raconter !

– Mais non, je plaisantais, j'adore cette histoire, continuez !

– Nous nous sommes vus la première fois dans l'amphithéâtre où elle passait un examen, ainsi qu'une bonne centaine d'autres étudiants. Elle était assise en bordure de l'allée que j'arpentais, faisant mon inspection, quand je l'ai vue déplier une antisèche.

– Elle trichait ?

– Je n'en sais rien, je n'ai jamais pu lire ce qui était inscrit sur ce bout de papier.

– Vous ne le lui avez pas confisqué ?

– Pas eu le temps !

– Comment ça ?

– Elle a vu que je l'avais surprise, elle m'a regardé droit dans les yeux et, sans se presser, elle l'a mis dans sa bouche, l'a mâché et l'a avalé.

– Je ne vous crois pas !

– Vous avez tort. Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'aurais dû lui retirer sa copie et la faire sortir de la salle, mais je me suis mis à rire et c'est moi qui ai dû quitter l'amphithéâtre, un comble non ?

– Et ensuite ?

– Ensuite, quand elle me croisait à la bibliothèque ou dans un couloir, elle me dévisageait et se foutait ouvertement de moi. Un beau jour, je l'ai saisie par le bras et je l'ai entraînée à l'écart de ses amis.

– Ne me dites pas que vous avez négocié votre silence ?

– Vous me prenez pour qui ? C'est elle qui a négocié !

– Pardon ?

– Elle m'a dit textuellement, alors que je lui posais la question, que si je ne l'invitais pas à déjeuner, elle ne me dirait jamais pourquoi elle riait en me voyant. Alors je l'ai invitée à déjeuner.

– Et qu'est-ce qui s'est passé ?

– Le déjeuner s'est poursuivi par une promenade et, en fin d'après-midi elle m'a quitté soudainement. Plus aucune nouvelle d'elle, mais une semaine plus tard, alors que je travaillais sur ma thèse à la bibliothèque, une jeune femme s'installe en face de moi. Je ne lui prête aucune attention, jusqu'à ce que ses bruits de mastication finissent vraiment par me déranger ; je lève la tête pour demander à cette personne d'être plus discrète avec son chewing-gum, c'était elle, en train d'avaler une troisième feuille de papier. Je lui avouais ma surprise, je pensais ne plus la revoir ! Elle m'a répondu que si je ne comprenais pas qu'elle était là pour moi, autant qu'elle reparte tout de suite, et définitivement cette fois.

– J'adore cette jeune femme ! Et ensuite, qu'est-il arrivé ?

– Nous avons passé la soirée et une grande partie de l'été ensemble. Un très bel été, je dois dire.

– Et la séparation ?

– Si nous gardions cet épisode pour un autre soir, Walter ?

– C'est votre seule histoire d'amour ?

– Bien sûr que non, il y a eu Tara, hollandaise et thésarde en astrophysique, avec laquelle j'ai vécu presque un an. Nous nous entendions très bien, mais elle parlait à peine l'anglais et mon hollandais laissant plus qu'à désirer, nous avons eu beaucoup de mal à communiquer. Ensuite il y a eu Jane, une charmante doctoresse, très vieille Écosse et obnubilée par l'idée d'officialiser notre relation. Le jour où elle m'a présenté à ses parents, je n'ai eu d'autre choix que de mettre un terme à notre aventure. Sarah Apleton, elle, travaillait dans une boulangerie, une poitrine de rêve, des hanches dignes d'un Botticelli mais des horaires de travail impossibles. Elle se levait quand je me couchais et réciproquement. Et puis, deux ans plus tard, j'ai épousé une collègue de travail, Elizabeth Atkins, mais ça n'a pas marché non plus.

– Vous avez été marié ?

– Oui, pendant seize jours ! Mon ex-femme et moi nous sommes quittés en revenant de voyage de noces.

– Vous en avez pris du temps pour vous apercevoir que vous n'étiez pas faits l'un pour l'autre !

– Si on partait en voyage de noces avant la cérémonie de mariage, je vous assure que les tribunaux y gagneraient beaucoup en paperasseries inutiles.

Cette fois, j'avais séché Walter et lui avait enlevé toute envie d'en apprendre plus sur mon passé sentimental. Il n'y avait d'ailleurs pas grand-chose à savoir, sinon que ma vie professionnelle avait pris le pas sur le reste et que j'avais parcouru le monde ces quinze dernières années, sans vraiment me soucier de me poser quelque part et encore moins de faire une véritable rencontre. Vivre une histoire d'amour n'était pas au centre de mes préoccupations.

– Et vous ne vous êtes jamais revus ?

– Si, j'ai croisé Elizabeth dans deux-trois cocktails organisés par l'Académie des sciences. Mon ex-épouse était en compagnie de son nouveau mari. Je vous ai dit que son nouveau mari était également mon ancien meilleur ami ?

– Non, ça vous ne me l'avez pas dit. Je ne parlais pas d'elle, mais de votre jeune étudiante, la première de cette liste digne d'un Casanova.

– Pourquoi elle ?

– Comme ça !

– Nous ne nous sommes jamais revus.

– Adrian, si vous me confiez pourquoi elle vous a quitté, l'addition est pour moi !

Je commandai douze huîtres supplémentaires au serveur qui passait près de notre table.

– À la fin de son trimestre d'échange universitaire, elle est rentrée finir ses études en France. Les distances finissent souvent par faner les plus jolies relations. Un mois après son départ, elle est revenue rendre visite à son père ; après avoir pris un autocar, un ferry et enfin un train, le voyage qui avait duré dix heures l'avait éreintée. Le dernier dimanche que nous avons passé ensemble ne fut pas idyllique. Le soir, quand je l'ai raccompagnée à la gare, elle m'a avoué qu'il valait mieux en rester là. Nous ne garderions ainsi que de beaux souvenirs. J'ai lu dans son regard qu'il était inutile de lutter, la flamme était déjà soufflée. Elle s'était éloignée de moi, et pas seulement géographiquement. Voilà Walter, vous savez tout maintenant et je ne vois vraiment pas pourquoi vous souriez aussi bêtement.

– Pour rien, répondit mon acolyte.

– Je vous raconte comment je me suis fait plaquer et vous vous marrez, pour rien ?

– Non, vous venez de me raconter une ravissante histoire et, si je n'avais pas insisté, vous m'auriez juré corps et âme que tout ça n'était que du passé, n'est-ce pas ?

– Évidemment ! Je ne sais même pas si je serais capable de la reconnaître. C'était il y a quinze ans, Walter, et l'histoire en question n'a duré que deux mois ! Comment pourrait-il en être autrement ?

– Bien sûr Adrian, comment ? Mais alors, répondez à cette petite question : comment avez-vous pu me raconter cette aventure anodine, enterrée depuis quinze ans, sans jamais avoir réussi à prononcer une seule fois le nom de cette jeune femme ? Depuis que je me suis confié à vous au sujet de Miss Jenkins, je me sentais, comment dire, un peu ridicule, eh bien, maintenant, plus du tout !

Nos deux voisines avaient quitté leur table sans même que nous nous en soyons rendu compte. Je me souviens que, ce soir-là, Walter et moi avions fait la fermeture de la brasserie, que nous avions bu suffisamment de vin pour que je refuse son invitation et partage l'addition avec lui.

Le lendemain alors que nous arrivions tous deux à l'Académie avec une sacrée gueule de bois, nous avons appris par un courrier que notre candidature avait été retenue.

Walter était si malade, qu'il ne put même pas pousser un cri de joie digne de ce nom.

*

*     *


Paris

Keira fit tourner la clé dans la serrure le plus lentement possible. Au dernier tour, le verrou faisait un bruit terrible. Elle referma la porte de l'appartement avec autant de précautions et parcourut le couloir à pas de loup. La lumière de l'aube éclairait déjà le petit bureau de sa sœur. Sur une coupelle l'attendait une enveloppe à son nom, timbrée d'Angleterre. Intriguée, Keira la décacheta et découvrit une lettre qui l'informait qu'en dépit de son dépôt tardif son dossier de candidature avait retenu l'attention des membres du comité de sélection. Keira était attendue le 28 du mois à Londres, afin de présenter ses travaux devant le grand jury de la Fondation Walsh.

– Qu'est-ce que c'est que ce truc ? avait-elle murmuré en remettant la lettre dans l'enveloppe.

Jeanne apparut en chemise de nuit, les cheveux en bataille ; elle s'étira en bâillant.

– Comment va Max ?

– Tu devrais aller te recoucher, Jeanne, il est très tôt !

– Ou tard, c'est selon. La soirée fut bonne ?

– Non, pas vraiment.

– Alors pourquoi as-tu passé la nuit avec lui ?

– Parce que j'avais froid.

– Sale hiver, hein ?

– Bon ça suffit, Jeanne, je vais aller me coucher.

– J'ai un cadeau pour toi.

– Un cadeau ? demanda Keira.

Et Jeanne tendit une enveloppe à sa sœur.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Ouvre, tu verras.

Keira trouva un billet d'Eurostar ainsi qu'un bon d'hôtel prépayé pour deux nuits au Regency Inn.

– Ce n'est pas un quatre-étoiles, mais Jérôme m'y avait emmenée et c'est charmant.

– Et ce cadeau a-t-il un rapport avec la lettre que j'ai trouvée dans l'entrée ?

– Oui, d'une certaine façon, mais j'ai prolongé ton séjour pour que tu puisses profiter un peu de Londres. Tu ne dois rater le musée d'Histoire naturelle sous aucun prétexte, la nouvelle Tate Gallery est magique, et il faudra que tu ailles bruncher sans faute chez Amoul, c'est sur Formosa Street. Qu'est-ce que j'ai aimé cet endroit, c'est tellement mignon, leurs pâtisseries, leurs salades, et le poulet au citron...

– Jeanne, il est 6 heures du matin, le poulet au citron là, maintenant, je ne suis pas très sûre...

– Tu vas me dire merci à un moment donné ou je te fais avaler ce billet de train ?

– Et toi, tu vas m'expliquer le contenu de cette lettre et ce que tu manigances, ou c'est moi qui te fais manger ton billet !

– Prépare-moi un thé, une tartine avec du miel, je te retrouve dans la cuisine dans cinq minutes, et c'est un ordre de ta grande sœur qui va se laver les dents, ouste !

Keira avait récupéré la convocation de la Fondation Walsh et l'avait déposée bien en évidence devant la tasse fumante et la tartine grillée.

– Il faut bien que l'une de nous deux croie en toi ! avait bougonné Jeanne en entrant dans la cuisine. J'ai fait ce que tu aurais dû faire si tu t'accordais plus de mérite. J'ai fouiné sur Internet et établi une liste de toutes les organisations susceptibles de financer tes travaux d'archéologie. Je te l'accorde, elles ne sont pas nombreuses. Même à Bruxelles ils n'en ont rien à faire. Enfin, sauf si tu as envie de consacrer deux ans à remplir des kilomètres de formulaires.

– Tu as écrit au Parlement européen pour ta petite sœur ?

– J'ai écrit à tout le monde ! Et puis hier, cette lettre est arrivée pour toi. Je ne sais pas si leur réponse est positive ou négative, mais, au moins, ils ont pris la peine de répondre.

– Jeanne ?

– D'accord, j'ai ouvert l'enveloppe et je l'ai refermée juste après. Mais avec le mal que je me suis donné, j'estime que cela me concerne aussi un peu.

– Et à partir de quelle documentation cette fondation a-t-elle retenu ma candidature ?

– Telle que je te connais, ça va te rendre hystérique, mais je m'en fiche totalement. C'est ta thèse que j'ai envoyée chaque fois. Je l'avais dans mon ordinateur, pourquoi s'en priver ? Après tout, tu l'as publiée, non ?

– Si je comprends bien, tu t'es fait passer pour moi, tu as envoyé mon travail à toute une série d'organisations inconnues et...

– Et je te donne l'espoir de retourner un jour dans ta fichue vallée de l'Omo ! Tu ne vas pas râler en plus ?

Keira se leva et serra Jeanne dans ses bras.

– Je t'adore, tu es la reine des emmerdeuses, plus têtue qu'un âne, mais tu es la sœur que je n'échangerais pour aucune autre au monde !

– Tu es sûre que tu vas bien ? demanda Jeanne en regardant Keira de plus près.

– On ne peut mieux !

Keira s'assit à la table de la cuisine et relut une troisième fois la convocation.

– Je dois présenter mes travaux à l'oral ! Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ?