Quant à moi, après avoir scrupuleusement nettoyé l'appareil photo acheté le matin même, je m'installais à mon bureau, avec une bière glacée et un sandwich que j'avais particulièrement bien préparé. Je commençai à rédiger une lettre à ma mère pour l'avertir de mon arrivée et reposai aussitôt le stylo, me réjouissant de lui faire une surprise.
Il est des journées faites de petits riens, des journées dont on se souvient longtemps, sans que l'on puisse vraiment savoir pourquoi.
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J'avais informé Walter de mon départ. Mes cours ne commençaient qu'à la rentrée et personne à l'Académie ne remarquerait mon absence. J'avais acheté biscuits, thés et moutardes anglaises dont ma mère raffole, bouclé ma valise, refermé la porte de ma maison, un taxi me conduisit à l'aéroport. J'arriverais à Athènes au milieu de l'après-midi, à temps pour rejoindre le port du Pirée et embarquer à bord de la navette maritime qui me conduirait en une heure sur l'île d'Hydra.
Comme à l'accoutumée, l'ambiance à Heathrow était chaotique à souhait. Mais lorsqu'on a volé jusqu'aux confins de l'Amérique du Sud, plus rien ne vous surprend en matière de voyage. Coup de chance, mon vol était à l'heure. Après le décollage, le pilote annonça que nous survolerions la France, avant de faire cap vers la Suisse, le nord de l'Italie, l'Adriatique et enfin la Grèce. Je n'y étais pas retourné depuis longtemps et j'étais heureux d'avoir décidé de rendre visite à ma mère. Nous survolions maintenant Paris, le ciel était clair et les passagers qui, comme moi, étaient assis du bon côté de la cabine, bénéficiaient d'une splendide vue de la capitale, on voyait même la tour Eiffel.
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Paris
Keira supplia Jeanne de l'aider à boucler sa valise.
– Je ne veux plus que tu t'en ailles.
– Je vais rater mon avion, dépêche-toi, je t'en prie Jeanne ce n'est pas le moment !
Le départ se fit dans la précipitation. À bord du taxi qui roulait vers Orly, Jeanne ne disait pas un mot.
– Tu vas faire la tête jusqu'à ce que nous soyons séparées ?
– Je ne fais pas la tête. Je suis triste, c'est tout, bougonna Jeanne.
– Je te promets que je téléphonerai, régulièrement.
– Promesse de Gascon ! Quand tu seras là-bas, rien n'existera en dehors de ton travail. Et puis tu me l'as assez répété, pas de cabines, pas de réseau...
– Personne n'a jamais prouvé que les Gascons ne tenaient pas leurs promesses.
– Jérôme est gascon !
– Jeanne, ces deux derniers mois ont été merveilleux et rien de ce qui m'arrive n'aurait existé sans toi. Ce voyage, c'est à toi que je le dois, tu es...
– Je sais, l'idiote que tu n'aurais échangée pour aucune autre au monde, mais tu préfères quand même passer tes journées en compagnie de tes squelettes dans la vallée de l'Omo, plutôt qu'avec ta sœur soi-disant irremplaçable. Oh, et puis je suis la dernière des imbéciles, je m'étais juré de ne pas te faire cette scène, j'ai répété cent fois hier dans ma chambre toutes les paroles heureuses que je devais te dire.
Jeanne fixa longuement Keira.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Rien, je m'imprègne de ta frimousse avant de ne plus la voir.
– Arrête ça, Jeanne, tu vas me donner le cafard. Viens me rendre visite !
– J'ai déjà du mal à boucler mes fins de mois, je devrais parler tout de suite à mon banquier d'un petit voyage en Éthiopie, il serait ravi. Qu'as-tu fait de ton collier ?
Keira passa la main autour de son cou.
– C'est une longue histoire.
– Je t'écoute.
– J'ai retrouvé une ancienne connaissance à Londres, par hasard.
– Et tu lui as donné ce pendentif auquel tu tenais tant ?
– Je te l'ai dit, Jeanne, c'est une longue histoire.
– Comment s'appelle-t-il ?
– Adrian.
– Tu l'as emmené voir papa ?
– Non, bien sûr que non.
– Remarque, si ce mystérieux Adrian peut écarter Max de tes pensées, béni soit-il.
– Qu'est-ce que tu as contre Max ?
– Rien !
Keira regarda attentivement sa sœur.
– « Rien », ou « Rien, bien au contraire » ? demanda-t-elle.
Jeanne ne répondit pas à la question.
– Mais je suis la reine des connes..., souffla Keira. « Je n'ai pas eu de nouvelles de Max depuis ta rupture », « Max a mis du temps à s'en remettre, ne rouvre pas des plaies si c'est pour te barrer ensuite », « Je ne devrais pas te le dire mais Max était à ce dîner », tu es raide dingue de lui !
– N'importe quoi !
– Regarde-moi droit dans les yeux Jeanne !
– Qu'est-ce que tu voulais que je te dise ? Que je me suis retrouvée seule au point de m'amouracher d'un ex de ma petite sœur ? Je ne sais même pas si c'est de lui dont je me suis éprise ou du couple que vous formiez, ou de l'idée d'un couple tout court.
– Max est tout à toi, ma Jeanne, mais ne sois pas déçue quand même, c'est un mauvais coup !
Jeanne accompagna sa sœur jusqu'au comptoir d'enregistrement. Une fois les bagages de Keira avalés par le tapis roulant, elles allèrent prendre un dernier café. Jeanne avait la gorge bien trop nouée pour parler et Keira n'était pas mieux. Elles se tinrent par la main, chacune dans ses pensées et son silence. Elles se séparèrent devant les guichets de la police de l'air. Jeanne serra Keira dans ses bras et éclata en sanglots.
– Je te promets de t'appeler chaque semaine, dit Keira en larmes.
– Tu ne tiendras pas ta promesse, mais je t'écrirai et tu m'écriras aussi. Tu me raconteras tes journées, moi les miennes ; tes lettres feront des pages et des pages et celles que je t'enverrai à peine quelques lignes parce que je n'aurai pas grand-chose à te raconter. Tu m'enverras des photos de ton fleuve magnifique, je t'enverrai des cartes postales du métro. Je t'aime, petite sœur, prends soin de toi et, surtout, reviens-moi vite.
Keira s'éloigna à reculons ; elle tendit son passeport et sa carte d'embarquement au policier derrière la vitre de sa guérite. Le contrôle passé, elle se retourna pour faire un dernier signe à sa sœur, mais Jeanne était déjà partie.
Il est des journées faites de petits riens et qui vous laissent le vague à l'âme, de moments de solitude dont on se souvient longtemps, très longtemps.
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Athènes
Le port du Pirée à la fin du jour est aussi animé qu'une ruche. Les passagers à peine descendus des files interminables d'autocars, de minibus ou de taxis se précipitent de quai en quai. Les amarres claquent au gré du vent, rythmant le ballet des bateaux qui accostent ou appareillent. La navette reliant Hydra avait gagné le large. La mer était formée ; assis à l'avant je fixai la ligne d'horizon ; en dépit de mes origines grecques, je n'ai jamais eu le pied marin.
Hydra est une île hors du temps, il n'existe que deux moyens de s'y déplacer, à pied ou à dos d'âne. Les maisons du village accrochées à la montagne surplombent le petit port de pêche ; on y accède par des ruelles escarpées. Hors de la saison touristique, tout le monde se connaît ici, et il est impossible de débarquer sans qu'un visage familier vous sourie, vous serre dans ses bras, et crie à qui voudra l'entendre que vous êtes revenu au pays. Le jeu consistait pour moi à gagner la maison de mon enfance avant que la rumeur de mon arrivée ait grimpé la colline. Je ne sais pas pourquoi je voulais tant faire cette surprise à ma mère. Peut-être était-ce parce que j'avais ressenti dans son courrier laconique, non un reproche, mais plutôt un appel.
Le vieux Kalibanos qui fait commerce d'ânes se réjouissait de me confier une de ses plus belles bêtes. La chose est difficile à croire, mais il existe deux sortes d'ânes à Hydra, ceux qui avancent d'un pas lent et ceux qui trottent à belle allure. Les seconds s'échangent pour le double du prix des premiers et les monter est bien plus difficile qu'il n'y paraît. L'âne a son caractère, si l'on veut qu'il aille dans la direction souhaitée, il faut savoir se faire accepter de lui.
– Ne lui laisse aucun répit, avait supplié Kalibanos, il est aussi rapide que feignant ; quand tu te trouveras dans le virage, juste avant d'arriver chez ta mère, tire les rênes à gauche, sinon il ira dévorer les fleurs sur le mur de ma cousine et cela fera encore des histoires.
Je promis de faire de mon mieux, Kalibanos m'ordonna de lui confier mon bagage, il le ferait livrer plus tard. Il tapota sur sa montre, me donnant moins de quinze minutes pour arriver là-haut avant que maman apprenne que j'étais sur l'île.
– Et encore, tu as la chance que le téléphone de ta tante soit en panne !
Tante Elena tient sur le port un petit magasin de cartes postales et de souvenirs, elle parle sans cesse, la plupart du temps pour ne rien dire, mais son rire est le plus communicatif que je connaisse, et elle rit en permanence.
Aussitôt lancé, je retrouvais les réflexes de mon enfance. Je ne dirais pas que j'avais fière allure, mon âne dodelinait généreusement du postérieur, mais j'avançais à bon train et la beauté des lieux m'émerveillait comme chaque fois que je revenais. Je n'ai pas grandi ici, je suis né à Londres et y ai toujours vécu, mais à toutes les vacances, nous réinvestissions la demeure familiale de ma mère, avant qu'elle s'y installe pour de bon à la mort de mon père.
Je m'appelle Adrian, sauf ici, où l'on m'appelle toujours Adrianos.
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Addis-Abeba
L'appareil venait de se poser sur l'aéroport de Bolé, il alla s'arrimer au terminal flambant neuf qui faisait la fierté de la ville. Keira et son équipe durent patienter de longues heures avant que leur matériel soit enfin dédouané. Trois minibus les attendaient. Le coordinateur que Keira avait contacté au début de la semaine avait tenu sa promesse. Les chauffeurs chargèrent caisses, tentes et bagages dans les deux premiers véhicules, l'équipe embarqua à bord du troisième ; les moteurs toussèrent, les embrayages craquèrent, annonçant le début de la folle équipée. On passa le rond-point qui célèbre la coopération sino-africaine, le fronton de la gare centrale d'Addis-Abeba est d'ailleurs marqué d'une sculpture représentant le drapeau rouge et l'étoile de la Chine ; le convoi emprunta la grande avenue qui traverse la capitale, d'est en ouest. La circulation était dense et l'équipage épuisé ne tarda pas à s'endormir, insensible au chaos environnant, à peine réveillé par les soubresauts du véhicule quand une roue s'enfonçait dans une ornière.
La vallée de l'Omo est à cinq cent cinquante kilomètres à vol d'oiseau, le triple par la route, et le goudron disparaît au milieu du voyage pour laisser place à la terre puis à la piste.
Ils passèrent Addis, Tefki, Tulu Bolo, le convoi s'arrêta à Giyon à la tombée du jour. On déchargea le matériel pour l'embarquer aussitôt à bord de deux longs véhicules tout-terrain. Keira jubilait, son organisation était parfaite et les membres de son équipe semblaient heureux, en dépit de la fatigue qui augmentait.
À Welkite, les chauffeurs des 4 × 4 renoncèrent à continuer. On passerait la nuit ici.
Une famille les accueillit. L'équipage mangea de bonne grâce le repas qui lui était offert : un plat de wat. Tout le monde s'endormit sur les nattes disposées dans la pièce principale.
Keira fut la première éveillée. Sortie sur le perron de la maison, elle regardait les alentours. La ville était principalement composée de maisons blanches aux toitures de tôle ondulée. Les toits de Paris étaient loin, Jeanne lui manquait, et elle se demanda soudain pourquoi elle s'était embarquée dans cette aventure. La voix d'Éric, un de ses collègues, la sortit de ses pensées.
– On est bien loin du périphérique, n'est-ce pas ?
– Je me faisais la même remarque, mais si tu crois être arrivé au bout du monde, attends encore un peu, il se trouve à cinq cents kilomètres d'ici, répondit Keira.
– Je suis impatient d'y être et de me mettre au travail.
– La première chose sera de nous faire accepter par les villageois.
– Cela t'inquiète ?
– Nous sommes un peu partis comme des voleurs après la tempête.
– Mais vous n'avez rien volé, donc tu n'as pas de raison de t'en faire, conclut Éric en tournant les talons.
C'était la première fois que le pragmatisme de son collègue étonnait Keira, et c'était loin d'être la dernière. Elle haussa les épaules et se rendit près des véhicules pour aller vérifier le bon harnachement du matériel.
À 7 heures du matin, le convoi reprit la route. La banlieue de Welkite passée, les maisons cédèrent la place à des huttes aux toits de paille pointus. Le paysage changea radicalement une heure plus tard, quand Keira et son équipe entrèrent dans la vallée de Gibe.
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