– Il est impossible qu'une carte du ciel ait été établie il y a quatre cents millions d'années, Adrian !

– Tu me disais toi-même qu'il y a encore vingt ans, tout le monde croyait que le plus vieux de nos ancêtres avait seulement trois millions d'années. Imagine un instant que nous réunissions tous les fragments manquants, et je ne sais pas encore comment, mais que nous prouvions qu'il y a quatre cents millions d'années une carte du ciel fut façonnée avec une précision digne de moyens d'observation que nous ne pouvons même pas supposer, quelles conclusions en tirerais-tu ?

Keira resta sans voix face à la portée d'une telle découverte.

Je n'aurais jamais pensé que la mort d'un vieil homme la forcerait à quitter ses fouilles, mais j'avais espéré depuis mon départ de Londres la convaincre de me suivre.

Nous sommes restés tous les deux silencieux, à scruter le ciel, jusque tard dans la nuit.

Nous nous accordâmes quelques heures de sommeil et fîmes nos adieux au campement dès l'aube. Toute l'équipe se réunit autour du 4 × 4 pour nous dire au revoir. Ainsi qu'il avait été convenu, Keira me déposerait à l'aéroport d'Addis-Abeba, elle resterait en ville le temps que les esprits s'apaisent. Éric dirigerait les recherches pendant son absence. Elle l'appellerait régulièrement en guettant le signal du retour.

Au cours du voyage qui dura deux jours, nous n'avons cessé de nous interroger sur le mystérieux pendentif. Quel était le sens de sa présence dans cet ancien volcan au centre du lac Turkana ? Quelqu'un l'avait-il volontairement laissé à cet endroit, pourquoi, et, surtout, quand ?

Nous savions chacun qu'il en existait au moins un autre exemplaire aux propriétés similaires, même si nous n'en avions pas parlé. Cinq fragments devaient s'assembler pour former un ciel complet. Mais la question qui nous hantait désormais, était de savoir où ils se trouvaient et comment nous pourrions mettre la main dessus.

Il y a encore quelques mois, alors que je vivais sur le plateau d'Atacama, je n'aurais jamais imaginé devoir unir mes compétences d'astrophysicien à celles d'une paléontologue, en quête d'une découverte improbable.

Nous entamions notre deuxième journée de route quand Keira se souvint d'un article qu'elle avait lu dans une revue quelques années plus tôt. C'est à ce vague souvenir que nous devons le périple qui nous attendait. Avons-nous ensuite agi par instinct scientifique, suivi un pressentiment ? Je suis bien incapable de le dire. Mais tout commença quand Keira me demanda si j'avais déjà entendu parler d'un objet datant de l'âge de bronze ressemblant à un astrolabe et qui avait été découvert en Allemagne. Tout astronome digne de ce nom connaissait l'existence du disque de Nebra. Des fouilleurs clandestins l'avaient mis au jour en Haute-Saxe à la fin du vingtième siècle. L'objet pesait environ deux kilos, il avait la forme d'un bouclier circulaire de trente centimètres de diamètre, sur lequel se détachaient, en plaques d'or incrustées, un croissant de lune et des points que l'on devinait être des corps célestes. Sa constitution était si incroyable que les archéologues pensèrent d'abord à l'œuvre d'un faussaire. Mais une datation rigoureuse finit par confirmer qu'il avait bien trois mille six cents ans. Quelques épées et ornements trouvés au même endroit avérèrent son authenticité. Outre son âge, le disque de Nebra avait deux particularités pour le moins singulières. Les points qui figuraient sur le disque ressemblaient aux Pléiades, une série d'étoiles qui apparurent dans le ciel de l'Europe à cette époque. La seconde particularité était la présence sur le côté droit d'un arc de 82°. Quatre-vingt-deux degrés correspondant exactement à l'écart entre le point où le soleil se levait à Nebra au moment du solstice d'été et celui où il se levait au moment du solstice d'hiver. Quant à la fonction du disque, plusieurs hypothèses avaient été émises : il pouvait avoir été destiné à l'agriculture, le solstice d'été annonçait le début des semences, l'apparition des Pléiades dans le ciel, les moissons. Autre possibilité, le disque de Nebra était un outil d'enseignement et de transmission de la connaissance astronomique ; dans les deux cas, il attestait que le savoir de l'homme en la matière était infiniment plus avancé à cette époque que nous le supposions.

Le disque de Nebra était la plus ancienne représentation du ciel connue à ce jour ; tout du moins jusqu'à ce que le pendentif que Keira caressait entre ses doigts apparaisse sur l'île centrale du lac de Turkana...

– Quel lien pourrait-il y avoir entre le disque de Nebra et mon pendentif ?

– Je n'en sais rien, mais je pense que cela vaut le coup d'aller faire un petit tour en Allemagne, répondis-je joyeusement.

Plus nous nous rapprochions de la capitale et plus je sentais Keira se fermer. Était-ce la possibilité d'une découverte majeure qui m'empêchait de ressentir la fatigue du voyage ou l'idée que je réussirais à convaincre Keira d'entreprendre ces recherches avec moi ? Hélas, l'excitation qui m'animait ne semblait pas partagée ; chaque fois qu'un panneau annonçait la distance nous séparant d'Addis-Abeba, Keira redevenait songeuse et se perdait dans ses pensées.

Cent fois, je me suis abstenu de l'interroger et, cent fois, suis retourné à ma solitude, me contentant de suivre la route.

Nous avions garé le 4 × 4 sur le parking de l'aéroport, Keira m'avait suivi dans le terminal. Un vol pour Francfort partait le lendemain. Au comptoir de la compagnie aérienne, j'avais acheté deux billets, mais Keira m'entraîna à l'écart.

– Je ne pars pas avec toi, Adrian.

Sa vie se trouvait ici, disait-elle et elle n'était pas prête à un tel renoncement. Dans quelques semaines, un mois au plus, le calme serait revenu dans la vallée, elle retournerait à son travail.

J'avais beau arguer que la découverte que nous ferions peut-être un jour ensemble relevait du merveilleux, elle me répétait que cette quête était la mienne et non la sienne. Je compris au ton de sa voix qu'elle était résolue, qu'il ne me servait à rien d'insister.

Il nous restait une soirée à passer à Addis-Abeba avant mon départ, je lui demandai une ultime faveur, nous trouver un restaurant digne de ce nom ; un endroit d'où je ne ressortirais pas l'estomac à l'envers.

Il m'en coûta beaucoup de prétendre ignorer que nous serions séparés le lendemain, mais pourquoi gâcher le peu de temps qu'il nous restait à partager ?

Je tins bon tout au long du dîner, et pas une fois au cours de la promenade que nous fîmes en retournant vers l'hôtel, je n'ai succombé à la tentation de la faire changer d'avis.

Alors que je la raccompagnais jusqu'à sa chambre, Keira me prit dans ses bras et posa sa tête sur mon épaule. Elle me murmura à l'oreille qu'elle tiendrait la promesse que je lui avais demandé de me faire à Londres. Elle ne m'embrassa pas.

Je détestais l'idée d'adieux à l'aéroport ; la soirée de la veille avait été suffisamment triste et il était inutile d'en rajouter. Au petit matin, je quittai l'hôtel après avoir glissé un mot sous la porte de la chambre de Keira. Je me souviens encore d'y avoir écrit combien j'étais désolé de lui avoir causé tant de problèmes. Que j'espérais du fond du cœur qu'elle retrouverait au plus vite cette vie qu'elle s'était si courageusement construite. J'avouais aussi l'égoïsme de ma démarche, et, après avoir suffisamment témoigné de ma culpabilité, je lui confiais que si j'ignorais tout de ce qui m'attendait, j'avais déjà fait une découverte ô combien importante : sa présence m'avait rendu heureux. Je me doutais bien que cet aveu était maladroit, et mon stylo hésita maintes fois au-dessus de la feuille avant de coucher ces quelques mots sur le papier, mais qu'importe puisqu'ils étaient sincères.

Le hall du terminal était bondé, à croire que l'Afrique tout entière avait décidé de voyager ce matin-là. La file d'embarquement de mon vol n'en finissait plus. Après une longue attente, je me retrouvai assis au dernier rang de l'avion. Alors que les portes de la cabine se refermaient, je me demandai si je n'aurais pas mieux fait de rentrer à Londres, de mettre un terme à ce qui n'était peut-être après tout qu'une vaste chimère. L'hôtesse annonça un peu de retard, sans pour autant en expliquer la cause.

Et puis soudain dans la coursive, parmi des passagers qui rangeaient leurs affaires dans les compartiments à bagages, je vis Keira traînant un sac qui devait peser le même poids qu'elle. Elle négocia avec mon voisin d'échanger leur fauteuil, il accepta de bon gré et elle s'assit à côté de moi en soupirant.

– Quinze jours, tu m'entends, dit-elle en bouclant sa ceinture, dans deux semaines, où que nous soyons, tu me remets dans un avion pour Addis-Abeba. Promis ?

J'ai promis.

Quinze jours pour découvrir la vérité sur son pendentif, deux semaines pour réunir ce que quatre cents millions d'années avaient séparé, me semblaient un pari impossible à tenir, mais peu m'importait ; l'appareil accélérait sur la piste, Keira était assise à côté de moi ; la tête posée contre le hublot, elle avait fermé les yeux et ces quinze jours à venir seraient bien plus que ce que, hier encore, j'aurais espéré. Au cours des huit heures de vol, elle ne fit jamais la moindre allusion au courrier que j'avais glissé sous la porte de sa chambre d'hôtel, plus tard non plus d'ailleurs.

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Francfort

Trois cent vingt kilomètres nous séparaient de Nebra. Bien que fourbu par le voyage, je louai une voiture, avec l'espoir d'arriver à destination avant la fin de l'après-midi.

Ni Keira ni moi n'avions imaginé que cette petite ville de campagne était devenue aussi populaire. Le lieu où avait été déterré le fameux disque céleste avait revêtu l'aspect d'un centre d'attractions touristiques. Une imposante tourelle en béton s'élevait au milieu de la plaine. Depuis le socle de la structure aussi inclinée que la tour de Pise, filaient deux lignes sur le sol, chacune censée représenter les axes solaires des solstices. Le complexe était complété d'un gigantesque bâtiment en bois et verre construit en haut de la colline, une sorte de musée qui défigurait le paysage.

La visite du site dédié au disque de Nebra ne nous apprit rien de bien palpitant. À quelques kilomètres de là, le cœur du village, avec ses ruelles pavées, les vestiges de son château et ses jolies façades, avait pour mérite de renouer avec une certaine authenticité, à condition toutefois d'ignorer les devantures de magasins qui proposaient à foison tee-shirts, vaisselle, et reproductions en tout genre à l'effigie du disque.

– Je devrais peut-être penser à faire des fouilles au parc Astérix, me lança Keira.

Je me présentai à l'hôtelier qui venait de nous remettre les clés de sa dernière chambre libre et, après que j'eus fait état de nos qualités professionnelles respectives, celui-ci accéda à ma demande et promit de nous organiser le lendemain un entretien privé avec le conservateur du site archéologique de Nebra.

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Moscou

Place Loubianka, deux mondes étrangers se côtoient, d'un côté le grand immeuble à la façade orangée qu'occupait le KGB, de l'autre le palais du Jouet.

Ce matin-là, Vassily Yourenko avait dû renoncer à prendre son petit déjeuner au café Pouchkine et cela le mettait de mauvaise humeur. Après avoir rangé sa vieille Lada le long d'un trottoir, il avait attendu que le grand magasin ouvre ses portes. Au rez-de-chaussée, le manège illuminé faisait ses premiers tours de la journée, mais aucun enfant n'était encore monté sur les chevaux de bois. Vassily s'était abstenu de tenir la rambarde de l'escalator, trop crasseuse à son goût. À l'étage, il s'était arrêté devant un stand où l'on trouvait les plus belles répliques de poupées gigognes. Cet assemblage de figurines emboîtées les unes dans les autres l'amusait toujours. Dans sa jeunesse, sa sœur en possédait une collection qui n'aurait pas de prix aujourd'hui ; mais sa sœur reposait depuis trente ans au cimetière Novodiévitchi et la merveilleuse collection n'était plus qu'un lointain souvenir. La vendeuse le gratifia d'un large sourire et d'une vue peu ragoûtante sur ses mâchoires édentées. Yourenko détourna le regard. La babouchka attrapa une poupée aux couleurs vives, tête rouge et corps jaune, elle l'enfouit dans un sac en papier et demanda mille roubles à son client. Yourenko paya et s'éloigna. Un peu plus tard, il s'installa à la table d'un café, gratta la peinture qui recouvrait la troisième et la cinquième poupée et recopia les chiffres qui étaient apparus. Il prit le métro, descendit station Ploshchad Vosstaniya et emprunta le long couloir qui mène à la gare de Moscou.