– Sir Ashton était bien trop heureux de rendre ce service, expliqua Vackeers. Il redoute cette opération à un point que je ne soupçonnais pas ; il aurait fait dérober les bijoux de la reine si on lui avait assuré que c'était là le moyen le plus sûr de ne pas perdre la piste de nos deux scientifiques. Les choses se dérouleront ainsi : au moment où leur tour viendra, les portiques de sécurité à Heathrow seront réglés au plus haut niveau de sensibilité. Pour les franchir sans tout faire sonner, l'astrophysicien n'aura d'autre choix que de placer tous ses effets personnels sur le tapis de la machine à rayons X. Pendant qu'il sera fouillé par un agent particulièrement méticuleux, les services de Sir Ashton piégeront sa montre.

– Et l'archéologue ? Ne risque-t-elle pas de se rendre compte de quelque chose ?

– Elle aussi sera très occupée pendant ce temps-là. Dès qu'ils seront équipés, Sir Ashton vous fournira la fréquence des émetteurs. Ce qui m'inquiète un peu je dois vous l'avouer, puisque, de ce fait, il les possédera, lui aussi.

– Rassurez-vous, Amsterdam, ce genre d'appareil est de courte portée. Sir Ashton a peut-être les moyens de soudoyer tout le personnel qu'il souhaite en territoire anglais, mais dès lors que nos deux scientifiques seront arrivés dans mon pays, je doute qu'il puisse apprendre quoi que ce soit. Vous pouvez compter sur nous, les rapports sur leurs activités parviendront quotidiennement à l'ensemble de l'organisation sans que Sir Ashton en ait eu la primeur.

Le téléphone de Vackeers émit deux petits signaux stridents. Il lut le message qui venait de lui être adressé et s'excusa auprès de son hôte, il avait un autre rendez-vous.

Vackeers sauta dans un taxi et demanda à être conduit à South Kensington. La voiture le déposa sur Bute Street, devant la vitrine de la petite librairie française. Sur le trottoir d'en face, ainsi que le message l'en avait informé, une jeune femme lisait Le Monde, en prenant un café à la terrasse d'une épicerie.

Vackeers s'installa à la table voisine, commanda un thé et déplia un quotidien. Il y resta quelques instants, régla sa consommation et se leva, oubliant sa lecture sur la table.

Keira s'en rendit compte, attrapa le journal, appela l'homme qui s'éloignait, mais il avait déjà tourné le coin de la rue. Vackeers avait tenu la promesse qu'il avait faite à Ivory, il serait de retour ce soir à Amsterdam.

En reposant le quotidien sur la table, Keira aperçut une lettre qui en dépassait. Elle la tira légèrement et sursauta quand elle découvrit son prénom sur l'enveloppe.

Chère Keira,

Pardonnez-moi de ne pouvoir vous remettre en main propre ces quelques mots, mais pour des raisons qui seraient fastidieuses à vous expliquer, il est préférable que je ne sois pas aperçu en votre compagnie. Ce n'est pas pour vous inquiéter que je vous écris, mais, bien au contraire, pour vous féliciter et vous délivrer des nouvelles qui vous satisferont. Je suis ravi de découvrir que la fascinante légende de Tikkun Olamu, dont je vous entretenais dans mon bureau, aura fini par éveiller votre attention. Je sais qu'il vous est arrivé de penser, lorsque nous discutions à Paris, que j'étais trop vieux pour avoir gardé toute ma raison. Si je regrette les événements qui vous sont arrivés ces dernières semaines, ils auront eu le mérite, peut-être, de vous avoir fait réviser votre jugement à mon égard.

Je vous promettais de belles nouvelles, les voici. Je crois savoir qu'un texte très ancien a croisé votre chemin, figurez-vous que j'en connaissais l'existence, mais c'est grâce à vous et à votre pendentif que j'ai pu enfin progresser dans la compréhension de cet écrit qui longtemps me laissa interdit. J'en continue d'ailleurs toujours la transcription. À ce sujet, le document qui est en votre possession est incomplet, il y manque une ligne ; elle fut effacée du manuscrit. J'en ai retrouvé la trace dans une très ancienne bibliothèque d'Égypte, en parcourant une traduction dont je vous épargnerai la lecture car elle n'était pas de si bonne qualité. Si je ne peux être à vos côtés comme je l'aimerais, je ne saurais pour autant résister à l'envie de vous aider, chaque fois que cela me sera possible.

La phrase manquante dit cela : « Le lion dort sur la pierre de la connaissance. »

Tout cela reste bien mystérieux, n'est-ce pas ? Pour moi aussi. Mais mon instinct me dit que cette information pourrait peut-être un jour vous être précieuse. Beaucoup de lions dorment au pied des pyramides, n'oubliez pas que certains sont plus sauvages que d'autres, plus épris de liberté. Les plus solitaires vivent loin de la meute ; j'imagine que je ne vous apprends rien, vous avez l'habitude des lions, vous qui connaissez si bien l'Afrique. Soyez prudente, chère amie, vous n'êtes pas seule à vous passionner pour la légende de Tikkun Olamu. Et quand bien même elle ne serait qu'une légende... je sais que certains rêves, souvent les plus fous, conduisent aux découvertes les plus surprenantes. Faites un bon voyage. Je me réjouis que vous l'entrepreniez.

Votre dévoué, Ivory.

P-S : Ne parlez à personne de ce courrier, pas même à vos proches. Relisez-le pour ne rien oublier et détruisez-le.

Keira fit ce qu'Ivory lui avait demandé. Elle relut deux fois la lettre et n'en parla à personne, même pas à moi, tout du moins pas avant longtemps. Mais, au lieu de la détruire, elle la replia et la rangea dans sa poche.

Nous avons fait nos adieux à Walter et ce vendredi-là, je m'en souviens comme si c'était hier, nous avons embarqué à bord d'un vol long courrier qui décollait à 20 h 35 pour Pékin.

Le passage à la sécurité fut un enfer. Je me fis le serment d'éviter désormais, et chaque fois que je le pourrais, de voyager au départ d'Heathrow. Furieuse du traitement qui nous était infligé par des employés trop zélés, Keira avait fini par s'emporter. J'avais réussi in extremis à la calmer, juste avant qu'on nous menace de nous faire entièrement déshabiller pour une fouille encore plus approfondie.

Le vol décolla à l'heure et une fois notre altitude de croisière atteinte, Keira finit par se détendre. Je profitai des dix heures de vol, pour tenter d'apprendre quelques mots de vocabulaire qui me permettraient de dire bonjour, au revoir, s'il vous plaît ou merci. Bonjour à qui, merci de quoi... je n'en savais rien.

Je renonçai assez vite à mes cours de chinois accéléré et me replongeai dans des lectures plus en accord avec mes goûts littéraires.

– Qu'est-ce que tu lis ? m'avait demandé Keira au beau milieu du voyage.

Je lui montrai la couverture et énonçai le titre de l'ouvrage : Traité sur les émissions de particules à la périphérie des galaxies.

Elle marmonna un genre de « Mmm » dont le sens m'échappa.

– Quoi ?

– Ça a l'air vraiment passionnant ton livre, dit-elle, je crois que le film était encore mieux, ils vont même faire une suite...

Elle se retourna et éteignit la petite lumière au-dessus de son fauteuil.

*

*     *


Pékin

Nous étions arrivés en début d'après-midi, épuisés autant par le voyage que par le décalage horaire. Les formalités douanières se passèrent sans trop d'encombre, un petit contrôle de routine, effectué par des gens bien plus charmants qu'au départ. J'avais réservé par l'intermédiaire de l'agence de voyages un 4 × 4 de fabrication locale. Le contrat était déjà préétabli à nos noms au comptoir de location situé dans le hall de l'aéroport et un véhicule flambant neuf nous attendait sur le parking.

Heureusement, notre voiture était équipée d'un GPS ; il n'est pas facile de se diriger en Chine, les noms d'avenues sont illisibles pour des Occidentaux. J'entrai les coordonnées de l'hôtel où j'avais réservé une chambre, il ne me restait plus qu'à suivre la petite flèche qui me guiderait vers le centre-ville.

La circulation était dense. Soudain apparut sur notre droite l'enceinte de la Cité interdite. Un peu plus loin sur notre gauche, se dressait le mémorial du Guide du peuple, plus loin encore, la place Tian'anmen évoquait de tristes souvenirs. Nous venions de dépasser le dôme du Théâtre national dont la modernité architecturale se distinguait dans le paysage urbain.

– Tu es fatigué ? me demanda Keira.

– Pas plus que cela.

– Alors si nous continuions directement vers Xi'an ?

Je partageais son impatience, mais mille kilomètres nous séparaient de notre destination, une nuit à Pékin nous ferait le plus grand bien.

Impossible d'être si proche de la Cité interdite et de ne pas la visiter. Nous fîmes une courte halte à notre hôtel pour changer de vêtements. Depuis la chambre, j'entendais l'eau couler dans la salle de bains où Keira se douchait et le bruit de ce ruissellement me rendit soudain heureux, effaçant les inquiétudes qui avaient failli me faire renoncer à ce voyage avec elle.

– Tu es là ? me demanda-t-elle à travers la porte.

– Oui, pourquoi ?

– Pour rien...

J'avais peur que nous nous perdions dans le dédale de rues qui se ressemblaient toutes. Un taxi nous déposa dans le parc de Jingshan.

Je n'avais jamais vu une aussi belle roseraie. Devant nous, un pont de pierre enjambait un bassin. Comme cent autres touristes dans la journée, nous l'avons emprunté, comme cent autres touristes, nous nous sommes promenés dans les allées du parc. Keira me prit par le bras.

– Je suis heureuse d'être ici, me dit-elle.

Si l'on pouvait figer le temps, je l'arrêterais à ce moment précis. Si l'on pouvait revenir en arrière, c'est là que je retournerais, devant un rosier blanc, dans une allée du parc de Jinghsan.

Nous entrâmes dans la Cité par la porte du Nord. Il me faudrait noircir cent pages de ce cahier pour décrire toutes les beautés qui s'offraient à nos yeux ; les pavillons anciens, où tant de dynasties se succédèrent, le jardin impérial où se promenaient jadis les courtisanes, le temple rouge des myriades du printemps, les toitures aux ondulations insensées sur lesquelles semblaient fureter quelques dragons en or, les hérons de bronze fixant le ciel, figés dans leur éternité, les escaliers de marbre ciselés comme de la dentelle. Assis sur un banc, près d'un grand arbre, un très vieux couple de Chinois était pris, nous ne savions pour quelle raison, d'un fou rire incontrôlable ; nous ne comprenions aucun des mots qu'ils échangeaient, encore moins ce qui les faisait tant rire, seuls leurs regards nous permettaient de deviner la complicité qui les unissait.

Je veux croire qu'aujourd'hui encore, au milieu de la Cité interdite, ils reviennent sur ce banc et rient toujours ensemble.

Cette fois la fatigue eut raison de nous. Keira ne tenait plus sur ses jambes et je n'étais guère plus vaillant. Nous retournâmes vers l'hôtel.

Nous avons dormi sans compter les heures. Un petit déjeuner vite avalé et nous quittâmes Pékin. Une longue route nous attendait et je doutais qu'une seule journée suffise pour accomplir le périple d'une traite.

À la ville succéda la campagne, la plaine paraissait ne jamais finir et les montagnes que l'on apercevait à l'horizon ne se rapprochaient toujours pas. Trois cents kilomètres s'étiraient derrière nous, de temps à autre nous traversions des villes industrielles poussées au milieu de nulle part, et qui altéraient la monotonie du relief. Nous nous sommes arrêtés à Shijiazhuang pour refaire le plein de carburant. À la station-service, Keira décida d'acheter un sandwich, vaguement inspiré du hot dog, à cela près qu'il était impossible d'identifier le genre de saucisse qu'il contenait. J'avais refusé d'y goûter, Keira en avalait chaque bouchée avec une délectation que je suspectais d'être exagérée. Cinquante kilomètres plus tard, ma passagère ayant changé de couleur, je me garai de toute urgence sur le bas-côté. Pliée en deux, Keira se précipita derrière un talus ; elle remonta dans la voiture dix minutes plus tard en m'interdisant tout commentaire.

Pour lutter contre la nausée – dont j'ai promis de taire la cause – elle prit le volant. En arrivant à Yangquan, nous étions au kilomètre 400, Keira repéra au sommet d'une colline un petit village de pierre qui lui semblait abandonné. Elle me supplia de quitter la route et d'emprunter le chemin de terre qui y menait. J'en avais assez de l'asphalte et il était grand temps que les quatre roues motrices de notre véhicule servent à quelque chose.

Un chemin cabossé nous conduisit jusqu'à l'entrée du hameau. Keira avait raison, plus personne ne vivait par ici, la plupart des maisons étaient en ruine, même si certaines avaient conservé leur toiture. L'atmosphère lugubre des lieux n'invitait pas à la visite, mais Keira se faufilait déjà à travers les anciennes ruelles, et je n'eus d'autre choix que de la suivre dans ce village fantôme. Au centre de ce qui devait être jadis la place principale, se trouvaient un abreuvoir et une bâtisse en bois, qui semblaient avoir mieux résisté aux assauts du temps. Keira s'assit sur les marches.