En costume cravate, en blouse de scientifique ou en habit de clown, l'enfant que l'on a été reste à jamais en soi.
*
* *
Pas question d'emprunter la route bolivienne, ses lacets grimpent jusqu'à quatre mille mètres. Un vol me conduisit de San Pedro jusqu'en Argentine et, de là, je redécollais en direction de Londres. Alors qu'à travers le hublot je voyais s'éloigner la cordillère des Andes, j'ai haï ce voyage, furieux de ce qui m'arrivait. Si j'avais su ce qui m'attendait, mes états d'âme auraient probablement été différents.
*
* *
Londres
Le crachin qui tombe sur la ville me rappelle où je suis. Le taxi s'engage sur l'autoroute M1, et il me suffit de fermer les yeux pour que reviennent l'odeur des vieilles boiseries qui ornent le hall de l'université, celle des planchers cirés et même des cartables en cuir de mes confrères, de leurs trench-coats détrempés.
Impossible de repasser chez moi, je n'ai jamais pu retrouver la clé de mon appartement en faisant mes valises au Chili. Je crois me souvenir que je dispose d'un double dans le tiroir de mon bureau ; j'attendrai la soirée pour retrouver la poussière qui a dû envahir mon logement depuis mon départ.
Il est midi passé quand j'arrive devant les bâtiments administratifs de l'Académie. Un dernier soupir et j'entre dans l'immeuble où je vais bientôt reprendre mes fonctions.
– Adrian ! Quelle heureuse surprise de vous voir ici !
Walter Glencorse, responsable du personnel enseignant. L'individu devait guetter mon arrivée depuis sa fenêtre et je l'imagine volontiers dévalant l'escalier, ralentissant l'allure et s'arrêtant devant le grand miroir du premier étage afin de rabattre les minces cheveux blonds qui garnissent encore son crâne.
– Cher Walter ! La surprise est tout aussi réciproque.
– À ceci près mon ami, que je ne suis pas parti au Pérou et qu'il est plus habituel de me voir dans l'enceinte de nos murs que de vous y rencontrer.
– J'étais au Chili, Walter.
– Le Chili, bien sûr, bien sûr, où avais-je la tête ? Et cette histoire d'altitude... j'ai entendu parler du regrettable incident qui vous est arrivé. Quel dommage, n'est-ce pas ?
Walter fait partie de ces individus capables d'afficher une sincère expression de mansuétude tandis qu'en leur for intérieur un horrible gnome en survêtement rose se tord de rire à vos dépens ; il est l'un des rares sujets de notre royaume dont la seule vision pourrait certainement convaincre les chèvres et vaches d'Angleterre à renoncer à leurs gras pâturages pour devenir carnivores.
– Je vous ai réservé mon déjeuner, vous êtes mon invité, dit-il en posant les mains sur ses hanches.
Pour que Walter débourse spontanément quelques livres sterling, il fallait qu'il soit mandaté par l'Académie ou qu'il ait quelque chose de très important à me demander. Le temps de déposer ma valise au vestiaire – il était inutile de grimper jusqu'à mon bureau pour découvrir le capharnaüm qui devait m'y attendre –, je ressortis dans la rue, cette fois en compagnie de l'ineffable Walter.
Dès que nous fûmes installés à une table du pub, Walter commanda d'office deux menus du jour, deux verres d'un mauvais vin rouge – c'était donc l'Académie qui régalait – et se pencha vers moi, comme s'il redoutait que nos voisins entendent la conversation qui allait suivre.
– Quelle chance vous avez, vivre une telle aventure, cela a dû être incroyable... Et j'imagine combien il devait être passionnant de travailler sur le site d'Atacama.
Tiens, non seulement Walter ne s'était cette fois pas trompé de pays, mais il se souvenait même de l'endroit où je me trouvais encore la semaine dernière. La seule évocation du lieu me transporta vers l'immensité des paysages chiliens, la magnificence des levers de lune au beau milieu de l'après-midi, la pureté des nuits et la brillance incomparable de la voûte céleste.
– Vous m'écoutez Adrian ?
J'avouai à mon hôte avoir momentanément perdu le fil de sa conversation.
– Je comprends et c'est tout à fait normal ; entre votre récent coup de fatigue et ce long voyage, je ne vous laisse guère le temps de recouvrer vos esprits, je vous prie de m'en excuser Adrian.
– Bon, Walter, arrêtons ces salamalecs entre nous ! En effet, je me suis payé un petit malaise à cinq mille mètres, quelques jours d'hôpital sur un lit conçu par un fakir particulièrement vicelard, je viens d'enchaîner vingt-cinq heures en avion avec les genoux dans le menton, alors allons droit au but. Je suis rétrogradé dans mes fonctions ? Interdit de séjour au laboratoire ? Viré de l'Académie, c'est ça ?
– Mais quelle idée Adrian ! Cet accident aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous. Bien au contraire, tout le monde ici est admiratif du travail que vous avez accompli à Atacama.
– Arrêtez de répéter ce nom toutes les deux phrases s'il vous plaît et dites-moi ce qui justifie que vous m'offriez cet horrible plat du jour.
– Nous avons un petit service à vous demander.
– Nous ?
– Oui, enfin, l'Académie dont vous êtes un membre éminent, Adrian, reprit aussitôt Walter.
– Quel genre de service ?
– Du genre qui vous permettrait de repartir au Chili dans quelques mois.
Cette fois, Walter avait réussi à capter mon attention.
– C'est assez délicat, Adrian, parce qu'il s'agit d'un problème d'argent, chuchota Walter.
– Quel argent ?
– Celui dont l'Académie aurait bien besoin pour poursuivre ses travaux, payer ses chercheurs, son loyer, sans oublier la réfection de la toiture qui se délite un peu plus chaque jour. S'il continue à pleuvoir ainsi, je vais bientôt devoir chausser des bottes en caoutchouc pour rédiger mes rapports d'activité.
– C'était un risque à courir en vous installant au dernier étage, le seul à jouir d'un peu de lumière. Je ne suis ni héritier d'une grande fortune ni couvreur, Walter. Alors en quoi mes qualités pourraient-elles servir à l'Académie ?
– Justement, ce n'est pas en tant que membre de l'Académie que vous pouvez nous rendre service, mais en tant qu'astrophysicien émérite.
– Qui travaille quand même pour l'Académie ?
– Bien entendu ! Mais pas forcément dans le cadre de la mission que nous voudrions vous confier.
Je hélai la serveuse, lui rendis cet horrible bœuf-haricots blancs et commandai deux verres d'un très bon vin du Kent ainsi que deux assiettes de chester ; Walter ne pipa mot.
– Walter, expliquez-moi exactement ce que vous attendez de moi, sinon, une fois ce fromage avalé, je passe au pudding-bourbon, et à vos frais bien entendu.
Walter se livra. Les comptes de l'Académie étaient aussi secs que l'air du plateau d'Atacama. Aucun espoir de rallonge budgétaire en vue ; le temps que les services de l'État en acceptent la demande, Walter aurait pu pêcher à la truite dans son bureau.
– Il serait inconvenant que notre prestigieuse institution fasse appel à des dons ; la presse l'apprendrait tôt ou tard et en rapporterait le scandaleux écho, reprit-il.
Dans deux mois, une certaine Fondation Walsh organiserait une cérémonie. Comme chaque année, elle remettrait une dotation à celui ou à celle qui présenterait devant son jury le projet de recherche jugé le plus prometteur.
– Quel est le montant de cette généreuse donation ? demandais-je.
– Deux millions de livres sterling.
– C'est en effet très généreux ! Mais je ne vois toujours pas en quoi je pourrais me rendre utile.
– Vos travaux, Adrian ! Vous pourriez les présenter et gagner ce prix... que vous nous remettriez de votre plein gré. Il est évident que la presse verrait là le geste d'un gentleman désintéressé et reconnaissant envers l'institution qui soutient ses recherches depuis si longtemps. Votre honneur en sortirait grandi, celui de l'Académie sauf, et la situation financière de notre département presque équilibrée.
– En ce qui concerne l'intérêt éventuel que je porte à l'argent, dis-je en faisant signe à la serveuse de remplir à nouveau mon verre, il suffit de visiter le deux pièces dans lequel j'habite pour n'avoir aucun doute à ce sujet ; en revanche, quand vous dites « reconnaissant envers l'institution qui soutient ses travaux » je voudrais bien savoir à quoi vous faites allusion ? Au bureau miteux que j'occupe ? aux fournitures et ouvrages dont je fais l'acquisition sur mes deniers personnels, lassé que mes demandes n'aboutissent jamais ?
– Il y a eu votre expédition chilienne, nous vous avons soutenu à ce que je sache !
– Soutenu ? Vous parlez bien de la mission que j'ai dû entreprendre dans le cadre d'un congé sans solde ?
– Nous avons soutenu votre candidature.
– Walter, ne soyez pas aussi anglais, s'il vous plaît ! Vous n'avez jamais cru à mes recherches !
– Découvrir l'étoile originelle, mère de toutes les constellations, vous avouerez que c'est un peu ambitieux et hasardeux comme projet.
– Aussi hasardeux que de présenter ce même projet devant la Fondation Walsh, non ?
– Nécessité fait loi, disait saint Bernard.
– Et cela vous arrangerait bien que je me colle un tonnelet sous le cou, j'imagine ?
– Bon, laissez tomber Adrian. Je leur avais bien dit que vous ne seriez pas d'accord. Vous avez toujours rejeté toute autorité, ce n'est pas un petit épisode de carence en oxygène qui pouvait vous changer à ce point.
– Parce que vous n'êtes pas le seul à avoir eu cette idée tordue ?
– Non, le conseil d'administration s'est réuni et je me suis contenté de proposer des noms de chercheurs susceptibles d'avoir une chance de gagner ces deux millions de livres sterling.
– Qui sont les autres candidats ?
– Je n'en ai pas trouvé...
Walter demanda l'addition.
– C'est moi qui vous invite, Walter. Cela ne réparera pas le toit de l'Académie, mais vous pourrez toujours vous acheter des bottes.
Je réglai la note et nous quittâmes le pub, la pluie avait cessé.
– Vous savez, je n'ai aucune animosité à votre égard, Adrian.
– Mais moi non plus, Walter.
– Je suis certain qu'en y mettant un peu du nôtre, nous pourrions très bien nous entendre.
– Si vous le dites.
Le reste de notre courte promenade se fit en silence. Nos pas réglés l'un sur l'autre, nous remontâmes Gower Court ; le gardien nous fit un signe depuis sa guérite. En entrant dans le hall du bâtiment principal, je saluai Walter et me dirigeai vers l'aile où se trouvait mon bureau. Walter se retourna sur la première marche du grand escalier et me remercia du déjeuner. Une heure plus tard, je m'évertuais encore à essayer d'entrer dans cette pièce sordide où je travaillais. L'humidité avait dû faire jouer le chambranle de la porte et j'avais beau tirer ou pousser, rien n'y faisait. Épuisé, je finis par renoncer et rebroussai chemin ; après tout, il devait y avoir suffisamment de rangement qui m'attendait chez moi et je n'aurais pas assez du reste de l'après-midi pour en venir à bout.
*
* *
Paris
Keira ouvrit les yeux et regarda vers la fenêtre. Les toits détrempés miroitaient dans la lumière d'une éclaircie. L'archéologue s'étira de tout son long, repoussa le drap et quitta son lit. Les placards de la kitchenette étaient vides, à part un sachet de thé qu'elle trouva dans une vieille boîte en métal. La pendulette du four affichait 17 heures, celle au mur 11 h 15. Le vieux réveil sur sa table de nuit indiquait 14 h 20. Elle prit le téléphone et appela sa sœur.
– Quelle heure est-il ?
– Bonjour Keira !
– Bonjour Jeanne, quelle heure est-il ?
– Bientôt 14 heures.
– Si tard ?
– Je suis venue te chercher à l'aéroport avant-hier soir Keira !
– J'ai dormi trente-six heures ?
– Cela dépend de l'heure à laquelle tu t'es couchée.
– Tu es occupée ?
– Je suis à mon bureau, au musée, et je travaille. Rejoins-moi quai Branly, je t'emmènerai déjeuner.
– Jeanne ?
Sa sœur avait déjà raccroché.
En sortant de la salle de bains, Keira fouilla la penderie de la chambre à la recherche de vêtements propres. Il ne restait rien de ses affaires de voyage, le Shamal avait tout emporté. Elle dénicha un jean usé « mais qui tenait encore la route », un polo bleu « pas si moche finalement » et une vieille veste en cuir qui ajouterait un petit effet « vintage » à son allure. Habillée, elle sécha ses cheveux, se maquilla à la va-vite devant le miroir de l'entrée et referma la porte de son studio. Une fois dans la rue, elle monta dans un autobus et se fraya un passage jusqu'à la vitre. Les enseignes des magasins, les trottoirs bondés, les embouteillages... l'effervescence de la capitale était enivrante après ces longs mois passés loin de tout. Abandonnant l'autobus, trop étouffant à son goût, Keira marcha le long du quai et fit une courte halte pour regarder s'écouler le fleuve. Ce n'étaient pas les rives de l'Omo, mais les ponts de Paris, c'était bien joli tout de même.
"Le Premier jour" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Premier jour". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Premier jour" друзьям в соцсетях.