Le point de vue de Keira dénotait en effet un certain optimisme, mais il n'était pas totalement dénué de sens. Voyager de cette façon n'était pas sans danger – nous n'avions aucune idée de la nature de la cargaison qui voyagerait avec nous, ni même des risques que nous encourrions si notre appareil se faisait intercepter par les gardes-côtes indiens – mais dans l'hypothèse où tout se déroulerait bien, nous accosterions dès le lendemain soir sur l'île de Narcondam.
Le client était ressorti de l'agence, nous étions à nouveau seuls avec notre homme. Je lui remis deux cents dollars à titre d'arrhes ; il regardait sans cesse ma montre, j'en déduisis donc qu'elle paierait sa commission ; je l'enlevai de mon poignet, il la mit aussitôt au sien, il était fou de joie. Je promis de donner à son ami pilote tout ce que j'avais en poche, s'il nous menait à bon port. La moitié payable à l'aller, l'autre au retour.
L'affaire était conclue. Il ferma la porte de son agence et nous fit sortir avec lui par l'arrière-boutique. Une motocyclette était garée dans la cour, il grimpa dessus, installa Keira au milieu, il me restait un petit bout de selle et le porte-bagages pour appuyer mes mains. La motocyclette pétarada dans la courette et nous quittâmes la ville pour nous retrouver un quart d'heure plus tard, filant à toute berzingue sur une route de campagne. Le petit terrain d'aviation, d'où nous devions décoller, n'était qu'une piste en terre tracée au milieu d'un champ avec son vieux hangar rouillé où dormaient deux coucous. Le plus gros serait le nôtre.
Le pilote avait la tête d'un flibustier. Je l'aurais bien vu jouer un rôle dans La Canonnière du Yang-Tsé. Le visage buriné, une grande balafre sur la joue, il avait vraiment l'air d'un pirate des mers du Sud. Notre agent de voyages d'un genre un peu particulier s'entretint avec lui. L'homme l'écouta sans broncher, il vint à ma rencontre et tendit la main pour que je lui règle son dû. Satisfait, il me montra une dizaine de caisses au fond du hangar et me fit comprendre que, si je voulais que nous décollions, j'avais tout intérêt à lui donner un coup de main. Chaque fois que je lui passais un colis et que je voyais disparaître la cargaison à l'arrière de la carlingue, j'essayai de ne pas penser au genre de marchandises qui voyageraient avec nous.
Keira s'était installée à la place du copilote et moi sur le fauteuil du navigateur. Plutôt affable, notre pilote flibustier se pencha vers Keira et lui dit, dans un anglais rudimentaire, que l'appareil sur lequel nous volions datait de l'après-guerre. Ni Keira ni moi n'eûmes le culot de lui demander de quelle guerre il parlait.
Il nous demanda de boucler nos ceintures ; je m'excusai de ne pas respecter cette consigne de sécurité, celle qui devait équiper mon fauteuil avait disparu. Le tableau de bord s'illumina, ou plutôt quelques cadrans, tandis que sur d'autres les aiguilles restaient inertes. Le pilote tira deux manettes, repoussa une série de boutons – il avait l'air de connaître son affaire – et les deux moteurs Pratt & Whitney – la marque était inscrite sur les capots – crachèrent une épaisse fumée. Une gerbe de flammes jaillit et les hélices se mirent à tournoyer. La queue de l'appareil pivota ; glissant comme si nous étions sur de la glace, l'avion s'aligna sur la piste. Le bruit dans le cockpit devint assourdissant, tout tremblait. Je regardai par un hublot notre agent de voyages qui nous faisait de grands signes, je n'ai jamais haï quelqu'un autant que ce type. Secoués comme des pruniers, nous prîmes de la vitesse. La fin de la piste se rapprochait de manière assez inquiétante. Je sentis soudain la queue de l'avion se soulever, enfin nous nous élevions dans les airs. Je suis certain que nous avons taillé de quelques centimètres la cime des arbres que nous laissions derrière nous, mais, de minute en minute, nous prenions de l'altitude.
Le pilote nous expliqua que nous ne volerions pas très haut, de façon à ne pas entrer dans le rayon de couverture des radars. Il avait dit cela en souriant, j'en conclus qu'il ne fallait pas s'inquiéter plus que cela.
Pendant la première heure de vol, nous survolâmes une plaine ; le pilote grimpa un peu alors que se dessinait un léger relief devant nous, deux heures plus tard, nous nous trouvions au nord-est du Yunnan. Il changea de cap et vira plus au sud. La route serait plus longue, mais le mieux pour sortir de Chine était de longer la frontière du Laos, la surveillance aérienne y étant quasi inexistante. Je ne peux pas dire que, jusque-là, le vol fut vraiment confortable, mais ce n'était rien en comparaison de ce qui arriva quand nous entrâmes dans une zone de turbulences alors que nous survolions le Mékong. À l'approche du fleuve, le pilote fit piquer l'appareil du nez pour voler à fleur d'eau. Keira trouvait cela magnifique. Peut-être le paysage l'était-il, je n'en savais rien, mes yeux étaient rivés sur l'altimètre. Je me demande bien pourquoi, puisque chaque fois que notre pilote tapotait dessus, l'aiguille gigotait et retombait aussitôt. Nous survolerions le Laos pendant quinze minutes avant d'entrer en territoire birman. Deux autres cadrans retinrent toute mon attention, les jauges de carburant. D'après ce que je voyais, les réservoirs n'étaient plus qu'au quart. Je demandai à notre pilote dans combien de temps il pensait arriver. Il dressa fièrement deux doigts et replia à moitié le troisième. Compte tenu du carburant consommé depuis notre départ, s'il nous restait vraiment deux heures et demie de vol, nous allions logiquement tomber en panne sèche avant d'avoir atteint notre destination. Je partageai mes déductions arithmétiques avec Keira qui se contenta de hausser les épaules. Je ne voyais que des montagnes et aucun endroit où nous aurions pu nous poser pour un éventuel ravitaillement. J'avais oublié que l'agent de voyages avait précisé que son ami était un ancien pilote de chasse. Alors que nous passions entre deux cols, l'avion s'inclina avant d'effectuer un décrochage sur l'aile qui nous souleva l'estomac. Les moteurs criaient, la carlingue tremblait à tout-va, l'avion reprit une assiette presque normale et nous vîmes apparaître devant le cockpit un semblant de route le long d'une rizière. Keira ferma les yeux ; l'avion toucha le sol comme une fleur et s'immobilisa. Le pilote coupa le contact, défit sa ceinture et me demanda de le suivre. Il m'entraîna à l'arrière de la carlingue, desserra les sangles qui retenaient deux grands fûts et me fit comprendre que je devais maintenant l'aider à les faire rouler jusque sous les ailes. Rien à redire, le service à bord regorgeait d'inventivité ! Je poussai mon fût vers l'aile droite quand j'aperçus une traînée de poussière s'élever au bout de la route. Deux jeeps roulaient vers nous. Arrivés à notre hauteur, quatre hommes en descendirent. Ils échangèrent quelques mots avec notre pilote ainsi qu'une liasse de billets dont je n'eus pas le temps d'identifier la devise et déchargèrent en quelques minutes les caisses que nous avions mis beaucoup plus de temps que cela à embarquer. Ils repartirent comme ils étaient venus, sans nous saluer, ni nous avoir aidés à refaire le plein.
L'opération de remplissage des réservoirs se fit à l'aide d'une petite pompe électrique et prit une bonne demi-heure. Keira en profita pour se dégourdir les jambes. On remonta les fûts vides à l'arrière de l'avion, nous en aurions besoin au retour, et chacun reprit sa place à bord. Même nuage de fumée noirâtre, mêmes crachements de flammes, les hélices tournèrent à nouveau, et l'avion s'éleva dans les airs, passant de justesse entre les deux cols où nous avions piqué du nez un peu plus tôt.
Le survol de la Birmanie se fit sans encombre, à une altitude plus basse encore pour éviter de nous faire repérer. Le pilote nous indiqua que nous devrions atteindre la côte d'ici peu, et nous découvrîmes bientôt l'immensité bleue de la mer d'Andaman. L'avion prit un cap plus au sud. Nous volions au ras des vagues. Les gardes-côtes indiens étaient bien plus vigilants que leurs voisins birmans. Keira me montra un point à l'horizon. Le pilote regarda le GPS portable accroché par une sangle au tableau de bord, un modèle plus robuste et plus précis que ceux que l'on pouvait acheter pour équiper une automobile.
– Terre, cria le pilote dans l'habitacle.
Nous changeâmes à nouveau de cap pour contourner la côte est de l'île, et après avoir effectué un premier passage en rase-mottes, l'avion se posa docilement au milieu d'un champ.
Port Blair était à dix minutes de marche à travers la campagne. Le pilote récupéra ses affaires et nous accompagna. Il connaissait une petite auberge qui louait des chambres. Nous avions le reste de la journée pour faire notre excursion en mer, le vol retour était fixé au lendemain matin. Le pilote voulait impérativement repasser la frontière chinoise à midi. Quand les radaristes déjeunaient, ils ne surveillaient pas leurs écrans de contrôle.
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Port Blair
Nous nous remettions du voyage, attablés à la terrasse d'un glacier où nous avions convié notre pilote.
Au début du dix-neuvième siècle, Port Blair devint le point d'ancrage des navires de guerre de la Royale qui convoyaient ses soldats vers le front de la première guerre anglo-birmane. Les équipages des bateaux qui accostèrent furent régulièrement attaqués par les natifs de l'île qui se rebellaient contre l'envahisseur. Lorsque l'empire colonial anglais commença à se déliter, les rébellions indiennes fournirent au gouvernement de Sa Majesté plus de prisonniers que ses geôles ne pouvaient en accueillir. Un pénitencier fut construit au-dessus du port où nous nous trouvions. Combien de brimades infligèrent mes concitoyens aux habitants de cette île, et combien de sévices firent-ils subir à ceux qu'ils détenaient ? Tortures, traitements cruels et pendaisons étaient le lot quotidien des prisonniers du pénitencier ; prisonniers, dont la plupart étaient retenus pour de seuls motifs politiques. L'indépendance de l'Inde mit un terme à ces abominations. Au beau milieu de la mer d'Andaman, Port Blair est devenu un lieu de villégiature pour les touristes indiens. Devant nous, deux enfants se régalaient d'un cornet de glace tandis que leurs mamans chinaient dans les magasins à la recherche d'un chapeau ou d'une serviette de plage. En jetant un coup d'œil à ce pénitencier, dont les murs s'élèvent toujours au-dessus du port, je me demandais qui se souvenait encore de ceux qui étaient morts ici au nom de la liberté.
À la fin du repas, notre pilote nous aida à trouver une embarcation qui nous mènerait jusqu'à Narcondam. Un loueur de bateaux accepta de nous confier l'une de ses vedettes rapides. Coup de chance, il acceptait aussi les cartes de crédit. Keira me fit remarquer qu'à ce train-là ce voyage finirait par me ruiner et elle avait raison.
Avant de prendre le large, je demandai à notre pilote s'il acceptait de me confier son appareil de navigation, je prétextais ne pas connaître la région et craindre que le compas de bord ne me suffise pas. L'idée de me prêter son GPS ne l'enchantait pas, il m'expliqua que, si je le perdais, nous ne pourrions pas regagner la Chine. Je promis d'y faire très attention.
La météo était idéale et la mer d'huile ; avec les deux moteurs de trois cents chevaux qui équipaient notre hors-bord, nous accosterions sur l'île du Puits de l'enfer dans deux heures tout au plus.
Keira s'était assise à la proue du bateau. Une jambe de chaque côté du bastingage, elle profitait du soleil et de la douceur du vent. À quelques miles des côtes, la mer se forma et la força à me rejoindre dans le poste de pilotage. Le bateau filait, sautant sur la crête des vagues. Il était 18 heures au soleil quand nous vîmes apparaître les côtes de Narcondam. Je contournai le minuscule îlot et repérai une plage au fond d'une crique où je pus échouer le hors-bord sur le sable.
Au pied du volcan, Keira ouvrit la marche. Il nous fallait encore grimper sept cents mètres à travers des buissons avant d'en atteindre le sommet. Ce n'était pas une mince affaire. J'allumai le GPS et entrai les coordonnées qu'Erwan et Martyn m'avaient fournies.
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Londres
13° 26' 50'' N, 94° 15' 52'' E.
Sir Ashton replia la feuille de papier que lui avait remis son assistant.
– Qu'est-ce que cela veut dire ?
– Je ne sais pas, monsieur, et je dois vous avouer que c'est à n'y rien comprendre. Leur véhicule est garé dans une rue de Lingbao, au nord de la Chine et il n'en a pas bougé depuis hier matin. Ils ont simplement entré ces coordonnées dans le GPS de bord, mais je doute fort qu'ils rejoignent cette destination par la route.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que cela les conduirait sur une petite île située au milieu de la mer d'Andaman ; même avec un 4 × 4, il n'est pas facile d'y accéder en voiture.
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