En arrivant devant le musée des Arts et Civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, elle fut surprise par le jardin vertical. Le bâtiment était encore en travaux quand elle avait quitté Paris, la flore luxuriante qui recouvrait la façade du musée semblait une véritable prouesse technique.
– Fascinant, n'est-ce pas ? demanda Jeanne.
Keira sursauta.
– Je ne t'avais pas vue arriver.
– Moi si, répondit sa sœur en désignant la fenêtre de son bureau. Je te guettais. C'est fou cette végétation, non ?
– Là où je vivais, nous avions déjà du mal à faire pousser les légumes à l'horizontale, alors le long des murs... que veux-tu que je te dise... ?
– Ne commence pas à faire ta mauvaise tête. Suis-moi.
Jeanne conduisit Keira à l'intérieur du musée. En haut d'une rampe, qui montait en spirale comme un long ruban, le visiteur découvrait un immense plateau suggérant les grands espaces géographiques d'où provenaient les trois mille cinq cents objets présentés. Carrefour des civilisations, des croyances, des modes de vie, des différentes façons de penser, ce musée permettait, en quelques pas, de passer de l'Océanie à l'Asie, des Amériques à l'Afrique. Keira s'immobilisa devant une collection de textiles africains.
– Si tu aimes cet endroit, tu auras tout le loisir de revenir voir ta sœur et ce, autant de fois que tu le souhaites ; je te ferai faire un pass. Maintenant, oublie ton Éthiopie deux secondes et viens, insista Jeanne en tirant Keira par le bras.
Assise à une table du restaurant panoramique, Jeanne commanda deux thés à la menthe et des pâtisseries orientales.
– Quels sont tes projets ? demanda Jeanne. Tu vas rester un peu à Paris ?
– Ma première grande mission est un échec dans toute sa splendeur. Nous avons perdu notre matériel, l'équipe que je dirigeais était au bord de l'épuisement, pas terrible le trackrecord comme disent nos amis anglais. Je doute fort que l'on me donne l'occasion de repartir de sitôt.
– Ce qui est arrivé là-bas n'est pas de ta faute, que je sache.
– Je fais un métier où seuls les résultats comptent. Trois années de travail sans rien trouver de vraiment concluant... J'ai plus de détracteurs que d'alliés. Ce qui est franchement dégueulasse, parce que je suis certaine que nous étions près du but. Si nous avions eu plus de temps, nous aurions fini par trouver.
Keira se tut. Une femme, d'origine somalienne, pensa-t-elle en regardant les motifs et couleurs de la robe qu'elle portait, s'assit à une table voisine. Le petit garçon qui tenait sa maman par la main vit que Keira l'observait et lui fit un clin d'œil.
– Combien de temps vas-tu encore passer à retourner de la terre et du sable ? Cinq, dix ans, toute ta vie ?
– Bon, Jeanne, tu m'as beaucoup manqué, mais pas suffisamment pour que je supporte tes leçons à deux balles de grande sœur, répondit Keira sans pouvoir détourner son regard du petit garçon qui dévorait une glace.
– Tu ne veux pas avoir d'enfant un jour ? reprit Jeanne.
– Je t'en prie, ne recommence pas avec ta ritournelle sur l'horloge biologique. Libérez nos ovaires ! s'exclama Keira.
– Ne me fais pas ton numéro habituel, ça me rendrait service, je travaille ici, chuchota Jeanne. Tu penses que cela ne te concerne pas, que tu peux défier le temps ?
– Je me fiche bien du tic-tac de ta satanée pendule Jeanne, je ne peux pas avoir d'enfant.
La sœur de Keira reposa son verre de thé sur la table.
– Je suis désolée, murmura-t-elle. Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ? Qu'est-ce que tu as ?
– Rassure-toi, rien d'héréditaire.
– Pourquoi tu ne peux pas avoir d'enfant ? insista Jeanne.
– Parce que je n'ai pas d'homme dans ma vie ! C'est une bonne raison non ? Bon, ce n'est pas que ta conversation soit ennuyeuse, quoique... mais il faut que j'aille faire des courses. Mon réfrigérateur est si vide qu'on peut entendre l'écho résonner à l'intérieur.
– Inutile, ce soir, tu dînes et tu dors à la maison, affirma Jeanne.
– En quel honneur ?
– Parce que moi non plus je n'ai plus d'homme dans ma vie et j'ai envie de te voir.
Elles passèrent le reste de l'après-midi ensemble. Jeanne offrit à sa sœur une visite guidée du musée. Connaissant l'amour que Keira portait au continent africain, elle insista pour la présenter à l'un de ses amis qui travaillait à la Société savante des africanistes. Ivory paraissait avoir soixante-dix ans. En réalité, il comptait bien plus d'années que cela, probablement plus de quatre-vingts, mais il tenait son âge aussi secret que s'il s'était agi d'un trésor. De peur probablement qu'on le force à prendre une retraite dont il ne voulait pas entendre parler.
L'ethnologue accueillit ses visiteuses dans le petit bureau qu'il occupait au fond d'un couloir. Il interrogea Keira sur les derniers mois qu'elle avait passés en Éthiopie. Soudain, le regard du vieil homme fut attiré par le bijou qu'elle portait autour du cou.
– Où avez-vous acheté cette si jolie pierre ? demanda-t-il.
– Je ne l'ai pas achetée, c'est un cadeau.
– Vous en a-t-on donné la provenance ?
– Non, c'est juste une babiole qu'un petit garçon a trouvée dans la terre et qu'il m'a offerte. Pourquoi ?
– Vous me permettez de regarder ce présent de plus près, mon acuité visuelle n'est plus ce qu'elle était.
Keira fit passer le lacet au-dessus de sa tête et tendit le collier au savant.
– Comme c'est étrange, je n'en ai jamais vu de la sorte. Je serais bien incapable de vous dire quelle tribu a su lui donner cette apparence. Le travail semble si parfait.
– Je sais, moi aussi je me suis interrogée. Pour tout vous dire, je crois qu'il s'agit simplement d'un morceau de bois poli par les vents et les eaux du fleuve.
– Possible, murmura l'homme qui semblait pourtant en douter. Et si l'on essayait d'en apprendre un peu plus ?
– Oui, si vous voulez, répondit Keira hésitante. Je ne suis pas sûre que le résultat soit d'un grand intérêt.
– Peut-être, dit le vieil homme, peut-être pas. Revenez me voir demain, dit-il en restituant le collier à sa propriétaire, nous essaierons ensemble de répondre au moins à cette question. Je suis ravi d'avoir fait votre connaissance. Je peux enfin mettre un visage sur la sœur dont Jeanne me parle si souvent. Alors à demain ? ajouta-t-il en les raccompagnant à la porte de son bureau.
*
* *
Londres
J'habite à Londres dans une ruelle où d'anciens garages à carrioles et écuries furent reconvertis en maisonnettes. S'il n'est pas toujours facile de marcher sans trébucher sur les vieux pavés de guingois, le lieu a le charme du temps qui s'est arrêté. Le cottage voisin du mien fut celui d'Agatha Christie. Ce n'est qu'en arrivant devant ma porte que je me suis souvenu que je n'avais pas mes clés. Le ciel s'était obscurci et il se mit à tomber une averse à vous tremper jusqu'aux os. Ma voisine fermait ses fenêtres, elle m'aperçut et me salua. J'en profitai pour lui demander si elle m'autoriserait une fois encore – ce n'était hélas ! pas la première – à passer par son jardin. Elle m'ouvrit très gentiment, et, enjambant la palissade, j'atterris à l'arrière de ma maison. Si la porte de derrière n'avait pas été réparée, et je ne voyais pas par quel miracle elle l'aurait été, il suffirait d'un petit coup sec sur la poignée pour rentrer enfin chez moi.
J'étais éreinté, je ne décolérais toujours pas d'être en Angleterre, mais l'idée de retrouver ma maison, mes rares objets chinés dans les marchés aux puces de la capitale et de passer une soirée tranquille me procurait une certaine joie.
Cette tranquillité ne fut que de courte durée, on sonna à la porte. Ne pouvant toujours pas l'ouvrir, même depuis l'intérieur, je grimpai au premier et découvris, en contrebas dans la ruelle, Walter, ruisselant de pluie et sensiblement éméché.
– Vous n'avez pas le droit de me laisser tomber, Adrian !
– Mais je ne vous ai jamais porté à ce que je sache, Walter !
– Ce n'est pas le moment de faire des jeux de mots vaseux, toute ma carrière est entre vos mains, cria-t-il de plus belle.
Ma voisine rouvrit sa fenêtre et se proposa de faire également entrer mon invité par son jardin. Cette aimable contribution la ravissait, ajouta-t-elle, si l'on pouvait éviter ainsi de réveiller tout le voisinage.
– Je suis désolé de m'imposer ainsi, dit-il en débarquant dans mon salon, mais je n'ai pas le choix. Dites donc, pour un deux pièces, c'est plutôt pas mal !
– Une pièce au rez-de-chaussée, une à l'étage !
– Oui, enfin ce n'était pas l'idée que je me faisais d'un modeste deux pièces. Et vous avez pu vous offrir ce petit cottage avec votre salaire ?
– Vous n'êtes pas venu à cette heure-ci pour évaluer mon patrimoine, Walter ?
– Non, je suis désolé. Il faut vraiment que vous m'aidiez, Adrian.
– Si vous venez encore me parler de ce projet absurde avec votre Fondation Walsh, vous perdez votre temps.
– Vous voulez savoir pourquoi personne n'a jamais soutenu vos travaux à l'Académie ? Parce que vous êtes un épouvantable solitaire, vous ne travaillez que pour vous, vous ne vous intégrez à aucun groupe.
– Eh bien, je suis ravi que vous m'ayez cerné avec autant de précision, et quel portrait flatteur ! Voulez-vous bien cesser d'ouvrir tous mes placards, il doit y avoir du whisky à côté de la cheminée, si c'est ce que vous cherchez.
Walter ne mit pas longtemps à dénicher la bouteille, il prit deux verres sur une étagère et s'allongea sur le canapé.
– C'est drôlement cosy chez vous !
– Je vous fais visiter, peut-être ?
– Ne vous moquez pas, Adrian. Vous croyez que je viendrais ainsi m'humilier devant vous si j'avais une autre solution ?
– Je ne vois pas en quoi boire mon whisky est humiliant, c'est un quinze ans d'âge !
– Adrian, vous êtes mon seul espoir, faut-il que je vous supplie ? reprit mon invité – que je n'avais d'ailleurs pas invité – en se mettant à genoux.
– Je vous en prie Walter, pas de ça. De toute façon, je n'ai aucune chance de remporter ce prix. Alors pourquoi vous donner tant de mal ?
– Bien sûr que vous avez toutes vos chances, votre projet est le plus passionnant et le plus ambitieux que j'aie pu lire depuis que je suis entré à l'Académie.
– Si vous croyez m'amadouer avec des flatteries aussi pathétiques, vous pouvez garder cette bouteille et aller la finir chez vous. J'ai vraiment envie d'aller me coucher, Walter.
– Je ne vous flatte pas, j'ai vraiment lu votre thèse, Adrian, elle est parfaitement... documentée.
L'état de mon collègue faisait pitié. Je ne l'avais jamais vu ainsi, lui d'ordinaire si distant, presque hautain. Le pire dans tout ça était qu'il me semblait sincère. J'avais consacré ces dix dernières années à chercher dans de lointaines galaxies une planète semblable à la nôtre, et il n'y avait pas grand monde pour soutenir mes travaux à l'Académie. Ce revirement, bien qu'opportuniste, m'amusait quand même.
– Supposons que je remporte cette dotation...
À peine avais-je dit cela que Walter joignit ses mains comme s'il s'apprêtait à réciter une prière.
– Rassurez-moi, Walter, vous êtes bourré ?
– Complètement Adrian, mais poursuivez, je vous en supplie.
– Êtes-vous encore assez lucide pour répondre à quelques questions simples ?
– Certainement, si vous ne tardez pas trop à me les poser.
– Supposons que j'aie une chance infime de remporter ce prix et qu'en parfait gentleman je le reverse aussitôt à l'Académie. Quelle partie de cette somme notre conseil serait-il prêt à allouer à mes recherches ?
Walter toussota.
– Est-ce qu'un quart vous semblerait une offre raisonnable ? Bien entendu, nous mettrions un nouveau bureau à votre disposition, une assistante à temps plein, et si vous le souhaitez quelques collègues pourraient être dégagés de leurs occupations et rattachés à vos travaux.
– Surtout pas !
– Alors, aucun collègue... et pour l'assistante ?
Je resservis le verre de Walter. La pluie redoublait, il n'aurait pas été humain de le laisser repartir par ce temps et surtout dans l'état dans lequel il était.
– Foutu pour foutu, je vais aller vous chercher une couverture et vous dormirez sur le canapé.
– Je ne veux pas m'imposer...
– C'est déjà fait.
– Et pour la Fondation ?
– Quand doit avoir lieu cette cérémonie ?
– Dans deux mois.
– Et le délai limite des dépôts de candidatures ?
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