– Trois semaines.

– Pour l'assistante, j'y réfléchirai, mais commencez par faire rouvrir la porte de mon bureau.

– À la première heure, et je tiens le mien à votre entière disposition.

– Vous êtes en train de m'embarquer dans une drôle d'histoire, Walter.

– Ne croyez pas cela. La Fondation Walsh a toujours primé les projets les plus originaux, les membres de son comité apprécient tout ce qui est, comment dire, très à l'avant-garde.

Sortant de la bouche de Walter, je doutais que cette dernière réflexion fût aussi bienveillante qu'elle pouvait le paraître. Mais l'homme était acculé et le temps n'était pas aux reproches. Il me fallait prendre une décision au plus vite. Bien sûr, la probabilité de gagner ce prix me semblait infinitésimale, mais j'étais prêt à faire n'importe quoi pour retourner à Atacama, alors qu'avais-je à perdre ?

– C'est d'accord Walter. Je prends le risque de me ridiculiser en public, mais à une seule condition : si nous gagnons, vous me promettez de me mettre dans un avion pour Santiago dans les trente jours qui suivent.

– Je vous accompagnerai personnellement à l'aéroport, Adrian, je vous en fais la promesse.

– Alors, dans ce cas, marché conclu !

Walter bondit du canapé, vacilla et se rassit aussitôt.

– Assez trinqué pour ce soir. Prenez ce plaid, il vous tiendra chaud pendant la nuit. Quant à moi, je vais me coucher.

Walter me héla alors que je montais l'escalier.

– Adrian ? Puis-je vous demander ce qui était « foutu pour foutu ? »

– Ma soirée, Walter !

*

*     *


Paris

Keira s'était endormie dans le lit de sa sœur. Une bouteille d'un honnête vin, un plateau-repas, des mots déliés au fil de la soirée, un vieux film en noir et blanc qui passait sur une chaîne du câble, la ronde des claquettes emmenée par Gene Kelly fut le dernier souvenir de la nuit. Quand la lumière du jour la réveilla, le vin de la veille, qui n'était peut-être pas si honnête que cela, vint battre jusqu'à ses tempes.

– Nous avons beaucoup picolé ? demanda Keira en entrant dans la cuisine.

– Oui ! répondit Jeanne en grimaçant. Je t'ai préparé du café.

Jeanne s'assit à la table et fixa le miroir accroché au mur, le visage de sa sœur et le sien s'y reflétaient.

– Qu'est-ce que tu as à me regarder comme cela ? demanda Keira.

– Rien.

– Tu me fixes dans un miroir alors que je suis assise en face de toi, et rien ?

– C'est un peu comme lorsque tu es à l'autre bout du monde. J'ai perdu l'habitude de t'avoir près de moi. Il y a des photos de toi un peu partout dans cet appartement, j'en ai même une qui traîne dans un tiroir de mon bureau au musée. Il m'arrive quotidiennement de te dire bonsoir ou bonjour ; dans des moments un peu plus difficiles, je te tiens de longues conversations, jusqu'à ce que je me rende compte que ce ne sont pas des conversations mais des monologues. Pourquoi tu n'appelles jamais ? Si au moins tu te donnais cette peine, je te sentirais peut-être moins lointaine. Merde, je suis ta sœur Keira !

– Bon, Jeanne, je t'arrête tout de suite. Un des rares avantages du célibat est de ne pas avoir à souffrir de scènes de ménage ; alors, s'il te plaît, pas entre nous ! Il n'y a pas vraiment de cabines téléphoniques dans la vallée de l'Omo, pas de réseau cellulaire, juste une liaison satellite qui marche quand elle le veut. Chaque fois que je me suis rendue à Jimma, je t'ai appelée.

– Tous les deux mois ? Et quels moments de complicité ! « Tu vas bien ?... La ligne n'est pas terrible... Quand rentres-tu ?... Je n'en sais rien, le plus tard possible, on fouille toujours, et toi le musée, ton jules ?... Mon jules s'appelle Jérôme, depuis trois ans, tu pourrais t'en souvenir !... » J'étais séparée de lui, mais je n'avais ni le temps ni l'envie de te le dire et puis, à quoi bon, deux trois mots de plus et tu raccrochais.

– Ta sœur est mal élevée, Jeanne, elle a tout d'une sale égoïste, n'est-ce pas ? Mais tu es en partie responsable, puisque tu es l'aînée et que tu as toujours été mon modèle.

– Laisse tomber, Keira.

– Bien sûr que je laisse tomber, je ne rentrerai pas dans ton jeu !

– Quel jeu ?

– Laquelle de nous deux réussira à culpabiliser l'autre ! Je suis face à toi, pas en photo, pas dans ce miroir, alors regarde-moi et parle-moi.

Jeanne se leva, mais Keira la rattrapa brusquement par le poignet, la forçant à se rasseoir.

– Tu me fais mal, idiote.

– Je suis paléoanthropologue, je ne travaille pas dans un musée, je n'ai pas eu le temps de connaître un Pierre, un Antoine, ou un Jérôme depuis des années ; je n'ai pas d'enfant ; j'ai la chance insolente de faire un métier difficile et que j'aime, de vivre une passion qui n'a rien de coupable. Si tu t'emmerdes dans ta vie, ne me balance pas tes regrets à la figure, si je te manque, trouve une façon plus douce de me le dire.

– Tu me manques, Keira, bredouilla Jeanne en quittant la cuisine.

Keira contempla son reflet dans le miroir.

– Je suis vraiment la reine des connes, murmura-t-elle.

Et depuis la salle de bains attenante, séparée par une fine cloison, Jeanne sourit en se brossant les dents.

Au début de l'après-midi, Keira traversa le quai Branly pour rejoindre sa sœur au musée ; avant de la retrouver dans son bureau, elle décida de s'offrir une visite de l'exposition permanente. Elle admirait un masque, espérant en deviner la provenance, quand une voix lui souffla à l'oreille :

– C'est un masque malinké. Il vient du Mali. Ce n'est pas une pièce particulièrement ancienne, mais elle est très belle.

Keira sursauta avant de reconnaître cet Ivory qui l'avait accueillie la veille.

– Je crains que votre sœur ne soit toujours en réunion. J'ai cherché à la joindre il y a quelques instants, mais l'on m'a fait savoir qu'elle serait occupée pendant encore une bonne heure.

– « On » vous a fait savoir ?

– Les musées sont des microcosmes, avec leurs hiérarchies entre départements, divisions, domaines de compétences. L'homme est un étrange animal, il a besoin de vivre en société et il ne peut s'empêcher de la segmenter. C'est probablement ce qui nous reste d'instinct grégaire. Créer des espaces communautaires pour se rassurer de nos peurs. Mais je dois vous ennuyer avec mes bavardages. Vous devez savoir tout cela mieux que moi, n'est-ce pas ?

– Vous êtes un drôle de bonhomme, répliqua Keira.

– Probablement, répondit Ivory en riant de bon cœur. Et si nous allions discuter de tout cela autour d'un rafraîchissement dans le jardin. L'air est doux, autant en profiter.

– Discuter de quoi ?

– Eh bien de ce qu'est un drôle de bonhomme ? J'allais vous interroger sur cette question.

Ivory entraîna Keira vers le café situé dans le patio du musée. Au milieu de l'après-midi, les tables étaient presque toutes inoccupées. Keira choisit la plus éloignée de la grande sculpture de tête Moaï.

– Avez-vous découvert quelque chose d'important le long des rives de l'Omo ? reprit Ivory.

– J'ai trouvé un petit garçon de dix ans qui avait perdu ses parents. D'un point de vue archéologique, c'est assez limité.

– Mais, du point de vue de cet enfant, j'imagine que c'était bien plus important que quelques ossements enfouis sous la terre. Je crois savoir qu'une vilaine météo a ruiné vos travaux et vous a chassée de votre lieu de fouilles.

– Une tempête, assez puissante pour me ramener jusqu'ici !

– Très inhabituel pour la région. Jamais le Shamal n'avait viré vers l'ouest.

– Comment êtes-vous au courant de tout cela ? J'imagine que cela n'a pas fait la une des quotidiens ?

– Non, j'en conviens, c'est votre sœur qui m'a parlé de vos mésaventures. Je suis de nature curieuse, parfois un peu trop, il m'a suffi de pianoter sur le clavier de mon ordinateur.

– Que pourrais-je bien vous raconter de plus pour satisfaire votre curiosité ?

– Que cherchiez-vous vraiment dans la vallée de l'Omo ?

– Monsieur Ivory, si je vous le disais, j'aurais statistiquement plus de chance que vous vous moquiez de moi, que de vous intéresser à mes travaux.

– Mademoiselle Keira, si les statistiques avaient gouverné ma vie, j'aurais étudié les mathématiques et non l'anthropologie. Tentez donc votre chance.

Keira dévisagea son interlocuteur. Ce vieil homme avait un regard captivant.

– Je cherchais les grands-parents de Toumaï et d'Ardipithecus Kadabba. Certains jours, j'imaginais même découvrir les arrière-grands-parents de ses arrière-grands-parents.

– Rien que cela ? Vous voulez trouver le plus vieux squelette que l'on puisse apparenter au genre humain ? L'homme zéro !

– N'est-ce pas ce que nous cherchons tous, pourquoi m'interdirais-je ce rêve ?

– Et pourquoi dans la vallée de l'Omo ?

– L'instinct féminin peut-être !

– Chez une chasseuse de fossiles ? Sérieusement !

– Touchée ! répondit Keira. À la fin du vingtième siècle, nous étions convaincus que Lucy1, une jeune femme morte il y a un peu plus de trois millions d'années était la mère de l'humanité. Au cours de la dernière décennie, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre, des paléoanthropologues ont découvert des ossements d'hominidés vieux de huit millions d'années. La communauté scientifique continue de débattre, pour ne pas dire de se battre sur les différentes lignées que l'on doit, ou non, rattacher à l'espèce humaine. Que nos ancêtres fussent bipèdes ou quadrupèdes, ce n'est pas ce qui compte pour moi. Je ne crois même pas que ce soit le véritable débat sur l'origine de l'homme. Tous ne pensent qu'à la mécanique du squelette, au mode de vie, à l'alimentation.

Une serveuse s'approcha, Ivory la congédia d'un geste de la main.

– Voilà qui est bien présomptueux, et qu'est-ce qui définirait l'origine de l'homme selon vous ?

– La pensée, les sentiments, la raison ! Ce qui fait que nous sommes différents des autres espèces n'est pas d'être végétariens ou carnivores, ni le degré d'agilité acquis dans notre façon de marcher. Nous cherchons à savoir d'où nous venons sans vouloir regarder ce que nous sommes aujourd'hui : des prédateurs d'une extrême complexité et d'une incroyable diversité, capables d'aimer, de tuer, de construire et de s'autodétruire, de résister à l'instinct de survie qui régit le comportement de toutes les autres espèces animales. Nous sommes doués d'une intelligence extrême, d'un savoir en perpétuelle évolution et pourtant parfois si ignorants. Mais nous devrions commander nos boissons, c'est la seconde fois que notre serveuse tente sa chance.

Ivory demanda deux thés et se pencha vers Keira.

– Vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi la vallée de l'Omo, ni ce que vous y cherchiez vraiment d'ailleurs.

– Que nous soyons européens, asiatiques ou africains, quelle que soit la couleur de notre peau, nous portons tous un gène identique ; nous sommes des milliards, chacun différent des autres et, pourtant, nous descendons tous d'un seul être. Comment est-il apparu sur la Terre, et pourquoi ? C'est lui que je cherche, le premier homme ! Et je suis prête à croire qu'il a bien plus de dix ou vingt millions d'années.

– En plein Paléogène ? Vous avez perdu la tête !

– Vous voyez, j'avais raison pour les statistiques, et maintenant c'est moi qui vous ennuie avec mes histoires.

– J'ai dit que vous aviez perdu la tête, pas la raison !

– C'est très délicat de votre part. Et vous, Ivory, quelles recherches faites-vous ?

– Je suis arrivé à un âge où l'on fait semblant et où tout le monde autour de vous fait mine de ne pas s'en rendre compte. Je ne recherche plus rien, je suis entré dans l'âge où l'on préfère ranger ses dossiers plutôt que d'en ouvrir de nouveaux. Mais ne faites pas cette tête, si vous connaissiez vraiment mon âge, vous verriez que je tire plutôt bien mon épingle du jeu. Ne tentez même pas de me le demander, c'est un secret que j'emporterai dans la tombe.

À son tour, Keira se pencha vers Ivory, découvrant le collier qu'elle portait autour du cou.

– Vous ne les faites pas !

– C'est gentil de me le dire, mais je le sais ! Voulez-vous que nous en apprenions plus sur cet étrange objet ?

– Je vous l'ai dit, c'est juste un cadeau offert par un petit garçon.

– Mais, hier, vous me disiez aussi que vous seriez tentée d'en connaître la véritable provenance.

– En effet, pourquoi pas ?

– Nous pourrions commencer par essayer de le dater ? S'il s'agit bien d'un morceau de bois, une simple analyse au carbone 14 devrait nous renseigner.