Juliette Benzoni

Le prisonnier masqué

Première partie

L’INFANTE

CHAPITRE 1

LES VEUVES

« C’est notre plaisir et notre volonté que Mme la duchesse de Fontsomme, notre amie, soit attachée à la personne de notre future épouse, l’Infante Marie-Thérèse, en tant que dame du Palais en éventuelle suppléance de Mme la duchesse de Béthune, dame d’atour. Mme la duchesse de Fontsomme rejoindra la Cour à Saint-Jean-de-Luz dans les derniers jours du mois de mai afin d’y assister aux fêtes de notre mariage. Louis, par la Grâce de Dieu… »

Sylvie de Fontsomme laissa l’épais papier aux armes royales se replier de lui-même tandis que le messager allait prendre réconfort et repos après une si longue route. En effet, le jeune roi Louis XIV, la reine mère Anne d’Autriche et la Cour se trouvaient alors et depuis plusieurs mois à Aix-en-Provence. La surprise était extrême ; l’émotion aussi. Que l’envoyé fût un mousquetaire – donc un gentilhomme – et non un simple courrier donnait plus de poids encore à ces deux petits mots, « notre amie », venus sous la plume royale. L’attention du jeune souverain qu’elle avait peu vu ces dernières années corrigeait la sécheresse de l’ordre. Car c’en était un, plus qu’une invitation. Aucune autre réponse que l’obéissance n’était attendue.

Songeuse, Sylvie se disposa à rejoindre ses hôtes dans l’un des salons neufs du château ancestral dont la reconstruction était achevée depuis dix-huit mois. Une tâche à laquelle la duchesse, sachant combien son époux y tenait, s’était attachée dès qu’elle eut pris conscience de la lourde tâche qui lui incombait. Grâce à Dieu, c’était chose faite à présent et elle admettait volontiers avoir pris plaisir à voir s’élever, au bord un peu mélancolique d’un étang, l’élégante demeure de briques roses et de pierres au doux ton de crème que le crayon magique des frères Le Vau avait dessinée en si bel accord avec les profondes verdures et les ciels changeants du vieux Vermandois. Les vestiges, conservés et parés, de l’ancienne forteresse rêvaient un peu à l’écart près de la chapelle où reposaient les Fontsomme d’autrefois et où Jean, l’époux de Sylvie, dormait son dernier sommeil.

Ici, point de somptuosité excessive comme dans l’extraordinaire palais aux champs de Nicolas Fouquet, l’un des meilleurs amis de la famille, mais des lignes pures, des matières nobles et surtout beaucoup, beaucoup de lumière pour les grandes pièces aux ors assourdis, aux peintures délicates et aux tapisseries soyeuses. L’ensemble était frappé au coin du meilleur goût et digne en tous points des seigneurs du passé comme de ceux de l’avenir.

Justement, celui en qui s’incarnait cet avenir accourait vers elle en chemise et pieds nus pour se jeter dans ses jupes avec tant d’impétuosité qu’il dut s’y raccrocher à pleins bras pour ne pas tomber.

— Maman, Maman !… C’est bien un mousquetaire qui vient d’arriver n’est-ce pas ? Que venait-il faire ?

— Philippe ! gronda-t-elle. Que faites-vous là en cette tenue ? Vous devriez dormir depuis longtemps !…

— Oh je sais ! Et l’abbé a fait tout ce qu’il fallait pour ça en me donnant à lire ce gros Quinte-Curce tellement ennuyeux ! Pourtant je n’y arrivais pas et j’ai entendu le galop du cheval…

— Vous vous êtes levé et vous avez vu un mousquetaire ? Ce qui prouve que vous avez de bons yeux car il est plutôt crotté ! Eh bien, maintenant retournez vous coucher !

Sans lâcher sa mère, il leva sur elle des yeux câlins :

— Oh, Maman, vous savez bien que je ne trouverai jamais le sommeil si vous ne me dites rien ? Ce n’est pas ma faute si je suis curieux !

— Non. Ce serait plutôt la mienne, soupira Sylvie qui n’avait pas oublié l’intérêt passionné de son enfance pour tout ce qui l’entourait. Eh bien tenez ! ajouta-t-elle en lui donnant sa nomination, lisez et retournez dans votre lit !

Mais si elle avait cru calmer le petit garçon, elle se trompait. Il plongea incontinent dans un enthousiasme débordant, improvisant un pas de danse qu’il acheva dans un grand salut :

— Magnifique ! Le Roi ! la Cour ! les fêtes !… Recevez mes humbles félicitations, madame la duchesse ! Nous allons donc voir du pays !

— Vous n’allez rien voir du tout, jeune homme ! Sinon votre décor habituel… et le collège de Clermont où vous serez admis à la rentrée.

Son ardeur soufflée comme une chandelle sous le vent, Philippe se calma tout net. La mine boudeuse, l’œil en dessous et le sourcil froncé, il demanda :

— Nous n’allons pas avec vous ?

Il était si drôle ainsi que Sylvie se mit à rire :

— Bien sûr que non ! Très peu de personnes sont invitées au mariage du Roi et c’est une grande faveur d’y assister. Il ne saurait être question d’amener toute sa parentèle.

— Je ne suis pas votre parentèle, je suis votre fils comme Marie est votre fille. Il y a une nuance, il me semble ?

Sylvie s’agenouilla pour attirer contre elle le petit corps rétif :

— Vous avez tout à fait raison, mon cœur ! Vous êtes mes enfants chéris et vous le savez… mais Marie restera à la Visitation jusqu’aux vacances et vous irez m’attendre à Conflans avec l’abbé de Résigny.

— … Et M. de Raguenel ?

— Non. Je compte l’emmener. Vous ne voudriez pas que votre mère traverse la France pour ainsi dire seule ?… Mais si vous êtes très sage vous pourrez venir assister à la joyeuse entrée dans Paris du Roi et de la nouvelle Reine. Cela vous convient ?

Cela lui convenait, mais pour rien au monde il ne se serait rendu si vite et il se laissa embrasser sans rendre le baiser avant de déclarer d’une voix pointue :

— Oui… je crois que cela me conviendra.

Puis, brusquement, il jeta ses bras au cou de sa mère, plaqua sur sa joue un gros baiser avant de s’enfuir en courant.

Sans quitter sa position, Sylvie regarda la petite silhouette blanche disparaître derrière la porte du vestibule. Elle adorait cet enfant de son remords et de son péché tout autant que sa jolie petite Marie confiée depuis un an aux Dames de la Visitation pour parfaire une éducation sur laquelle, en douze ans, trois gouvernantes s’étaient usées après que la fidèle Jeannette se fut déclarée débordée. Dieu sait pourtant ce que la jeune duchesse de Fontsomme avait pu souffrir lorsqu’elle s’était aperçue que le court moment de folie – et de divin bonheur ! – vécu dans les bras de François allait donner un fruit. De François qui venait de tuer en duel Jean de Fontsomme, l’époux tendrement aimé de Sylvie…

Il arrivait encore à Sylvie de frissonner d’horreur au souvenir des mois qui avaient suivi la mort de Jean. Le chagrin d’abord et un terrible sentiment de culpabilité l’avaient terrassée. Puis la honte était venue lorsqu’elle s’était découverte enceinte. À ce moment, elle avait vraiment cru devenir folle. Sans la vigilance attentive de son parrain qui ne la quitta plus dès l’instant où il sut le drame de Conflans, elle eût peut-être attenté à sa vie ou à celle d’un enfant dont elle ne voulait pas. Mais, avec l’aide de la maréchale de Schomberg appelée à la rescousse, Perceval de Raguenel réussit à surmonter la crise et à faire entendre raison à la jeune femme. À eux deux ils la maintinrent debout, mais ce fut l’ex-Marie de Hautefort qui trouva les mots les plus convaincants parce que les plus rudes :

— Si vous ne voulez pas de cet enfant donnez-le-moi, à moi qui n’en aurai jamais ! Mais ne le tuez pas ! Vous n’en avez pas le droit !

— Aurais-je donc celui d’élever sous un nom prestigieux auquel il n’a aucun droit le fils de mon amant ?

— Votre amant ? Pour quelques minutes d’abandon et alors que vous avez aimé cet homme depuis l’enfance ? Le mot est un peu vaste. Prenez le problème autrement et admettons que ce malheureux duel – encore un mot impropre puisque alors votre maison était assiégée ! –, que ce malheureux duel donc n’ait jamais eu lieu. Vous seriez tout de même enceinte ? Et que diriez-vous à l’époux que vous n’avez pas vu depuis des mois ?

— Croyez-vous que je n’y pense pas ? fit Sylvie en détournant les yeux.

— Vous auriez avoué, ou vous auriez… fait passer ce fruit incommode ?

— Non. J’aurais avoué au risque de tout perdre parce que je crois que ce petit bâtard m’eût été infiniment cher. Retrouvez-vous comme vous le pourrez dans mes contradictions !

— Vous auriez savouré le châtiment que vous estimez mériter ? Laissez les modes jansénistes à ces messieurs de Port-Royal et revenez sur terre ! Avez-vous oublié les dernières paroles de Jean ?

— Les oublier ? Oh non ! Il a dit… qu’il allait m’aimer ailleurs !

— Donc il avait déjà pardonné. Plus encore là où il est, et je crois que son âme souffrirait de vous voir commettre un crime. Soyez certaine qu’il préfère de beaucoup que l’enfant naisse et vive sous son nom.

— Même si c’est un garçon ?

— À plus forte raison ! Ce nom continuera, et grandira même peut-être encore avec l’apport du sang de Saint Louis ? Ne soyez pas plus regardante que la Reine !

Il fallait que Marie fût très émue pour se laisser aller à évoquer le redoutable secret qu’elle partageait avec Sylvie depuis tant d’années déjà. On ne s’étendit pas, d’ailleurs, sur le sujet. Sylvie réfléchissait.

— Alors ? s’impatienta Marie. Me donnerez-vous cet enfant ?

— Vous étiez sérieuse tout à l’heure ?

— Très. Ce n’est pas un sujet avec quoi j’aime à plaisanter. Je me fais fort de convaincre mon époux…

— Alors pardonnez-moi ! conclut Sylvie en allant embrasser son amie, mais je crois que je vais le garder.

— Et vous ferez bien.

Perceval approuva chaleureusement. Après tout, bien peu de monde pourrait émettre un doute sur la paternité de Fontsomme. En dehors de Marie et de lui-même à qui Sylvie s’était confiée, de Pierre de Ganseville l’écuyer de François de Beaufort et du vieux couple Martin, gardien du domaine de Conflans et entièrement dévoué, seuls le prince de Condé et sa langue volontiers malveillante eussent été inquiétants mais Monsieur le Prince était parti pour Chantilly lorsque Corentin Bellec vint au camp de Saint-Maur chercher Fontsomme pour l’emmener au secours de sa demeure et de sa femme en péril. Quant à ceux qui avaient été témoins du duel, c’était pour la plupart des mercenaires croates ignorant la langue française. Ce qui avait un instant laissé espérer à Perceval que l’on pourrait laisser croire que Jean de Fontsomme s’était battu contre un pillard quelconque sortant de sa maison ; mais il y avait là deux ou trois officiers qui connaissaient bien Beaufort, et qui d’ailleurs n’avaient rien vu d’extraordinaire à ce que deux gentilshommes appartenant à des camps différents croisent le fer. Il avait donc fallu laisser au Roi des Halles sa responsabilité, cependant nul n’avait pu imaginer la raison réelle du duel. Neuf mois plus tard, la jeune veuve mettait au monde un petit garçon qu’elle aima de tout son cœur dès qu’on le déposa au creux de ses bras. Et bien qu’elle eût choisi de vivre son deuil à l’écart de la Cour – ce qui était tout à fait compréhensible pour un couple aussi uni – le Roi fit savoir qu’il entendait être le parrain avec sa mère, la reine Anne d’Autriche, comme marraine. Ce jour-là, outre le prénom royal obligatoire en pareil cas, le bébé reçut celui de Philippe qui avait été celui de son grand-père, le maréchal de Fontsomme. Sylvie n’avait pas osé le baptiser Jean, donnant comme explication que son époux eût certainement fait le même choix.

Le baptême qui eut lieu au Palais-Royal fut la dernière manifestation de cour à laquelle Sylvie prit part. Décidée à vivre désormais à l’écart pour se consacrer à ses enfants et aux vassaux du duché, elle ferma son hôtel de la rue Quincampoix et partagea son temps entre le château proche des sources de la Somme et son domaine de Conflans. Elle y vécut les convulsions délirantes d’une Fronde devenue folle : l’ennemi d’hier devenait l’ami de demain, les princes s’entre-tuaient, entraînant à leur suite telle ou telle fraction d’un peuple désorienté, où il était de plus en plus difficile de se reconnaître.

Le seul grand événement où elle parut fut le sacre du jeune Roi. Pour ce jour – le 7 juin 1654 – elle fit le voyage de Reims afin de rendre, dans la cathédrale illuminée, l’hommage solennel au nom d’un petit duc de Fontsomme âgé de cinq ans à peine… L’accueil de Louis XIV la toucha profondément :

— N’est-il pas un peu cruel, madame la duchesse, de fuir ainsi ceux qui vous aiment ?

— Je ne fuis personne autre que le bruit, Sire. Et, à présent que les troubles ont cessé, le bruit et la gaieté conviennent à l’aube d’un grand règne, à une cour pleine de jeunesse…