— C’est à peine si nous nous connaissons. Quand nous nous croisons, il est toujours fort poli, fort courtois même, et j’essaie de lui faire bonne figure bien que je n’aime ni son regard ni sa conduite envers le Surintendant…
— Il faut savoir, vous dis-je ! Il faut savoir à n’importe quel prix ! Et… à ce propos, je vous demande des excuses pour mon emportement de tout à l’heure. C’est vous qui aviez raison car, avec vos pièces d’or, vous nous avez sans doute gagné un peu de temps. L’homme va s’endormir dessus en faisant des rêves dorés, mais nous n’avons aucune raison, nous, d’en faire autant. Quel malheur que notre cher Théophraste Renaudot nous ait quittés pour un monde meilleur. Personne ne savait, comme lui, trouver le pourquoi des choses et ouvrir la boîte de Pandore…
En dépit de ce regret posthume, l’abbé Fouquet ne tarda pas à se révéler fort utile. Une semaine plus tard, Perceval apprit de lui que si, le 10 du mois précédent, le navire de commerce Ange Gabriel appartenant à l’armateur Le Bouteiller de Nantes, avait bien repris terre dans ce port avec une cargaison de bois exotiques en provenance de l’île de Saint-Christophe avec quelques passagers à son bord, aucun ne portait le nom de Saint-Rémy et ne correspondait à la description.
CHAPITRE 4
LA MENACE
Mazarin donnait sa dernière fête. Ce soir-là, dans ses appartements du Louvre éclairés a giorno, les Comédiens de Monsieur, menés par leur chef Molière qui était aussi leur auteur, leur metteur en scène et le premier des interprètes, allaient donner deux pièces : L’Étourdi et Les Précieuses ridicules. Ce n’était pas uniquement pour la commodité de l’illustre malade que l’on jouait chez lui, mais le théâtre du Petit-Bourbon, jouxtant le Louvre où la nouvelle troupe en vogue se produisait en général, était en démolition à cause de la rénovation du vieux palais et celui du Palais-Royal, que Monsieur voulait magnifique pour ses futures fêtes d’homme marié, n’était pas encore terminé. Personne au fond ne s’en plaignait parce que le décor de la galerie où s’étalait une partie des collections du Cardinal était d’une grande magnificence. Marie de Fontsomme, dont c’était la première fête et qui serait tout à l’heure présentée au Roi, aux deux reines et surtout à Monsieur, ouvrait de grands yeux émerveillés et ne se tenait plus de joie. Enfin elle allait vivre dans ce monde étincelant dont elle rêvait tellement au fond de son couvent !
Vêtue d’une robe de satin bleuté et de dentelles mousseuses qui ressemblaient à de petits nuages sur un ciel matinal, des rubans assortis dans sa chevelure blonde coiffée avec recherche et un fil de perles soulignant la base de son cou gracieux, l’adolescente formait avec sa mère – velours et dentelle noirs servant d’écrin à une extraordinaire parure de diamants légèrement rosés dont le maréchal-duc avait jadis acheté les pierres à un marchand de Bruges – un groupe sur lequel les regards s’attardaient avec des expressions diverses. Mademoiselle que l’on rencontra en premier fut franchement admirative :
— On ne saurait dire laquelle de vous est la plus jolie mais vous aurez du mal, ma chère duchesse, à garder longtemps fille cette ravissante enfant…
— Oh, mais je ne veux pas me marier vite ! protesta Marie. Je vais être fille d’honneur de la nouvelle Madame et l’on dit que lorsqu’elle sera là, Monsieur donnera des fêtes tous les jours !
— C’est vrai, soupira la princesse. À votre âge, les fêtes sont ce qui compte le plus…
— Votre Altesse ne les aimerait-elle plus ? demanda Sylvie en souriant. Elle s’entend pourtant si bien à les organiser…
— Peut-être mais je n’en ai guère envie. D’ailleurs, je ne suis plus vraiment maîtresse chez moi. À mon retour de Saint-Jean-de-Luz j’ai eu la surprise de trouver ma belle-mère[60] installée dans mon Luxembourg. Elle ne cesse de pleurer, de renifler, fouille partout et incommode tous mes domestiques. Il y a des moments où je me demande si je ne devrais pas entrer au couvent !
En fait, la mélancolie de Mademoiselle venait moins de sa cohabitation forcée avec une princesse encombrante que du prochain mariage de Monsieur. Étant donné la hauteur de son rang, elle avait longtemps pensé que seul le Roi ou son frère seraient dignes d’elle. Le premier venait de convoler et voilà que le second allait en faire autant ! La vie manquait singulièrement de charme ces derniers temps. Sylvie qui savait fort bien tout cela se permit un sourire :
— Ce serait dommage ! J’ai toujours pensé que Votre Altesse ferait une grande souveraine et l’Europe ne manque pas de rois à marier. À commencer par le roi d’Angleterre…
Une exclamation de Marie lui coupa la parole :
— Oh, Maman, voyez donc ! Voici M. le duc de Beaufort ! Comme il est beau ! Et quelle allure royale ! Un magnifique gentilhomme en vérité !
— Mais d’où le connais-tu ? fit Sylvie abasourdie.
— Comment, d’où je le connais ? Mais Maman, souvenez-vous ! C’est vous-même qui me l’avez présenté un matin à Conflans. Je ne l’ai jamais oublié… D’autant que je l’ai aperçu deux ou trois fois au parloir de la Visitation.
Le plafond du Primatice s’écroulant sur sa tête aurait moins troublé Sylvie que la nouvelle perspective soudain ouverte devant elle. Se pouvait-il que Marie, sa petite Marie, se soit laissé prendre au charme dont elle-même était captive depuis tant d’années ? Le rire de Mademoiselle qui félicitait Marie de son bon goût la sauva de l’envie qui lui venait de prendre sa fille par la main pour s’enfuir avec elle. De toute façon, si le mal était fait, aucune fuite ne servirait à quoi que ce soit. Sa propre expérience en faisait foi…
François d’ailleurs approchait, rejoint depuis un instant par Nicolas Fouquet. Deux jeunes filles l’accompagnaient dont la vue arracha une exclamation de colère à la jeune Marie :
— Oh, mon Dieu ! Il est avec ces affreuses filles Nemours que je ne peux souffrir !
— Là, dit Mademoiselle, je ne vous donne pas tort. Non seulement elles ne sont pas belles mais elles sont d’une hauteur insupportable depuis que je ne sais qui leur a prédit que l’une serait reine et l’autre souveraine…
Les deux groupes se rejoignirent. On échangea révérences, saluts et compliments avec la grâce exigée par le code de bienséance du temps puis, tandis que Mademoiselle plaisantait Beaufort sur son rôle de chaperon de ses nièces, Fouquet tira Sylvie à part :
— J’ai appris par mon frère l’abbé que l’on vous importune, madame. C’est ce que je ne saurais tolérer. Il s’agirait d’un homme qui se prétend bâtard du défunt maréchal votre beau-père ?
— En effet. Il aurait en sa possession une promesse de mariage signée du maréchal… Oh, tout cela est affreusement compliqué, mon ami, et vous êtes déjà surchargé de travail…
— Laissez ! Il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour vous. Je verrai demain le chevalier de Raguenel et nous prendrons ensemble les dispositions qui conviennent ; comme il s’agit sans doute de rechercher un personnage dans les bas-fonds de Paris, j’amènerai avec moi l’un de mes commis, un jeune homme tout à fait extraordinaire qui possède un flair de limier et qui m’a déjà rendu grands services : il s’appelle François Desgrez.
— Je ne suis pas du tout certaine qu’il vive dans les bas-fonds. Cet homme pose à la noblesse et comme je lui ai donné quelque argent…
— On verra du côté des tripots. Mais ce que je veux, moi, ajouta-t-il en prenant la main de Sylvie à demi couverte par une mitaine de dentelle pour la baiser, c’est que vous soyez en repos et que vous laissiez vos amis s’occuper d’un personnage qui n’aurait jamais dû avoir le droit de vous aborder…
Il jeta un vif coup d’œil au petit cortège des valets qui apportaient Mazarin dans une chaise pour le placer près du théâtre et sourit :
— D’ici peu, je disposerai d’un pouvoir quasi illimité. Il sera tout entier à votre service…
Puis il la quitta pour rejoindre le Roi qui arrivait, suivi d’une brillante troupe de jeunes gentilshommes. À peine relevée de sa révérence, Sylvie se rapprocha du groupe formé par Mademoiselle, Beaufort et les trois jeunes filles, et constata qu’une grande agitation régnait chez les petites Nemours : elles venaient de reconnaître leur idole, leur cher « Péguilin », et, sans se soucier de protocole, voulaient à tout prix aller vers lui, ce qui fâcha Beaufort :
— Ou vous vous tenez tranquilles, gronda-t-il, ou je ne me charge plus de vous ! Ne me faites pas regretter de ne pas vous avoir laissées au chevet de votre mère au lieu de vous mener à la comédie.
— Mme de Nemours est souffrante ? demanda Mademoiselle.
— Une de ses éternelles migraines. De toute façon, elle ne serait pas venue chez le Cardinal… Ce qui n’empêche que ces deux-là sont insupportables ! Quand je pense que celle-ci doit épouser l’héritier de Lorraine ! ajouta-t-il en désignant l’aînée. Elles n’ont que ce « Péguilin » en tête…
— Il faudra que je le regarde plus attentivement, rit Mademoiselle… Ah, voilà les reines ! Allons prendre nos places, ma chère, fit-elle en se tournant vers Sylvie…
C’est à ce moment que Sylvie entendit la petite voix claire de sa fille demander :
— Pourquoi ne venez-vous plus jamais nous voir, monsieur le duc ? Les roses de Conflans sont toujours aussi belles, vous savez ?
Sylvie pensa alors que les enfants les plus chers pouvaient être parfois une croix bien lourde à porter. Sans laisser à François le temps de répondre, elle dit un peu nerveusement :
— Il est temps d’apprendre la Cour, Marie ! On dit monseigneur et l’on ne pose pas de questions aussi cavalières à un prince du sang…
— Oh ! Je suis bien certaine que… monseigneur ne m’en veut pas.
— Pas un instant ! Au contraire, dit Beaufort en cherchant le regard de Sylvie qui se dérobait. Mais c’est à la maîtresse de maison de formuler une invitation…
— Mais voyons, Maman serait ravie…
— Assez bavardé, Marie ! coupa Sylvie. Le spectacle va commencer dès que Leurs Majestés seront assises…
Les reines, en effet, prenaient place dans les fauteuils préparés pour elles. Louis XIV, pour sa part, resta debout, se contentant de s’appuyer négligemment à celui du Cardinal. Cette situation, en le laissant plus libre de ses mouvements, lui permettait d’entretenir tout un commerce de sourires et de clins d’œil avec la belle comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui avait été sa maîtresse avant son mariage et pour laquelle il montrait un regain de faveur. Très certainement il était redevenu son amant. Il suffisait, pour s’en convaincre, de voir la mine inquiète et les yeux rougis de la jeune Reine dont le regard ne quitta pas un seul instant son époux tant que durèrent les deux comédies. Ce souci avait au moins le mérite de l’occuper, puisqu’elle était tout à fait incapable de comprendre quoi que ce soit en dépit des explications que lui donnait sa belle-mère.
Les deux pièces furent vivement applaudies. L’auteur vint, au baisser de rideau, recevoir les compliments du Roi et du Cardinal qui lui octroyèrent chacun une pension de trois mille livres, après quoi Louis XIV félicita son frère en lui disant qu’il lui enviait ses comédiens[61].
— C’est un honneur qu’être envié par le Roi, répondit Monsieur tout ravi, mais puis-je demander à mon frère s’il a des nouvelles de Londres ? Sait-on enfin quand Madame Henriette nous ramène la princesse ma fiancée ? Il me semble que les choses traînent en longueur !
— Mais, ma parole, vous êtes pressé, mon frère ? dit Louis XIV en riant.
— Ma foi oui, je suis pressé.
— Est-ce d’entrer en possession de vos apanages de duc d’Orléans, de Chartres et autres lieux, ou bien avez-vous vraiment hâte d’épouser les petits os des Saints-Innocents ?
— Telle qu’elle est, notre cousine Henriette me plaît ! riposta Monsieur vexé, et il n’y a aucune raison pour que je ne sois pas aussi heureux en ménage que vous, mon frère !
Pendant ce temps, Sylvie avait présenté sa fille aux deux reines qui la reçurent avec beaucoup de grâce. Monsieur, se tournant vers elles, examina Marie, eut un large sourire et ajouta :
— En outre, j’ai hâte que d’aussi charmants visages viennent fleurir mes châteaux et m’aider à faire de ma cour un lieu plein d’agréments…
— Est-ce à dire que la nôtre ne vous convient pas ?
Le dialogue se durcissait d’instant en instant. Mazarin se hâta d’y mettre fin en demandant la permission de se retirer. Il semblait en effet au bord de l’évanouissement et l’on s’empressa autour de lui tandis que Louis XIV offrait la main à sa femme pour la ramener dans ses appartements. Sylvie ne suivit pas : Mme de Béthune était à son poste comme chaque fois qu’il y avait fête ou cérémonie. Mais, en rentrant rue Quincampoix, il lui fallut affronter sa fille.
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