Marie qui n’avait pas dit un mot durant tout le trajet éclata sans même prendre le temps d’ôter son grand manteau fourré :

— En vérité, Maman, je ne vous comprends pas ! Vous êtes d’une impolitesse inouïe avec M. de Beaufort ! Je le croyais de vos amis. Ne l’est-il plus ?

La voix était coupante, le ton acerbe et Sylvie sentit son cœur trembler. Après avoir hanté sa vie entière, François allait-il être un sujet de discorde entre elle et sa fille ? Pour éviter l’affrontement qu’elle sentait venir, elle choisit de prendre un détour :

— Vous souvenez-vous de votre père, Marie ?

— Bien sûr, je m’en souviens ! Comment oublier sa bonté, sa tendresse… son charme aussi car, si petite que je fusse alors, je le revois avec beaucoup de netteté : un beau, un fier gentilhomme…

— Alors, ne pouvez-vous comprendre ce que l’on doit à sa mémoire ? Ignorez-vous qui l’a tué ?

— Non. Je sais que l’épée était celle de M. de Beaufort, mais nous étions en guerre alors et ils appartenaient à des partis différents. Depuis, la paix est revenue et avec elle la réconciliation. Mme de Nemours dont il a tué aussi l’époux lui a bien pardonné…

— Mme de Nemours est sa sœur : ceci explique cela. En outre, Nemours a pratiquement obligé son beau-frère à venir sur le terrain. Mais d’où savez-vous tout cela ? Du couvent ?

— Bien sûr ! Les pensionnaires ne font pas vœu de silence. Les nonnes non plus d’ailleurs… De toute façon votre excuse ne vaut pas, mère : Mme de Nemours est sa sœur mais vous l’étiez presque. N’avez-vous pas été élevés ensemble ?

— Sans doute et je l’ai aimé… autant que l’on peut aimer un frère, mais…

— Comment avez-vous fait pour n’en pas être amoureuse ? C’est le plus séduisant des hommes !… Vous auriez pu l’épouser ?

— Ne dites pas de sottises ! Il appartient à la maison de Bourbon et j’étais de noblesse plus modeste…

Marie rejeta l’objection d’un geste désinvolte :

— Est-ce que cela compte quand on s’aime ?… Peut-être autrefois, mais moi qui suis fille de duc, je pourrais l’épouser ! Et pardieu c’est ce que je veux ! Devenir sa femme !

— Non seulement vous jurez mais en plus vous êtes folle ! Il a plus de cinquante ans et…

— La belle affaire ! Il en paraît vingt de moins ! Et puis je l’aime ! Je suis sûre que je n’aimerai jamais que lui ! Quant à mon père, il m’approuverait ! Il avait l’âme trop haute pour garder rancune à qui l’a vaincu au noble jeu d’épée. C’est dit : je l’épouserai !

Un courant d’air amena à cet instant Jeannette qui arrivait de Fontsomme, le nez rougi et les mains glacées en dépit des gros gants qui les recouvraient. D’un coup d’œil, elle embrassa Marie dressée bien droite dans ses habits de fête, arborant un sourire déjà triomphant, et Sylvie assise dans un fauteuil, la mine accablée :

— On dirait que j’arrive à un moment intéressant ? dit-elle. Qui épousons-nous ?

— Elle veut épouser M. de Beaufort ! soupira Sylvie. Il paraît qu’elle n’aimera jamais que lui.

Comprenant à quel point sa maîtresse avait besoin d’elle, Jeannette prit le parti de rire :

— Miséricorde ! Un barbon qui pourrait être au moins son père !

Le cri furieux de Marie lui coupa la parole :

— Un barbon ? Il est plus jeune que n’importe lequel de nos muguets de cœur ! Et je l’aime !

— Et, naturellement, il vous aime aussi ?

— N… on ! Pas encore ! Du moins je ne crois pas… mais il y viendra ! Je saurai si bien l’enjôler qu’il va m’adorer !

Jeannette alla prendre la jeune fille par la main pour l’entraîner vers l’escalier :

— Au moins la modestie ne vous étouffera jamais ! Allez donc vous coucher, mon petit chat ! Avec de telles idées en tête vous ferez sûrement de beaux rêves ! Et il faut que je parle à Mme la duchesse !

Marie disparut en chantonnant l’air dont Molière avait accompagné ses Précieuses et Jeannette revint vers Sylvie qui levait déjà sur elle des yeux inquiets :

— Qu’as-tu à me dire ? C’est grave ? Pour arriver à cette heure…

— Point du tout ! J’ai eu seulement envie de respirer un peu l’air de la ville. Corentin m’agace avec ses comptes, ses fermages, ses grandes galopades à travers le domaine. Je l’ai laissé à ses plaisirs et me voilà !

— Vous êtes fâchés ?

— Même pas ! Seulement, de temps en temps, il a besoin de se rappeler ce qu’était sa vie sans moi. Mais, dites-moi, madame ? Ce que je viens d’entendre… ce n’est pas sérieux ?

— Que Marie s’est entichée de M. de Beaufort ? J’ai bien peur que si…

— Et cela vous rend toute triste, mais il faut penser qu’à quinze ans le cœur n’est guère fixé…

— Le mien l’était bien avant. J’avais quatre ans, Jeannette, quand j’ai rencontré l’enchanteur dans la forêt d’Anet…

— Oui, mais ensuite vous ne l’avez plus quitté et les jours ont fait leur œuvre en cimentant ce qui était fragile. Marie va vivre à la Cour, dans l’entourage d’une princesse de seize ans. Il y aura des fêtes et beaucoup de beaux jeunes gentilshommes autour d’elle. Cela lui passera vite.

— Dieu t’entende, ma Jeannette…

Le 6 février, un violent incendie éclatait au Louvre dans ce que l’on appelait la Petite Galerie et qui jouxtait les appartements de Mazarin. Épouvanté, en dépit de son état de plus en plus critique, le Cardinal se fit transporter à Vincennes, au rez-de-chaussée du Pavillon du Roi dont il avait fait construire la plus grande partie. Le Roi, lui, gagna Saint-Germain, mais au nombre de ceux qui suivirent Mazarin par comparaison avec ceux qui suivirent Louis XIV, il était facile de comprendre qui menait tout dans le royaume. Sylvie suivit la Reine et son devoir, laissant ses enfants à la garde vigilante de Perceval, de l’abbé et de ses fidèles serviteurs.

Mais tandis qu’à Vincennes Mazarin se remettait un peu de sa peur et s’efforçait de faire bonne figure, n’apparaissant à ses courtisans que « la barbe faite, étant propre et de bonne mine avec une simarre couleur de feu et sa calotte sur la tête », tandis qu’appuyé sur son valet Bernouin, il mettait de plus en plus de temps quand, à tout petits pas, il visitait les collections qu’il avait fait porter au château, s’y accrochant de toutes ses forces comme si tableaux, sculptures, joyaux et meubles précieux possédaient le pouvoir de le retenir sur la terre, le grand événement si impatiemment attendu par Monsieur se produisait : la princesse Henriette, sa mère et une superbe suite anglaise débarquaient au Havre après avoir essuyé la mauvaise humeur de la Manche en hiver et même manqué mourir : avant l’embarquement, la jeune fille avait été fort malade et l’on avait craint pour sa vie.

Mais lorsque la future Madame apparut à Saint-Denis où le Roi, les reines et toute la Cour l’attendaient, ce fut tout juste si elle ne fut pas saluée par un cri de stupeur unanime : en quelques mois, le papillon avait rompu sa chrysalide et la petite fille triste et maigre, élevée par charité et avec laquelle Louis adolescent refusait de danser parce qu’il la trouvait trop laide, avait fait place à une rayonnante jeune fille, un peu mince peut-être mais dont la tournure élégante, le délicat visage au teint lumineux, les beaux yeux sombres et les magnifiques cheveux châtains traversés de reflets roux, toute la personne empreinte d’une grâce exquise formaient un ensemble dégageant un charme prenant… et auquel Louis XIV se prit au premier coup d’œil. Monsieur, lui, éclatait de joie, se déclarant amoureux comme il ne l’avait jamais été en dépit de la mine boudeuse de son ami de cœur, le beau et dangereux chevalier de Lorraine.

— Eh bien, mon frère ? s’exclama-t-il peu charitablement, que vous semblent les petits os des Saints-Innocents ?

— Que l’on ne devrait jamais parler sans savoir et qu’avec les femmes il faut s’attendre à tout. Vous avez beaucoup de chance, mon frère. Tâchez de ne pas l’oublier trop vite…

— Il n’y a guère de chance que j’oublie ! fit le prince avec une soudaine aigreur. Ceux de mes amis que j’avais envoyés au Havre accueillir ma femme la regardent avec des yeux mourants… et que dire de ce Buckingham qui nous arrive avec elle ?

En effet, au grand émoi d’Anne d’Autriche, en qui cette venue remuait tant de doux et cruels souvenirs, Henriette et sa mère étaient accompagnées par le favori du roi Charles II, le magnifique George Villiers, fils de l’homme qui avait été son plus grand amour peut-être, un amour auquel il s’en était fallu d’un cheveu qu’elle ne cède dans les jardins d’Amiens. Et la Reine Mère eut, en offrant sa main aux lèvres de ce beau jeune homme trop semblable à celui dont elle gardait l’image au fond du cœur, un sourire, un regard que les plus anciens de la Cour n’eurent aucune peine à traduire : le jeune duc aurait droit à toutes ses indulgences… Dès lors, chacun retint son souffle avec l’impression délectable que les éléments d’un petit drame étaient en train de se mettre en place.

Le Roi avait voulu que, pour le mariage de son frère, tout fût magnifique. La fiancée et sa mère reçurent une fois encore l’hospitalité du Louvre, mais combien différente de celle qu’elles avaient connue au temps de l’exil : au lieu des salles à peu près vides du rez-de-chaussée sans le moindre confort et souvent sans feu, elles eurent un vaste appartement tendu de brocart avec d’épais tapis, des peintures fraîches abondamment ornées de dorures, des meubles précieux, de hautes glaces multipliant à l’infini le décor de rêve, des candélabres chargés de bougies roses, une foule de serviteurs empressés et de gardes aux fières tournures. De même, et puisque le Carême n’allait guère tarder, on multiplia les fêtes : le 25 février, en particulier, il y eut ballet dansé par le Roi et les plus jeunes, les plus beaux éléments de sa cour. Une grande soirée qui fit pleurer Marie de rage : elle ne serait présentée, avec les autres filles d’honneur et le reste de la maison de Madame, qu’au soir du mariage. Pas question, cette fois, d’accompagner sa mère ! Il fallut rester à la maison en compagnie de Perceval qui, narquois, lui proposa de l’initier aux échecs. Ce qu’elle prit pour une allusion de mauvais goût. Furieuse, elle courut s’enfermer dans sa chambre pour y bouder tout à son aise…

Il est vrai que c’était une belle fête. Certains trouvèrent bizarre que le ballet du Roi eût pour titre « Le ballet de l’Impatience » alors qu’à Vincennes Mazarin voyait ses jours comptés se réduire à chaque aurore. Mais en fait, c’était une galanterie mettant en scène l’impatience du jeune époux de voir couronner ses vœux. Les deux fiancés, assis côte à côte et scintillant de mille feux, applaudirent à tout rompre mais, curieusement, l’intérêt de la Cour se porta moins sur eux que sur la Reine Mère. Toute vêtue d’un noir somptueux, à son habitude, elle portait ce soir-là un curieux bijou : sur un gros nœud de velours noir fixé sur une épaule, douze ferrets de diamant étincelaient, superbes et un peu provocants.

Le maréchal de Gramont qui avait obtenu, non sans peine, d’escorter Mme de Fontsomme en eut un hoquet de stupéfaction.

— Ainsi, elle les gardait encore ! murmura-t-il dans sa moustache. Je ne l’aurais pas cru…

— De quoi parlez-vous ? demanda Sylvie.

— Des ferrets que la Reine Mère porte ce soir à son épaule…

— Tiens, c’est vrai, elle les porte enfin ! Je les ai vus souvent dans ses coffres à bijoux. Il est vrai que la mode en est un peu passée, sauf peut-être pour les hommes.

— Demandez-moi plutôt pourquoi elle les porte ce soir et je vous répondrai : en l’honneur du jeune duc de Buckingham…

— Mais… pourquoi ?

— Ah, vous êtes trop jeune pour avoir connu cette étonnante histoire ! Mais… allons plutôt présenter nos compliments à M. d’Artagnan qui inaugure son habit de capitaine des mousquetaires !

Superbe dans sa tenue rouge brodée d’or qu’il arborait avec une parfaite désinvolture ne laissant pas supposer qu’il en avait rêvé pendant trente ans, l’officier, adossé bras croisés à l’une des portes de la vaste salle, semblait contempler le chatoyant spectacle, mais un observateur attentif se fût aperçu qu’en fait il regardait Anne d’Autriche et qu’une larme brillait dans ses yeux sombres.

Gramont était apparemment cet observateur car il s’arrêta à quelques pas du capitaine.

— Nous le saluerons tout à l’heure. Laissons-le à son émotion !

Cette marque de délicatesse toucha Sylvie plus que ne le pouvaient les incessantes déclarations de son amoureux. D’un geste spontané, elle glissa son bras sous le sien, ce qui le transporta de joie.

— Si vous me racontiez cette histoire, mon cher duc ?