L’embrasure d’une fenêtre – ce refuge des apartés de cœur – les accueillit et Gramont retraça pour Sylvie ce qui était pour les uns une légende et pour quelques initiés une entière vérité : lors de la dernière ambassade que Buckingham, le père, éperdument amoureux de la reine de France, avait contraint son souverain, Charles Ier, à lui confier, Anne d’Autriche lui avait remis en souvenir ces ferrets qu’elle tenait de son époux. Richelieu, ayant eu vent de l’histoire par ses espions, avait chargé l’une de ses créatures anglaises, lady Carlisle, de dérober l’un des ferrets et de le lui faire parvenir. Après quoi, il s’était plaint aimablement à l’ombrageux Louis XIII de ce que la Reine ne portait jamais un cadeau qui lui allait si bien. Il n’en fallut pas plus pour que le Roi exige de sa femme qu’elle se pare pour une fête prochaine de ce qu’elle n’avait plus. C’est alors qu’un homme dévoué, soutenu par quelques amis, était allé au péril de sa vie redemander au duc les malencontreux ferrets et avait eu le bonheur de les rapporter à temps, après que Buckingham eut fait refaire celui qu’on lui avait volé…

— D’Artagnan était cet homme précieux, conclut Gramont. Il est aussi mon ami de longue date. Il n’est pas étonnant qu’il se sente ému de revoir ces joyaux qui lui rappellent tant de choses…

— La Reine a dû le remercier… royalement ?

— Elle lui a offert son portrait, qu’il considère comme son bien le plus précieux après son épée mais qui lui attire pas mal d’ennuis avec sa femme.

— Il est marié ?

— Il a épousé, il y a quelques mois, une veuve assez belle et bien rentée mais qui lui rend déjà la vie impossible. D’abord c’est une bigote qui saute du lit conjugal après chaque moment d’épanchements pour aller demander pardon à Dieu de ce qu’elle considère comme un affreux péché et, en outre, elle est jalouse au point de ne pouvoir tolérer que le portrait de la Reine soit exposé dans la chambre de son époux…

Puis, comme Sylvie ne pouvait s’empêcher de rire :

— Ne riez pas, malheureuse ! C’est un grave cas de mésentente ! Et ce soir elle doit être folle de le savoir ici.

— Pourquoi ne l’accompagne-t-elle pas ?

— Elle est enceinte mais, de toute façon, elle déteste la Cour qu’elle considère comme un lieu pervers entre tous…

D’Artagnan, cependant, avait remarqué le couple et deviné que l’on parlait de lui. Il s’approcha et salua Sylvie en homme heureux de la rencontre :

— C’est une joie de vous retrouver, madame la duchesse. Je ne suis pas près d’oublier l’aventure que nous avons courue ensemble… ni la gratitude que je vous dois…

— Une aventure ? De la gratitude ? et je ne sais rien ? s’indigna le maréchal déjà touché par une légère jalousie.

— Je vous raconterai cela, mon cher ami. Mme la duchesse est une femme étonnante…

— Qu’est devenu notre… protégé ?

— Saint-Mars ? Il est brigadier et mène à présent une vie d’une rigueur extrême. Il est au mieux avec M. Colbert, c’est tout dire !

— À propos d’amitié, sourit Sylvie, me donnerez-vous la vôtre, monsieur d’Artagnan ? L’hôtel de Fontsomme n’est pas très loin d’ici et vous y serez toujours le bienvenu…

Une flamme joyeuse dans le regard, le mousquetaire s’inclina sur la main qu’on lui tendait :

— C’est une invitation que je n’aurai garde d’oublier. Merci, madame la duchesse ! Quant à l’amitié et le respect, ils vous sont acquis depuis longtemps… Oh !… je vous demande excuses : le Roi m’appelle.

Accoutumé à lire sur les visages, l’œil d’aigle de l’officier avait saisi au passage le regard de Louis XIV. Il se hâta vers lui.

— Je me demande, grogna le maréchal, si j’ai eu bien raison de vouloir lui parler. Cet homme est capable de vous assiéger et…

— Personne ne peut m’assiéger, comme vous dites, si je m’y oppose. Vous devriez le savoir mieux que personne, mon cher maréchal !

La fête, ce soir-là, s’acheva plus tôt que prévu. À Vincennes le Cardinal s’était senti assez mal pour envoyer prier le Roi de vouloir bien le rejoindre. Celui-ci décida aussitôt que, dès le matin, la Cour se transporterait au Pavillon du Roi afin d’y assister le Cardinal jusqu’à son heure dernière. Pour Sylvie, cela signifiait que sa maisonnée émigrerait à Conflans afin d’être plus près pour assurer son service.

Le jeune Philippe se déclara enchanté : il aimait Conflans presque autant que Fontsomme et Sylvie se réjouit de retrouver ses amies Mme de Senecey et Mme du Plessis-Bellière. Seule Marie poussa les hauts cris :

— Mais le mariage, alors ? C’est pour quand ?

— Si le Cardinal agonise, il est impossible de donner une date. La reine Henriette et sa fille vont rester au Louvre et Monsieur dans son appartement des Tuileries pour être plus près d’elles. Tout le reste de la Cour suit le Roi. Prends patience, ajouta-t-elle plus doucement devant la déconvenue peinte sur le joli visage. Ce ne sera peut-être pas très long.

— Oui, mais s’il meurt demain, il y aura sûrement deuil de cour ?

— Oh, je pense, mais comme il ne s’agit pas d’un membre de la famille, ce deuil sera court. Monsieur ne patientera pas pendant des mois.

Au matin, tandis que l’on chargeait sur les voitures les quelques bagages personnels indispensables – Mme de Fontsomme ayant en horreur les déménagements perpétuels, ses différentes résidences étaient toujours tenues prêtes à la recevoir ! – un messager de Nicolas Fouquet lui apporta un billet qui contenait tout juste trois phrases mais combien réconfortantes : « Votre tourmenteur est à la Bastille. Je veillerai à ce qu’il y reste. Je baise vos jolis doigts… »

Il faisait, ce matin-là, un temps affreux – pluie et vent mêlés –, pourtant, Sylvie se sentit soudain aussi légère que sous un gai soleil de printemps.

— Dieu soit loué ! Nous allons enfin respirer ! dit-elle en tendant la lettre à Perceval qui la lut d’un coup d’œil.

— Je ne sais pas comment notre ami s’y est pris mais c’est tout de même une belle chose qu’être procureur général du Parlement…

— … en attendant d’être Premier ministre, songez-y ! Ah, mon cher parrain, vous n’imaginez pas à quel point je suis soulagée. Le cauchemar se dissipe.

Et comme Philippe, flanqué de l’abbé de Résigny, sortait de la maison pour rejoindre son cheval – il se déclarait trop grand pour voyager en carrosse comme un poupon –, elle courut à lui, le prit dans ses bras et le serra contre elle sans se soucier du beau chapeau à plumes dont il était si fier.

— Ma mère ! protesta-t-il en le rattrapant de justesse, que faites-vous de ma dignité ? Puis, soudain inquiet : Est-ce que je ne vous accompagne plus ? Étes-vous en train de me dire au revoir ?

— Non, mon fils. Simplement j’ai eu soudain grande envie de vous embrasser. Vous êtes le plus joli cavalier que j’aie jamais vu !

— Ah ! j’aime mieux cela !

Cette petite scène qui fit sourire Perceval n’obtint de Marie qu’un haussement d’épaules agacé. Déjà installée dans le carrosse, emmitouflée dans une mante fourrée ne laissant voir que le bout de son nez, elle n’était qu’une boule de réprobation, détestant tout le monde d’un cœur unanime : ce matin pluvieux, Conflans où l’on ne s’était même pas soucié de savoir si la Seine n’avait pas envahi les jardins, la maisonnée au grand complet y compris sa mère, le palais de Vincennes où M. de Beaufort ne mettait jamais les pieds parce qu’il était trop proche du donjon où il avait langui durant cinq longues années, et surtout le cardinal Mazarin qui mettait une si mauvaise grâce à quitter ce monde !…

Le tout-puissant ministre n’était toujours pas entré en agonie comme le laissait supposer son appel au Roi. Seulement, ayant appris par ses médecins qu’il n’avait plus guère de temps, il avait voulu se garder celui de donner au jeune souverain tous les conseils dictés par une longue expérience des affaires… Durant quinze jours, dans le silence de sa chambre gardée par le fidèle Bernouin et par deux Suisses qui en interdisaient l’accès, même au médecin, cet homme de cinquante-huit ans qui en paraissait quinze de plus, rongé par le mal autant que par le travail écrasant qu’il assumait depuis tant d’années, détailla pour des oreilles affamées ce que l’on pourrait appeler son testament politique, assorti de conseils plus secrets dont on ne tarderait pas à voir les effets. Dans l’ombre des courtines pourpres, le moribond au visage fardé pour tenter de cacher les ravages du mal laissa tomber des paroles lourdes de conséquences, qui pour certains pèseraient autant que la dalle d’un tombeau. Des paroles qui n’avaient pas grand-chose à voir avec cette charité chrétienne que l’on s’attend à rencontrer chez un homme près de comparaître devant son Créateur, mais que Louis XIV recueillit avec intérêt. Pour finir, Mazarin dit à son roi qu’il lui léguait son immense fortune, paroles accompagnées d’une mine qui fouetta l’orgueil du jeune souverain : celui-ci refusa de dépouiller la famille de son ministre, même si la tentation était forte pour un garçon souvent réduit à la portion congrue. Mazarin alors, soulagé, donna un dernier conseil…

Partout dans le château, autour de cette chambre si bien close, les espoirs fleurissaient, les ambitions se déchaînaient. Fouquet passait des heures en compagnie de la Reine Mère dont il n’ignorait pas qu’elle était son plus ferme soutien ; Colbert patrouillait incessamment dans les antichambres du mourant, armé de dossiers qu’il espérait bien avoir encore le temps de soumettre ; le chancelier Séguier avait du mal à cacher ses espérances d’accéder au poste suprême ; la belle Olympe de Soissons se voyait déjà, favorite déclarée, régnant en maîtresse sur les sens du Roi et les affaires du royaume ; seule la jeune Reine priait… mais ses dames avaient vite découvert que, de toute façon, elle priait toujours énormément et qu’en dehors de la passion qu’elle vouait à son époux elle ne s’attachait guère qu’à deux activités : le service de Dieu et le jeu. Ou plutôt les jeux, et d’argent de préférence. Ne les ayant jamais pratiqués dans les palais de son père, elle s’y adonnait à présent avec un enthousiasme qui lui coûtait très cher…

Enfin, l’événement tant attendu, tant espéré, se produisit. Dans la nuit du 8 au 9 mars, vers quatre heures du matin, le Roi qui dormait auprès de la Reine fut réveillé par Pierrette Dufour, une femme de chambre de Marie-Thérèse qu’il avait chargée de le prévenir au cas où la mort passerait : le Cardinal avait exhalé son dernier soupir entre deux et trois heures du matin. Sans éveiller sa femme, il se leva, s’habilla rapidement et gagna la chambre mortuaire où il trouva le maréchal de Gramont qu’il embrassa en pleurant :

— Nous avons, lui dit-il, perdu un bon ami.

Il ordonna aussitôt le deuil en noir, comme pour un membre de sa famille, pleura beaucoup, contrairement à sa mère qui, elle, ne pleura guère, puis, quelques heures plus tard, regagnait Paris où le Conseil était convoqué pour le lendemain. Derrière lui, le château de Vincennes se vida comme par enchantement, laissant le défunt à la grande solitude de ceux dont on n’a plus rien à espérer.

Le lendemain, à sept heures du matin, le Conseil se réunissait au Louvre dans la salle qui lui était habituelle. Ministres et secrétaires d’État, ils étaient sept autour du chancelier Séguier plus important que jamais et qui, du haut de sa majesté, lançait des regards ironiques au surintendant des Finances qui les dédaignait franchement. Élégant à son habitude, tiré à quatre épingles en dépit de l’heure matinale, Fouquet était cependant plus distant que de coutume et regardait par une fenêtre la Seine couverte d’une brume qui ne permettait pas de voir l’autre rive.

Le Roi vint, vêtu de noir, et chacun après l’avoir salué se dirigea vers son siège habituel pour y prendre place, mais Louis XIV resta debout, ce qui obligea les autres à en faire autant. Il se tourna aussitôt vers le Chancelier, laissant peser sur lui un regard sous lequel celui-ci perdit peu à peu sa superbe. Un regard de maître et, quand sa voix s’éleva, le ton, lui aussi, en était nouveau :

— Monsieur, lui dit-il, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’État pour vous dire que, jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le Cardinal. Il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. Hors le courant du sceau auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et vous ordonne, monsieur le chancelier, de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m’en avoir parlé à moins qu’un secrétaire d’État ne vous les porte de ma part. Et vous, mes secrétaires d’État, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde ni un passeport, sans mon commandement… Vous, monsieur le surintendant, je vous prie de vous servir de Colbert que feu M. le Cardinal m’a recommandé[62]… Pour Lionne, il est assuré de mon affection. Je suis content de ses services…