— Nous sommes les premiers, constata Beaufort qui observait l’île à la longue-vue. Ce n’est pas normal. Parti avant nous de Marseille avec ses galères plus rapides, Vivonne devrait être là, ainsi que ce Rospigliosi qui me refuse le titre d’altesse. Il vient de Civitavecchia, lui ! Cela pourrait donner à penser…

Il en fallait davantage, cependant, pour décourager l’Amiral. Il prit place dans une chaloupe avec M. de Navailles, M. Colbert de Maulévrier[79], son neveu et moi afin d’aller prendre langue avec Francesco Morosini, le capitaine-général de Venise. Celui-ci vint au quai avec M. de Saint-André-Montbrun, capitaine français au service de la Sérénissime, pour nous recevoir après le passage du goulet, formé par la digue du phare. Cela fut effectué sous le feu des Turcs. Heureusement, ces gens-là tiraient mal…

Je ne vous cacherai pas la forte impression que m’a faite Morosini, véritable incarnation des plus hautes valeurs de Venise. C’était un homme de cinquante-deux ans grand et mince qui, dans sa cuirasse cabossée, ressemblait à une lame d’épée. Son visage énergique, à la peau recuite par le soleil, montrait des traits fins sous la chevelure où paraissaient des mèches blanches, une bouche sensible entre la moustache soyeuse et la « royale », et surtout de profonds yeux noirs, fiers et dominateurs sous le sourcil arrogant que l’impatience faisait frémir. Pourtant cet homme, ce marin, ce soldat, ce stratège savait user d’une patience infinie qui était l’une des facettes de son génie[80]… Entre lui et notre amiral l’entente fut tout de suite absolue : ces deux hommes étaient faits pour se comprendre. Malheureusement, ce n’était pas le cas de M. de Navailles qui, hélas, avait le pas sur Monseigneur pour les opérations terrestres…

Philippe s’arrêta pour sourire à sa mère dont le regard passionné le dévorait :

— Je suis navré, mère, si je vous cause quelque peine parce que Mme de Navailles est, je le sais, votre amie depuis longtemps, mais il n’en reste pas moins que son époux est un rude imbécile qui, dans cette affaire, a, par sa sotte vanité, été la cause de la catastrophe…

— Ne te tourmente surtout pas ! J’ai toujours su que, dans ce couple, elle était de beaucoup la plus intelligente. Si seulement, après leur exil, le Roi n’avait rappelé qu’elle !… Mais continue, je t’en prie…

— À vos ordres !… Navailles donc commença par refuser l’offre de Morosini qui lui proposait, comme avant-garde pour l’attaque à venir, des soldats habitués depuis longtemps à cette guerre et connaissant parfaitement le terrain. Il refusa aussi de causer avec M. de Saint-André-Montbrun que Monseigneur, outré, alla rejoindre aussitôt au bastion San Salvatore où il resta toute la nuit à tirer des plans avec Morosini et le capitaine français. Tous tombèrent d’accord : il fallait attendre Vivonne, Rospigliosi et les troupes que portaient leurs galères, auxquelles s’ajoutaient trois mille Allemands enrôlés par Venise. Le tout afin de fournir un puissant effort, d’attaquer l’ennemi par terre et par mer, de s’emparer de leurs travaux de siège avec leurs canons et de s’y fortifier…

Par malheur, lorsque nous avons regagné le bord, M. de Navailles avait pris en lui-même la plus funeste décision : celle d’attaquer les Turcs par terre sans attendre l’autre partie de l’armée. Le pire est qu’il ne jugea pas utile d’en aviser M. l’amiral et qu’il eut même l’audace, quand celui-ci fut informé, de lui conseiller de « ne pas mettre pied à terre parce qu’il avait acquis assez de réputation sans qu’il soit besoin de s’exposer là où l’on n’avait pas besoin de lui… ». Vous imaginez l’effet de cette déclaration ?

— Seigneur, gronda Perceval. Il faut que Colbert et Louvois soient fous à lier pour avoir confié un tel pouvoir à ce crétin !

— Mon cher chevalier, ne perdez pas de vue que, dans la pensée de ces ministres, comme dans celle du Roi d’ailleurs, il n’était pas question de se mettre la Sublime Porte à dos et que la belle expédition était vouée à l’échec dès le départ ! Songez que l’on avait refusé ce commandement au maréchal de Turenne !

— … à qui Beaufort se serait soumis sans discussion ! La suite, mon garçon ! Bien que je la devine peu glorieuse…

— Pour les armes de la France, sans doute mais, sachez que pour Monseigneur, elle le fut de façon extraordinaire… En effet, puisque l’on devait attaquer le matin suivant, il déclara qu’il serait le premier, selon l’exemple de son aïeul Henri IV. Les officiers des vaisseaux alors se réunirent autour de lui pour tenter de l’en empêcher, répétant qu’il ne devait pas se plier à une décision aussi folle, que si M. de Navailles voulait perdre Candie ou vaincre les Turcs tout seul cela le regardait mais que, pour réussir l’attaque, il fallait une plus longue préparation. Il leur donna raison mais refusa de les écouter plus longtemps. Il fallait, dit-il, qu’il soit à la tête de la vague d’assaut pour conforter le moral des troupes qui n’étaient pas au mieux : beaucoup avaient souffert du mal de mer et en souffraient encore. Raison de plus, clamèrent en chœur MM. de La Fayette, de Kéroualle et de Maulévrier, pour leur donner le temps de se remettre. Mais Navailles s’entêtait, Navailles eut le dernier mot… Il ne répondait qu’au Roi de ses décisions.

Pendant ce temps, bien entendu, les Turcs ne restaient pas inactifs. Depuis l’apparition de la flotte, ils avaient beaucoup observé, un peu tiré sur la chaloupe de l’Amiral mais surtout rassemblé sur les hauteurs leur rapide cavalerie. Köprülü Ahmed Pacha, le grand vizir du Sultan venu commander lui-même le siège de Candie, était un homme avisé, aussi prudent et sagace que Navailles était impatient et aveugle. Nous allions bientôt nous en apercevoir…

Sa dernière nuit à bord, Monseigneur la passa à prier dans sa belle chambre tendue de soie couleur d’aurore. Il avait compris ce que signifiaient les entraves mises à ses desseins et l’incroyable entêtement de Navailles : on n’avait aucune envie, en France, de le voir revenir auréolé d’une victoire. En revanche, l’annonce de sa mort sous les coups des Turcs en ravirait plus d’un… Vers trois heures du matin nous le vîmes paraître, sans cuirasse, simplement protégé par un justaucorps de buffle sur lequel pendait une croix de cuivre, noir comme son chapeau et ses plumes. Pour protéger ceux qu’il aimait, le chevalier de Vendôme et moi-même, il voulut que nous restions à bord mais nous refusâmes avec force. Alors il ordonna à Vendôme de combattre à l’écart de lui et le confia à ce que l’on ne pouvait appeler que deux gardiens, mais il n’eut pas raison de moi. Je lui affirmai mon intention de le suivre où qu’il aille comme je le faisais depuis des années. Il me dit alors que le danger serait grand, que je devais songer à vous, ma mère, et au nom que je porte…

— Qu’as-tu répondu ? demanda Sylvie.

— Que vous m’aviez confié à lui quand j’étais enfant pour que je ne le quitte jamais, que vous n’ignoriez pas les dangers que cela comportait et que, justement, le nom de mes pères me faisait obligation de l’honorer de quelque façon que ce soit, fût-ce par la mort… Que vous comprendriez, enfin…

— Oui, fit tristement la duchesse, c’est ce que disent les hommes ! Les femmes, les mères surtout, pensent parfois autrement.

— Ne dites pas cela ! protesta Philippe. Songez plutôt que si je ne m’étais pas obstiné, si je ne l’avais suivi envers et contre tout, nous ne saurions pas, à cette heure, qu’il est toujours en vie…

— Tu as raison et je suis une ingrate envers Dieu. Dis-nous la suite, mon fils !

— La nuit était claire, douce, pleine d’étoiles. L’une de ces belles nuits d’Orient qui nous sont inconnues et qui font oublier le poids écrasant du soleil. Un instant de magie avant le cauchemar ! Une fois à terre où nous avancions lentement par crainte des mines turques, nous avons découvert que pour passer, en ordre de bataille, de la position choisie par Navailles à celle de l’attaque véritable, il fallait se précipiter d’une contrescarpe dans une ravine et remonter de l’autre côté par un sentier à chèvres d’où les guetteurs turcs pouvaient tirer sur nous à loisir. Monseigneur nous fit coucher à terre pour attendre le jour, le soleil alors nous serait favorable en frappant les yeux de nos ennemis. Mais Navailles avait une sottise de plus à commettre – on pourrait presque dire un crime ! Nous entendîmes soudain le roulement des tambours qui battaient la charge, donnant ainsi l’éveil à l’ennemi : il fallait attaquer dans cette nuit qui s’était faite plus noire à l’approche de l’aube… et ce fut le drame. Les Turcs nous tombèrent dessus de partout, semant une véritable panique dans les rangs des soldats aux jambes encore incertaines. Ce fut une débandade générale que Monseigneur ne put endurer. Quelque part dans la nuit une mine éclata, lui faisant croire que de ce côté les Turcs avaient affaire aux gens de Morosini et qu’il serait possible de les prendre par-derrière. Mais il avait été blessé à la jambe et ne pouvait guère courir. C’est alors que, sorti je ne sais d’où, je trouvai un cheval. Il se mit en selle et je sautai en croupe :

— Allons, mes enfants ! cria-t-il. Reprenez courage ! Suivez-moi ! Saint Louis ! Saint Louis !

L’épée à la main, nous avons foncé droit devant nous, droit vers les soldats ottomans qui déferlaient mais que nous ne voyions pas. Quelques minutes plus tard, après une défense vigoureuse mais dérisoire nous étions, lui et moi, prisonniers…

Alors que nous étions désarmés au milieu des cimeterres menaçants auxquels les premiers rayons du soleil arrachaient des éclairs, nous nous sommes vus morts, nos têtes tranchées mises au bout de piques, mais le grand vizir avait promis quinze piastres par prisonnier et soixante-dix pour les chefs. On nous chargea donc de liens et l’on nous traîna vers le camp situé assez loin de la ville, d’où l’on découvrait enfin les galères turques embossées dans des criques. Pour moi qui étais indemne ce fut pénible, mais pour Monseigneur dont la blessure ne cessait de saigner, ce fut un calvaire qu’il endura sans une plainte. Il trouva même assez de force pour réussir à se relever et à se tenir droit quand on nous jeta sous la tente d’un gros homme vêtu de soie, assis sur des coussins auprès desquels une sorte de secrétaire se tenait debout, armé d’un rouleau de papier, d’un calame et d’un encrier attaché à sa ceinture. C’était un renégat chrétien qui s’appelait Zani et servait d’interprète. Il apostropha Monseigneur :

— Pourquoi te présentes-tu avec cette arrogance ? Tu n’es pas vêtu comme celui-là d’un habit brodé et d’une belle cuirasse…

— Un prince se reconnaît à autre chose qu’à son vêtement.

— Un prince ? Il n’y en avait qu’un parmi ceux qui nous ont attaqués…

— Je suis celui-là ! François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, amiral de France.

— Et celui qui gît à tes pieds ?

— Mon aide de camp et mon fils… spirituel. Il a nom Philippe, duc de Fontsomme !

Tandis que le secrétaire traduisait ces paroles, l’homme au turban roulait de gros yeux effarés. De toute évidence, l’importance de sa prise le dépassait. Il dit ensuite quelques mots précipités et le renégat expliqua :

— Il est possible que tu mentes, cependant mon maître préfère s’en remettre à plus haut que lui de ton sort. Tu auras l’honneur d’être traduit devant Sa Hautesse le grand vizir qui saura bien si tu dis vrai ou non.

— En attendant, dis-je, vous devriez bien soigner sa blessure, sinon M. l’amiral pourrait ne pas avoir cet « honneur »…

Un coup de pied dans les côtes me montra le peu de cas que l’on faisait de ma personne et, dès cet instant, on nous sépara en dépit de nos protestations. Deux gardes emmenèrent Monseigneur en le soutenant avec quelque sollicitude. Quant à moi, on m’emporta comme un paquet pour me jeter sous une tente où j’endurai tout le poids du jour sans une goutte d’eau et sans nourriture. J’entendais, un peu étouffés par la distance, des cris affreux, des plaintes et aussi les coups de feu, le canon, la bataille quoi ! Et puis une sorte de silence, le plus pesant que j’aie jamais subi… celui des grandes catastrophes. Quand on se décida à me porter un peu d’eau et quelque nourriture, la mine satisfaite du gardien me dit assez que nous étions vaincus. J’ai pleuré mais le pire fut que je ne pouvais obtenir de nouvelles de Monseigneur puisque je ne parlais pas la langue de ces gens-là. J’essayai bien le grec dont je devais une assez bonne connaissance à mon cher abbé de Résigny, sans résultat. On me tira seulement de la tente pour m’enchaîner dans une grotte que fermait une palissade de planches et j’avoue que j’appréciai : au moins j’étais à l’abri de la terrible chaleur du jour. J’allais y rester quinze jours, jusqu’à une nuit où Zani l’interprète vint me voir. Bien qu’il me déplût fort, c’était tout de même une joie de pouvoir parler à quelqu’un. Il me dit que j’allais quitter l’île pour Constantinople cette nuit même, que j’y serais retenu prisonnier jusqu’à ce que l’on sache si ma famille était disposée à payer une rançon suffisante pour conserver ma tête sur mes épaules…