— J’aurai du mal. Elle est chez elle aux Hauvenières et il est hors de question qu’elle retourne chez sa mère.

— Je sais, mais il n’y a pas au monde que le Cotentin et l’Angleterre. Il y a la France, la Suisse, l’Italie, la Hollande et tu es assez riche pour les entretenir dignement là où ils le voudront, elle et son enfant…

Elle ôta ses lunettes qu’elle posa devant elle sur la table et frotta doucement ses yeux fatigués :

— Va à présent ! Tu n’auras aucune peine à louer une voiture au relais de poste de Bricquebec…

Il se pencha sur elle pour l’embrasser. Cette fois, elle ne le repoussa pas et même se laissa aller un instant contre son épaule avant de lui rendre son baiser :

— Je ne sais pas ce qu’il faudrait que tu fasses pour que j’arrive à me fâcher vraiment avec toi ! Ton malheur, c’est que les femmes ne savent pas te résister… Ah ! j’allais oublier : pas question que tu retournes là-bas une fois que tu auras conduit Mlle Ledoux ! On te préviendra quand tu pourras y aller !… Promets-le-moi !

Le moyen de faire autrement quand on éprouve une grande reconnaissance envers quelqu’un ? Guillaume promit et se hâta de rentrer chez lui après un passage en coup de vent à la Mairie où il prit tout juste le temps de combler les vœux de l’officier municipal… L’après-midi même il partait pour Bricquebec ayant annoncé qu’on le réclamait à Granville : une lettre providentielle de son ami Vaumartin venait d’arriver juste à point pour lui fournir ce prétexte bien qu’elle ne contînt rien d’autre qu’un relevé de comptes et des nouvelles de la famille. Grâce à elle, Guillaume pourrait passer deux jours avec Marie-Douce. Oubliant soucis et résolutions d’austérité, Guillaume ne songea plus qu’aux heures de bonheur qu’il allait voler au Destin…

Le 14 juillet de cette belle année 1790 si riche d’espérances, la France entière célébra la fête de la Fédération avec éclat. Tandis qu’à Paris, elle déroulait ses fastes à la mode antique, développait ses théories de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de fleurs qui montaient en chantant vers l’autel de la Patrie où officiait le sulfureux évêque d’Autun, Mgr de Talleyrand-Périgord ; tandis que des milliers d’assistants versaient, sous le soleil, d’abondantes larmes d’attendrissement, à Valognes la nouvelle Garde Nationale prêtait serment sous un vigoureux « nordet » qui faisait envoler les banderoles. À Cherbourg, c’était pire : le curé de la Trinité s’efforçait de célébrer la messe, sous de véritables bourrasques devant un autel accroché comme une hune à quarante pieds du sol sur un mât de vaisseau planté au milieu du chantier de Chantereyne. L’auteur de ce brillant projet avait eu beau prévoir quatre rampes ornées de fleurs pour atteindre ledit autel, s’y maintenir représenta une manière d’exploit dont on devait garder longtemps le souvenir dans les chaumières et dont Joseph Ingoult pensa mourir de rire. D’autant que la pluie s’en mêla et que les illuminations supposées embraser la ville au son du canon firent long feu.

À Saint-Vaast, on rencontra des difficultés analogues. Cependant, les ambitions étant plus modestes, l’autel de la Patrie installé sur la Poterie, au cœur du bourg, se révéla beaucoup moins périlleux mais plus humide encore parce qu’il plut davantage. Stoïque, le maître des Treize Vents et du chantier Tremaine, dont l’absence eût été mal jugée, accepta sans broncher de tremper son bel habit de fin drap vert à boutons dorés en écoutant chanter les vierges locales tout de blancheur vêtues. C’était assez joli mais Guillaume eût préféré que ces demoiselles n’accompagnent point leurs cantiques de grosses poignées de pétales mouillés dont le vent lui soufflait sa bonne part au lieu de les diriger vers l’autel. C’était singulièrement collant. Quant à l’arbre de la Liberté planté le matin même, il penchait déjà dangereusement. Cependant tout le monde paraissait heureux et Guillaume s’en réjouissait…

Les temps nouveaux, en effaçant les privilèges, en apportant plus de justice et en s’efforçant de gommer les différences pouvaient être générateurs d’un avenir meilleur pour tous ces jeunes gens devant lesquels semblaient s’ouvrir de belles espérances. Si elle savait se préserver des excès, la Révolution aurait du bon mais le saurait-elle ? En regardant Adrien Hamel parader sous un harnachement tricolore au milieu de la Municipalité, Tremaine éprouvait quelques doutes : celui-là n’était qu’aigreur et méchanceté et, à le contempler, Guillaume en venait à regretter de les avoir implantés, sa sœur et lui, à Rideauville, un peu trop près des Treize Vents. Adèle avait excité sa compassion en prétendant que sa mère la martyrisait mais à présent la vieille Simone Hamel, à demi percluse, à la suite d’une chute dans la mer en janvier, vivait autant dire abandonnée dans la maison au bord de la saline qui avait été celle des grands-parents de Guillaume. Seule, sa plus proche voisine s’occupait un peu d’elle mais on disait que ses enfants ne franchissaient plus jamais la pierre usée du seuil.

Si elle n’avait fait tant de mal à Mathilde, sa mère, Tremaine eût essayé de lui porter secours mais, en dépit de sa générosité naturelle, il ne se sentait pas l’âme d’un saint et, après tout, Simone récoltait ce qu’elle avait semé. Pourtant il pensa qu’en ce jour de fête la solitude devait être plus lourde à porter que d’habitude et, la cérémonie terminée, il profita du cidre d’honneur servi devant la Mairie sur de grandes tables qui avaient bien du mal à conserver leurs nappes pour s’approcher d’Adrien.

La trogne déjà enluminée, le nouvel élu parlait d’abondance en faisant de grands gestes mais sans oublier de faire remplir son verre dès qu’il se trouvait vide. Et il l’était souvent :

— Cesse de boire un instant ! lui dit-il rudement, et dis-moi s’il t’arrive quelquefois d’aller voir ta mère ? Il paraît qu’elle vit de la charité publique !

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Elle était mauvaise avec nous et vous l’savez bien ? Alors pourquoi on s’occuperait d’elle ?

— Mauvaise avec Adèle, peut-être bien. Et encore, il m’arrive parfois d’en douter ! Mais avec toi sûrement pas ! Tout ce qu’elle a fait c’était pour t’assurer à toi seul l’héritage de notre aïeul ! Alors maintenant que tu es « quelqu’un » tu pourrais peut-être veiller un peu sur elle.

— J’en ai pas les moyens ! Mais, si ça vous dit, j’vous en empêche pas. Vous êtes assez riche pour ça et, après tout, c’est vot’tante ?

Guillaume allait répliquer vertement quand Louis Quentin, le fournier, qui passait avec ses fils, entendit la fin de la phrase et n’eut aucune peine à traduire le reste :

— C’est pas ses affaires et si tu veux m’en croire, l'Adrien tu es mal venu de déparler comme tu fais. Une mère, c’est sacré et la tienne, même si c’est pas une bien bonne femme, je sais moi qu’elle a toujours été une bonne mère… même si vous avez réussi, ta sœur et toi, à convaincre Guillaume du contraire…

— De quoi que tu te mêles… citoyen ? lança l’autre l’œil soudain mauvais. C’est à la Nation d's’occuper des vieux, à présent et, pour ça, la meilleure façon c’est d’faire payer les riches. Une bonne idée, d’ailleurs ! Et comme on a ici une espèce de Crésus, j’vais d’mander une motion pour qu’y soit chargé d'tous les indigents d’la région. Oui… y va falloir que j’en cause ! Ça me paraît une fameuse idée…

Une flamme de colère au fond de ses yeux fauves, Tremaine empoigna l’homme par le grand revers de sa veste prétentieuse :

— Écoute-moi bien, sale petit cafard ! Je n’ai pas besoin que l’on me dicte mon devoir envers les nécessiteux. Quant à toi, si tu ne te décides pas à aider ta mère…

Le père Quentin et son fils Michel s’interposèrent. Au bout de la poigne de Tremaine, Adrien soulevé de terre commençait à gigoter dans le vide en poussant des cris de cochon égorgé :

— Laissez-le, Guillaume ! conseilla le vieux Louis. Il est déjà plus qu’à moitié saoul. De toute façon et même avec tous ses affûtiaux il ne peut pas grand-chose. Z’en ont déjà assez au Conseil de ville…

Remis sur ses pieds, l’autre s’éloigna en proférant des menaces incohérentes après avoir raflé un pot de cidre au buffet municipal.

— Venez manger un morceau chez nous, Guillaume, proposa le vieux fournier. Ça nous ferait bien plaisir à tous.

Guillaume se laissa emmener. Il aimait bien les Quentin qui, avec les Baude, les Gosselin et quelques autres familles, semblaient être les gardiens de la dignité, du calme et des convenances de Saint-Vaast face aux discours délirants et aux rodomontades de quelques énergumènes. À leur table, Tremaine passa un moment de détente qu’il prolongea même un peu sachant bien qu’à son retour chez lui il devrait affronter la mauvaise humeur d’Agnès à qui cette fête de la Fédération faisait l’effet d’une injure personnelle.

Il la trouva dans sa chambre où, assise près d’une fenêtre, elle lisait un conte de fées à la petite Élisabeth installée sur ses genoux. Ce fut celle-ci qui le vit la première et, oubliant les aventures du Chat Botté qu’elle affectionnait pourtant tout particulièrement, elle glissa des bras de sa mère et courut se jeter dans les jambes de Guillaume :

— Voilà mon papa ! cria-t-elle, voilà mon papa !

Soudain débordante d’amour, elle trépignait pour qu’il la prit contre lui. Il ne résista pas au petit visage rayonnant qui quêtait ses baisers. Il se pencha, l’enleva de terre et la nicha contre son épaule tandis qu’elle glissait ses petits bras autour de son cou avec un soupir de bonheur. Tous deux formaient ainsi un charmant tableau devant lequel cependant le regard d’Agnès ne s’attendrit pas. Ses yeux gris chargés de nuages parurent s’assombrir encore davantage :

— Vous êtes déjà de retour ! fit-elle sèchement.

Refusant d’entrer dans son jeu, il s’efforça de prendre les choses avec bonne humeur :

— Déjà ? C’est un reproche, non ? On dirait que je ne vous ai guère manqué ?

— Si ! lança-t-elle avec une violence mal contenue. Vous me manquez toujours lorsque vous vous absentez. Si je ne dis rien ce n’est pas indifférence mais raison. Je sais que vous vous devez à vos affaires et que vous n’êtes pas homme à tourner en rond entre cette maison et l’écurie. Mais que vous ayez choisi de vous montrer à cette fête misérable !…

— Misérable ? Comme vous y allez ! Une messe en plein air et même en plein vent dite sur l’autel de la Patrie en présence de tout le pays ? Je ne vois là rien de misérable…

— Moi si ! Je n’ai jamais connu d’autels que ceux de Dieu et cette Patrie qui tente de supplanter le Roi ne me dit rien qui vaille. Nous ne sommes, que je sache, ni Grecs ni Romains et surtout pas en République encore que ces assemblées qui poussent un peu partout comme de la mauvaise herbe cachent mal leur désir de l’instaurer… Je gage qu’aucun des nôtres n’était présent ?

— Qu’appelez-vous les nôtres ?

— Les gens de noblesse, bien entendu !

Guillaume exhala un soupir. Depuis que la Révolution était en marche, la nervosité de sa femme s’accroissait en même temps que se réveillait en elle une sorte d’orgueil de caste, le besoin étrange d’affirmer sa naissance aristocratique :

— Dont je ne fais pas partie. Donc, à vous entendre je ne suis pas des vôtres. Les enfants non plus d’ailleurs !

— Ne soyez pas stupide, Guillaume ! Vous n’êtes peut-être pas « né » mais vous êtes mon époux. Quant aux enfants, la question ne se pose même pas. Je suis d’une famille dont le ventre anoblit et ils auront parfaitement le droit d’ajouter mon nom au vôtre !

Un éclair dangereux brilla dans les yeux de Guillaume. Aussi doucement qu’il put car elle le tenait bien, il détacha les bras de sa fille, mit un gros baiser sur sa joue, alla jusqu’à la porte, appela Béline qui patrouillait dans le couloir et lui confia la petite en dépit de ses protestations :

— Nous irons nous promener tous les deux tout à l’heure ! promit-il pour ramener le calme. Pour l’instant, nous avons à parler ta maman et moi.

Quand il rentra dans la chambre, le claquement de la porte traduisit sa colère et fit sursauter Agnès qui, se croyant maîtresse du champ de bataille, s’était remise à feuilleter le livre de M. Perrault. La figure de Guillaume lui laissa entrevoir que les choses n’allaient pas se passer aussi simplement. Elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’ouvrir la bouche. Il attaqua dès le battant refermé :

— Entendons-nous bien, Madame Tremaine, et surtout entendons-nous une fois pour toutes ! Mes enfants portent mon nom et je ne tolérerai jamais qu’on lui en adjoigne un autre !

— C’est ridicule ! Vous ne voyez peut-être dans une particule qu’un hochet de vanité mais si cela peut les aider à avancer dans le monde…