— Le monde ? clama Guillaume avec un rire féroce. Et lequel s’il vous plaît ? Celui de vos ancêtres ? Cette vieille société lézardée en train de s’écrouler ? Au pas où vont les choses, il se pourrait qu’elle se révèle un jour plus encombrante que flatteuse votre particule !
— Parce que vous vous imaginez que l’agitation de quelques croquants pourra durer éternellement ?
— Sûrement pas. Reste à savoir néanmoins ce qu’elle laissera derrière elle. En attendant, daignerez-vous me confier quel nom vous souhaiteriez accoler à celui de mon père ? Tout de même pas Nerville, je pense ?
— Pourquoi pas ? C’est l’un des plus anciens du pays et, après tout, c’est le mien.
— C’était le vôtre ! Encore que, si j’ai bien compris certaine révélation dont vous m’honorâtes lors de vos noces avec l’admirable M. d’Oisecour, vous n’y ayez même pas droit. De toute façon vous avez une fière audace d’oser prétendre faire cohabiter un nom roturier peut-être mais sans tache avec celui d’un abominable assassin, d’un misérable comme cette terre n’en pas connu beaucoup, Dieu merci ! Quant à vous…
En trois enjambées, il eut traversé la chambre et, saisissant sa femme par le poignet, il l’obligea à se lever.
— Guillaume ! s’écria-t-elle effrayée par la curieuse teinte de bronze grisâtre répandue sur le visage de son mari et par ses narines pincées. Vous me faites mal !
— Voilà qui m’est égal ! Retenez ceci, Agnès, je vous ferai plus mal encore au cas où vous permettriez de vous faire appeler Tremaine de Nerville ! Ça, je vous l’interdis !
En dépit de la peur qu’il lui inspirait à cet instant, elle eut un rire strident qui le défiait :
— Vous me tueriez peut-être ?
— Ne me confondez pas avec votre prétendu père !
— Alors ? Vous me battriez ?
— Comme plâtre ! Je vous jure que vous en auriez pour des semaines à effacer vos bleus ! Ensuite, j’attendrais patiemment que ces croquants, comme vous dites, aient accouché d’une loi à laquelle j’entends dire qu’ils commencent à songer.
— Laquelle ?
— Celle du divorce ! Si vous ne savez pas ce que c’est, je vais vous l’apprendre : c’est un vieux mot latin qui veut dire séparation. Le « divortium » s’accomplissait, chez les anciens Romains, par consentement mutuel ! Il se peut que nos énergumènes l’améliorent !
Ce fut au tour d’Agnès de pâlir :
— Quelle horreur ! Oubliez-vous que votre mariage a été béni par l’Église et que je suis votre femme devant Dieu autant que devant les hommes ?
— Je n’oublie rien mais, vous, tâchez donc de vous en souvenir un peu plus et d’agir en conséquence afin de m’éviter une trop forte tentation !
Il sortit sur cette flèche du Parthe sans attendre une réponse qui en vérité ne l’intéressait guère parce qu’il se sentait déçu, frustré. Que sa femme, celle qu’il avait choisie, voulue à cause de sa fierté, de sa façon de se battre contre l’adversité, en vînt pour de pareilles vétilles à vouloir se parer encore d’un nom honni dans tout le pays, c’était ce qu’il ne pouvait supporter ! En arriverait-il un jour à regretter un mariage qui, cependant, lui avait donné beaucoup de bonheur ?… Une voix intérieure lui souffla que si Marie-Douce n’était réapparue dans sa vie, il eût montré peut-être plus d’indulgence pour Agnès mais, cette voix, il la fit taire. Rien ni personne, pas même sa conscience, ne l’obligerait à renoncer à sa bien-aimée. Même si leur amour ne recevait jamais la sanction des hommes, elle serait sa femme devant le ciel, les nuages, la forêt, la mer, les plantes, toute la Nature qu’ils aimaient et qui, dès leur naissance, leur avait offert l’un de ses cadres les plus grandioses : un promontoire rocheux cerné de bois immenses et enfoncé dans les eaux sauvages du majestueux Saint-Laurent.
Un moment plus tard, la petite Élisabeth installée devant lui et bien calée contre sa poitrine, il trottait allègrement sur le chemin vert creusé d’ornières mais tapissé d’herbe odorante qui descendait vers le Val de Saire. Un chapeau de paille planté à la diable sur sa toison rousse, l’enfant riait de toutes ses dents blanches, heureuse d’avoir son père pour elle seule et de se voir juchée sur l’encolure du magnifique Ali. Un véritable honneur et même une récompense qu’elle n’était pas certaine d’avoir méritée. D’ordinaire le grand étalon noir l’effrayait et, quand il la promenait, Guillaume cédant aux adjurations d’Agnès, choisissait une monture plus paisible. Monter Ali, cet après-midi, était une façon comme une autre d’affirmer sa volonté même si Guillaume admettait volontiers que c’était peut-être puéril.
— On va où ? demanda Élisabeth.
— On ne dit pas « on va où ? », on dit « où allons-nous ? ».
— Où allons-nous ? répéta docilement la petite.
— Est-ce que tu ne reconnais pas le chemin ? Tiens ! voilà les toits de la Baronnie…
La fillette battit des mains :
— On va chez tante Rose ! Quelle chance !… mais, est-ce que maman le sait ?
— Non, elle sait seulement que je t’emmène. Nous ne resterons pas longtemps d’ailleurs pour ne pas l’inquiéter. Alors ne t’amuse pas à disparaître au fin fond du domaine avec Alexandre ! Je ne t’appellerai qu’une fois lorsque nous partirons…
— On s’en ira pas du tout. Marie Gohel nous donnera sûrement un bon goûter !
— Est-ce que tu n’es pas satisfaite de ceux de Clémence ?
— Oh si, mais à Varanville, il y a toujours au moins un gâteau au four. Tante Rose les aime et elle n’est pas comme Maman qui a peur de grossir…
Guillaume enregistra l’information et fit prendre à son cheval une allure un peu plus rapide. Cette histoire de gâteaux creusait son appétit et il pensait qu’après une scène de ménage quelques douceurs seraient les bienvenues. Rien de tel que les choses simples pour vous remettre les idées en place !
Lorsqu’ils arrivèrent, tout Varanville embaumait les fruits cuits et le caramel. Félicien qui se précipita à leur rencontre leur apprit que l’on confectionnait des confitures de cerises et que « Madame la baronne les priait de bien vouloir aller jusqu’à la cuisine ».
— Elle aide toujours Marie dans ces moments-là, tint-il à expliquer, ce qui fit sourire Guillaume :
— C’est le privilège d’une bonne maîtresse de maison et vous savez, Félicien, que je n’aime rien tant que me retrouver sous le manteau de votre cheminée… J’en conserve de si bons souvenirs !
Le spectacle qui les attendait dans la salle basse, lourdement voûtée et qui aurait pu être triste sans les fulgurances des cuivres bien astiqués, la gloire rougeoyante de l’âtre et la porte large ouverte sur un potager luxuriant, avait de quoi rasséréner l’humeur la plus morose. Sagement assis devant la grande table où s’alignaient les pots de verre bien brillant, Alexandre et sa sœur Victoire, d’un an sa cadette – Amélie, la petite dernière était au jardin avec sa nourrice – suivaient avec une attention pleine de gravité les gestes de leur mère et de Marie Gohel. Vêtue d’une robe d’indienne fleurie sous un vaste tablier blanc qui ne la mincissait pas vraiment, les manches haut retroussées sur ses bras ronds, ses boucles rousses en désordre sous un bonnet de mousseline à volant, Rose de Varanville, un pli d’application au front et ses dents blanches mordant sa lèvre inférieure, ressemblait à quelque fée domestique se livrant à une mystérieuse incantation. Imitée par sa cuisinière, elle venait d’empoigner un torchon épais et lança un vif coup d’œil aux arrivants :
— Surtout ne bougez pas ! C’est l’instant critique ! La confiture est juste à point et nous devons l’enlever du feu…
— Si vous me laissiez faire ? proposa Guillaume. Il doit être lourd comme le diable votre chaudron !
Sans attendre la réponse, il s’avança, enleva le torchon des mains de la jeune femme, écarta la vieille Marie puis saisissant les deux anses de la grosse bassine ventrue, il la souleva d’un mouvement précis et la posa sur la grande pierre plate qui l’attendait sur la table. L’ex-Rose de Montendre lui offrit un sourire éclatant :
— C’est ce qui s’appelle arriver à point nommé ! Merci, Guillaume et bonjour, Guillaume ! Quel bon vent vous amène ?
— L’envie de passer un moment avec vous. Mais d’où vient que vous fassiez vous-même les travaux de force ? Où sont vos valets ?
— Ils sont tous à Tocqueville pour cette drôle de fête qu’on y donne et qui ne m’a pas l’air bien chrétienne ! grommela Marie Gohel qui, sans perdre une minute, commençait à promener un pot au-dessus de la buée brûlante afin de le chauffer avant d’y verser la confiture. Le pire est que Madame leur a permis !
Rose embrassa Élisabeth qui, déjà installée auprès d’Alexandre, mangeait des yeux l’épais sirop rouge foncé semé de grosses cerises noires. À cet instant, Guillaume constata avec amusement que la couleur des cheveux de Rose était tout à fait semblable à celle de la petite fille :
— Heureusement qu’Élisabeth n’a pas les yeux verts, dit-il. Quelqu’un de mal intentionné pourrait supposer qu’elle est votre fille !
La jeune femme leva sur lui son regard pétillant :
— Voilà une plaisanterie qui vous coûterait cher si Félix était là ! remarqua-t-elle. Surtout qu’il aurait tendance, depuis quelque temps, à perdre son sens de l’humour !
— Vous avez eu des nouvelles ?
— Hier soir ! Mais venez, Guillaume ! Allons bavarder un peu chez moi pendant que Marie va nourrir toutes ces bouches affamées !
Ce que Rose appelait chez elle, c’était une petite pièce coincée entre la cuisine et la grande salle à l’ancienne mode, à la fois salon et salle à manger dont elle s’était contentée de refaire la décoration en y ajoutant de très beaux meubles, des sièges confortables, deux superbes tapisseries et quelques tapis de la Savonnerie grâce auxquels un parterre de fleurs semblait pousser sur les vieilles dalles. Le « coin » de la jeune châtelaine était lambrissé de placards où l’on rangeait la belle vaisselle, la verrerie et l’argenterie mais il comportait aussi un bureau sobre, un petit fauteuil, deux chaises et un meuble cartonnier qui eût mieux convenu à une étude de notaire qu’au boudoir d’une jolie femme et où celle-ci rangeait les dossiers et la comptabilité de son exploitation agricole. Une lampe à huile était posée sur la table voisinant avec un gros registre et une pile de papiers bien rangés. En fait, seul un petit vase de vieux cristal débordant de roses mettait une note féminine dans ce lieu austère.
Mme de Varanville se laissa tomber dans le fauteuil en épongeant d’un revers de main la sueur de son front. Guillaume prit une chaise.
— Parlez-moi de Félix ! Les nouvelles sont bonnes, j’espère ?
— Oui et non. Je ne sais trop que penser. Il dit que les enfants, moi et la maison nous lui manquons, qu’il songerait même à quitter la Marine, choses qui me feraient plutôt plaisir mais d’autre part, j’ai l’impression qu’il est malheureux…
— Il se plaint de quelque chose ?
— Non. Vous savez comme il est ? Pour rien au monde il ne voudrait que je me fasse du souci mais moi je sens que quelque chose ne va pas. Ce doit être cette idée de démission. Il aime trop la mer et les bateaux pour que cela lui ressemble vraiment… Je vous l’avoue, mon ami, je ne sais plus que penser.
Le minois rond dont l’exquise fraîcheur était le plus grand charme avec de magnifiques yeux d’un ver lumineux, si triste tout à coup, émut Tremaine parce qu’il évoquait celui d’Élisabeth quand elle avait du chagrin. Il éprouvait pour cette Rose si courageuse et si gaie une affection de grand frère et ne supportait pas de la voir malheureuse.
— Vous l’aimez trop, votre Félix ! C’est là que le bât vous blesse… Vous devriez lui accorder le droit de vous payer de retour. Pourquoi ne souhaiterait-il pas vivre entre vous et ses enfants dans sa maison familiale ?
La jeune femme haussa les épaules :
— Sincèrement, Guillaume, vous le voyez à cette même place, le nez dans les registres, recevant tel ou tel métayer, se rendant aux foires pour vendre des bestiaux ou louer des servantes ?
— Je m’y suis bien habitué. Pourquoi pas lui ? Au fait, d’où écrit-il ?
— De Brest. Son navire est au radoub dans la Penfeld mais il n’a pas le droit de le quitter. Il ne dit pas pourquoi.
— Il peut y avoir cent raisons… Mon Dieu, Rose ! Cette mine désolée ne vous va vraiment pas ! Vous avez endossé une charge trop lourde, celle-là même que Félix pensait assumer avant votre mariage. Alors ne vous tourmentez pas trop !
— Je ne peux m’en empêcher. Il était tellement heureux de reprendre la mer !
— Il est un homme comme les autres. Il a dû changer. Écoutez, Rose, je vais essayer de vous aider.
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