— Emporté ? Et où cela ? Les pierres ont-elles été réemployées pour une autre demeure ?

— Nullement. Vous auriez peine à les retrouver : elles sont à présent sous la mer, réparties dans les deux derniers cônes de la grande jetée de Cherbourg ?

— Celle dont on a interrompu la construction il y a deux ans ?

— Tout juste ! dit le jeune homme avec amertume. C’est dire qu’elles sont à jamais perdues.

Il y eut un silence. L’étranger se releva révélant une taille moins élevée que la puissance de son torse ne le laissait supposer : ses jambes, bien que solidement musclées, étaient plutôt courtes et Gabriel se trouva plus grand que lui.

— On dirait que vous le regrettez ? fit doucement le voyageur. Étiez-vous attaché à ce manoir ?

— J’y suis né, je l’ai servi jusqu’au dernier jour, et même davantage puisque je suis le seul à y revenir, dit Gabriel d’un ton dont l’amertume n’échappa pas à son interlocuteur.

— Pas tout à fait puisque j’y reviens moi aussi. Voyez-vous, il y a de cela plus de vingt ans, le vaisseau sur lequel je servais et qui venait de subir de graves dommages sur le raz de Barfleur après un dur engagement avec trois frégates anglaises, est venu chercher abri et réparations sous la Hougue. Nous sommes restés là un assez long temps pour que je me familiarise avec les alentours… dont ce château de Nerville. Là vivait, assez solitaire, une jeune dame fort belle qui se trouvait être un peu ma cousine…

— La comtesse Élisabeth ?…

— C’était son nom en effet. Nous avions découvert cette parenté un peu par hasard et je m’en suis trouvé fort heureux… Qu’est-elle devenue ?

— Elle est morte il y a bien des années. Je viens d’aller fleurir sa tombe car c’est aujourd’hui l’anniversaire. Mais, puisque vous lui étiez attaché, Monsieur, comment se fait-il que vous vous en souciiez seulement aujourd’hui ?

— J’ai été longtemps absent de ce pays de Normandie. Les guerres du Roi ont alterné pour moi avec le service de Dieu et le combat contre les Barbaresques. Voilà des années que je n’ai revu ma terre natale. C’est une chose qui arrive lorsque l’on appartient à la Religion, ajouta-t-il avec un sourire qui avait l’air de se moquer de lui-même mais Gabriel avait compris et saluait :

— Veuillez me pardonner d’avoir parlé avec tant de liberté à l’un des seigneurs de Malte, moi qui ne suis qu’un…

— Vous êtes mon frère en Dieu, tout simplement. Me direz-vous votre nom ?

— Gabriel Osbern pour vous servir…

Cette fois l’officier partit d’un beau rire mais Gabriel n’eut pas le temps de s’en fâcher car il s’écria :

— Osbern ? Mes compliments ! Vous êtes plus « vieux Normand » que moi. Je ne suis que le bailli de Saint-Sauveur…

Pris par leur dialogue, les deux hommes ne prêtaient aucune attention au ciel qui cependant noircissait d’inquiétante façon. Un violent coup de tonnerre coupa la parole au voyageur. Presque simultanément un éclair aveuglant zébra le ciel dont il ouvrit les écluses. Une véritable trombe d’eau s’abattit sur le plateau :

— Où peut-on s’abriter ? fit M. de Saint-Sauveur en remettant son chapeau.

— Vous êtes à pied ?

— Non. J’ai laissé mon cheval un peu plus loin sous les arbres et je comptais prendre logis à l’auberge de Quettehou mais…

— Le plus proche c’est chez moi ! Allons chercher votre cheval. J’ai une petite grange où il sera au sec…

En dépit de leur célérité qu’apparemment l’âge et les jambes courtes n’affectaient pas chez le « Maltais » lui, son guide, le cheval et le chien étaient trempés lorsqu’ils atteignirent enfin le vieux logis que les gens d’alentour continuaient d’appeler « la maison du galérien 4 ». En dépit du déluge le chevalier, à sa vue, eut une exclamation charmée :

— Comme c’est joli !

En effet les branches d’un fuchsia géant escaladaient la façade. Les clochettes rouge et violet n’opposaient aucune résistance à la pluie qui glissait sur elles en une multitude de menues cascades.

— Entrez et séchez-vous ! cria Gabriel en entraînant le cheval vers un appentis situé sur le côté de la maison. Je vais mettre votre monture au sec et lui donner à manger. Il y a du feu dans la salle…

Lorsqu’il revint, il trouva son invité débarrassé de son habit bleu soigneusement pendu au dossier d’une chaise et accroupi devant la grande cheminée de granit, activant à l’aide d’un soufflet les flammes où il venait d’ajouter une « bourrée ». Les bottes fumaient déjà sur un coin de l’âtre surveillées par le chien qui, après s’être vigoureusement ébroué, se chauffait à présent avec béatitude, le nez sur ses pattes.

— Vous devriez faire quelque chose pour votre cheminée, remarqua le chevalier. L’orage y tombait si dru qu’il avait presque éteint le feu…

— Je vais m’en occuper à présent et d’abord réchauffer du cidre. Vous aurez ainsi une petite chance de ne pas attraper le mal de mort…

— Voilà bien longtemps qu’il me court après, celui-là. J’ai plus d’une tempête à mon actif… sans compter cinq années passées à ramer sous le fouet des reis d’Alger. Mais je boirais volontiers votre cidre chaud.

Tandis que Gabriel remplaçait le gros coquemar de cuivre, accroché au-dessus des flammes et grâce auquel on pouvait avoir de l’eau à volonté, par un plus petit qu’il alla remplir à la resserre, le chevalier observait son hôte :

— Vous vivez seul ici ?

— Oui. Depuis que le château a été démoli, voici cinq ans sonnés. Mademoiselle Agnès m’en a fait don quand elle s’est mariée, à charge pour moi de veiller sur la tombe de Mme la comtesse. C’est la petite chapelle qui se trouve ici près, au bord de la lande et que vous avez peut-être aperçue en venant…

Le marin hocha la tête puis, tirant d’une poche une blague à tabac et une longue et mince pipe en terre, il entreprit de bourrer celle-ci après avoir offert du tabac au jeune homme qui refusa. Peut-être ce qu’il venait d’entendre appelait-il ses questions, pourtant il choisit de les garder pour plus tard. Son regard gris errait sur les murs blanchis à la chaux de la petite maison, s’arrêtait un instant sur les deux armoires de hêtre sculptées, l’une d’un bouquet, l’autre d’un panier de fleurs qui avaient dû voir le jour à l’occasion de mariages, puis passait au manteau de la cheminée sur lequel une petite Vierge en vieux « Valognes » baissait les yeux vers son enfantelet, peut-être pour ne pas voir les deux espingoles à canon de cuivre qui montaient auprès d’elle une garde barbare.

Il y avait de jolies faïences anciennes dans le vaisselier, des lampes à huile – en cuivre elles aussi ! – simples mais d’un beau dessin, un vieux fauteuil en tapisserie comme les aimait jadis M. de Voltaire et qui gardait quelque chose de seigneurial. Le lit que l’on apercevait dans les ombres du fond était garni d’indienne rouge comme les étroites fenêtres. Enfin, le regard gris s’arrêta sur une petite commode en bois fruitier où s’épanouissait un navire en réduction, un de ces chasse-marée comme il s’en trouvait encore beaucoup dans les petits ports du Cotentin. L’étranger eut pour lui un sourire et, comme s’il était fait d’une manière d’aimant il se leva et alla vers lui : ses grandes mains fortes et belles prirent le « modèle » avec une délicatesse teintée de piété, le caressèrent :

— C’est vous qui l’avez fait ?

Occupé à sortir du pain de sa huche et, d’une des armoires, quelques œufs, un fromage frais et un pot en grès contenant un mélange de saindoux et de graisse de rognons de bœuf longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail, Gabriel au son de la voix comprit de quoi il était question :

— Non. C’est l’homme qui habitait ici avant moi. On l’avait envoyé aux galères pour un crime qu’il n’avait pas commis…

S’il pensait être interrogé, il en fut pour ses frais. Le bailli ne dit rien. À présent, il s’intéressait au pot en grès qu’il soulevait à deux mains pour en humer le contenu :

— De la « graisse de Cherbourg » ! fit-il sur le ton du plaisir. Il y a bien longtemps que je n’en ai mangé !

— Eh bien, Monsieur, faites à votre aise ! Voici le pain et voici le couteau…

Ce fut seulement quand ils furent attablés face à face que le Maltais, sa première tartine avalée, reprit la conversation. Depuis un moment déjà on n’entendait que le martèlement de la pluie sur le toit de schiste et, de temps à autre, un gémissement du vent. L’orage, lui, s’éloignait…

— Pardonnez-moi si je vous parais curieux, mon ami, mais je voudrais que vous parliez encore de ceux de Nerville. Quand donc Madame Élisabeth a-t-elle quitté ce monde ?

— Il y a vingt-deux ans. Quelques mois après avoir mis au monde Mlle Agnès. Elle est morte… très vite. Ensuite, le comte Raoul s’est absenté encore plus souvent du château. C’était presque mieux pour la petite fille. Il la détestait…

M. de Saint-Sauveur cessa de manger, reposant sur la table le couteau à lame damasquinée, véritable œuvre d’art, qu’il avait tiré de sa poche et dont il se servait avec autant d’aisance qu’un paysan ou un simple pêcheur. Gabriel eut soudain l’impression bizarre qu’il se passait quelque chose : la figure basanée de son invité grisaillait curieusement :

— Est-ce que vous êtes souffrant ? demanda-t-il poliment.

L’autre tressaillit comme au sortir d’un rêve. Il essaya un sourire mais ne réussit qu’une grimace :

— En aucune façon.

Il se remit à manger presque goulûment et Gabriel eut la sensation bizarre qu’il reculait à présent devant d’autres questions. Pour détendre l’atmosphère soudain plus lourde, Gabriel se permit à son tour d’interroger :

— Vous avez bien voulu me confier que vous êtes normand, vous aussi. Puis-je demander de quel solage ?

Le sombre visage s’éclaircit un peu :

— Voyez, les choses sont étranges ! Moi qui n’ai aimé que la mer, je suis fils de la plus antique et la plus profonde de nos forêts. La demeure des miens s’élève – si elle est encore debout ! – non loin du signal d’Écouves qui est, comme chacun sait, le point le plus élevé du Duché. Dans mon enfance, j’ai passé bien des heures perché au sommet d’un arbre, plus haut encore que ce promontoire, à regarder les bois s’étendre à perte de vue. Je crois bien qu’alors je trouvais qu’il y en avait trop mais à voir leurs cimes frissonner sous les brises comme font les vagues soulevées par le vent, c’est là que m’est venue l’envie de naviguer. Il m’apparaissait que c’était pour moi la seule façon d’échapper à cette terre qui semblait infinie. J’étais un cadet destiné à l’Église, la chose s’est donc arrangée sans trop de difficultés grâce à un oncle ayant des intelligences à La Valette. On m’a tiré de mon collège d’Alençon et envoyé là-bas où, étant âgé de seize ans, et satisfaisant aux différentes « preuves » exigées et aux huit quartiers de noblesse je devins chevalier de majorité en attendant d’accéder, les vœux prononcés, au titre de chevalier de justice puis bailli… ce que je suis toujours !

À voir en face de lui l’un de ces moines-guerriers légendaires dont il arrivait qu’à la veillée, un vieux marin contât les exploits, un de ces « Maltais » comme l’avait été le maréchal de Tourville, le grand homme de mer contraint de sacrifier sa flotte à un ordre royal qu’il savait stupide et meurtrier mais dont, autour de la Hougue on vénérait le souvenir, Gabriel sentait grandir sa curiosité. D’une voix un peu timide il demanda :

— S’il vous plaît, Monsieur, parlez-moi de votre vie là-bas !

Le sourire du marin prit une chaude nuance de bonheur. Il tendit son gobelet :

— Tant que tu voudras, mon gars ! Seulement redonne-moi du cidre… mais pas du chaud !

— J’ai du « mait’cidre » bien bouché… et aussi de l’eau-de-vie de pomme déjà vieille. L’irait bien avec votre pipe !

— Va pour l’eau-de-vie !

Tandis que Gabriel le servait, il ralluma sa pipe à un tison et s’assit sous le manteau de la cheminée, à cette place qui, dans toute maison, paysanne ou seigneuriale, est celle du conteur ou de la conteuse. Gabriel le rejoignit, chauffant un verre entre ses mains et durant deux grandes heures, il resta là muet, attentif, oubliant sa vie solitaire, l’orage qui ne cessait de tourner autour de sa maison et jusqu’au décor paisible de celle-ci. Le rideau d’un théâtre magique venait de se lever pour lui sur le fabuleux décor d’une mer infiniment bleue, infiniment poudrée de soleil sous un ciel dont les seuls nuages provenaient de la gueule des canons.

Une sorte de connivence, née de l’alcool partagé mais aussi d’une sympathie silencieuse, s’installait à présent entre les deux hommes tandis que le bailli évoquait ses premiers temps dans l’île des chevaliers et ses débuts sans gloire. Il rêvait alors de ces fameuses « caravanes » — les quatre campagnes d’au moins six mois chacune qu’il fallait accomplir sur un vaisseau de l’Ordre pour cesser d’être un postulant – mais découvrit alors qu’avant d’y avoir droit il devait assumer un peu agréable service hospitalier. Ce qui était d’ailleurs tout à fait logique, les « Maltais » vouant leur vie aux pauvres, aux malades et aux captifs. Seulement quand, à seize ans, on souhaite surtout envoyer par le fond des dizaines de navires ennemis, il est peu agréable de se retrouver en train de rouler des pilules ou de distribuer des tisanes. Et le jeune Saint-Sauveur se contentait de soupirer en regardant, par une fenêtre de l’hôpital, les grandes galères rouges quitter le port dans le soleil levant pour gagner la haute mer…