La mission d’Adrien était simple mais assez périlleuse : il devait voler quelque chose, un objet tenant d’assez près à la dame pour que, placé sous les yeux de Mme Tremaine, il la convainquît de son infortune.

Pour l’instant l’affaire se présentait mal. La femme Perrier ne semblait guère disposée à ouvrir sa porte. Adrien pensa qu’il fallait l’encourager :

— Vous n’allez pas me laisser repartir sans m’acheter quelque chose ? pria-t-il. Les gens sont près d’leurs sous en c’moment et moi faut tout d’même que j'gagne ma vie ! J’vous jure qu’j’ai des bricoles intéressantes : des belles épingles d’corsage surtout !… Laissez-moi vous les montrer.

La malice du Destin voulut que ce fût Marie-Douce elle-même qui introduisit le mauvais gars. Attirée par sa plaidoirie, elle parut auprès de Mme Perrier et, à sa vue, Adrien ébloui oublia presque ce qu’il venait faire là. Jamais ses yeux n’avaient contemplé créature si lumineusement belle ! Dans une simple robe de fin drap lilas orné du grand fichu de mousseline blanche à volant qui se croisait sous les seins en dessinant bien la poitrine pour se nouer derrière la taille, elle ressemblait avec ses longues boucles de soie pâle glissant sur son cou fragile à l’un de ces anges aux grandes ailes peints sur un vitrail à l’église de Quettehou. Elle sourit à l’ébahissement si évident du marchand ambulant :

— Venez me montrer ce que vous avez ! dit-elle gentiment. Je suis certaine que nous avons besoin de petites choses : hier même Kitty se plaignait de manquer de fil…

Il fallut bien en passer par son désir et Adrien Hamel, le cœur battant d’une joie sauvage, pénétra dans ce qu’il appellerait, plus tard et une fois convenablement imprégné de la rhétorique ampoulée des révolutionnaires, « le repaire des amours illicites et coupables de sieur Tremaine ».

À l’intérieur, l’œil avide du faux colporteur eut vite jaugé l’élégance simple des meubles et des objets, et s’arrêta un instant sur le portrait de l’officier qui, du haut de son cadre, le toisait d’une moue tellement dédaigneuse qu’Adrien eut envie de lui tirer la langue. Encore un de ces sales aristos dont il était urgent de se débarrasser ! Celui-là, au moins, faisait preuve de bon sens puisqu’il était déjà mort !

Sur une table, il y avait une « ménagère » : la boîte de couture d’une chambrière de bonne maison ; doublée de rouge avec de jolis outils de travail : des ciseaux fins représentant une cigogne, un œuf d’ivoire pour les reprises, des navettes et des étuis d’écaille. Tout cela cependant n’avait rien de personnel donc rien d’intéressant. Adrien sembla se consacrer à l’étalage de ses marchandises. Les trois femmes l’entourèrent mais, à cet instant, éclatèrent à l’étage les pleurs d’un enfant et la belle dame se précipita vers l’escalier en disant seulement :

— Prenez ce qui vous plaira, l’une et l’autre et venez chercher de quoi payer !…

À cet instant le regard du faux colporteur fut attiré par une petite pile de linge posée sur une chaise placée à côté de la boîte de couture. Des chemises de femme et des camisoles attendant certainement une réparation et il brûla d’envie d’en prendre une. Celle du dessus, par exemple, une jolie chose fine portant la lettre M brodée au milieu de fleurs et d’oiseaux, mais comment faire pour s’en emparer ?

S’écartant un peu de Mme Perrier et de Kitty qui examinaient sa marchandise, il allait tendre la main vers l’objet de sa convoitise quand la vieille femme se retourna :

— J’aurais besoin d’un bout de ruban blanc pour en changer sur un bonnet et je n’en vois pas…

— J’en ai plus, ma pauv’dame ! C’est ça l’chiendent mais si ça vous arrange j’peux revenir après-demain ? Ça s’rait bien l’diable si j’en trouvais pas à La Haye-du-Puits où j’vais r’monter tout à l’heure ?

— Ça serait beaucoup de peine pour pas grand-chose ! Mais c’est d’un bon commerçant de le proposer. Tiens, je vais prendre ce gris-là. Il fera aussi bien l’affaire : le bonnet n’est pas tout neuf et moi non plus.

— Comme vous voudrez ! C’était d’bon cœur…

Il ne savait plus qu’imaginer pour rester un peu plus longtemps. Pas facile ! Ces deux bonnes femmes rassemblaient leurs emplettes et faisaient le compte. Soudain, il eut une idée lorsqu’il vit la petite blonde se diriger vers l’escalier pour demander de l’argent à « Madame » :

— Si c’était d’vot’bonté, soupira-t-il, vous pourriez pas m’bailler un peu d’eau ? J’ai la langue comme du carton.

Marie-Jeanne lui lança un coup d’œil amusé. Le nez de ce garçon ne ressemblait guère à celui d’un buveur d’eau :

— Tu ne préférerais pas un coup de cidre ?

— Ah… j’dis pas non mais j’voudrais pas vous causer du dérangement…

— C’est bien peu de chose…

Elle se dirigea vers la cuisine et, dès qu’il eut vu disparaître sa jupe noire, Adrien fondit sur le linge, et fit disparaître une des chemises sous sa blouse. Le cœur lui battait à tout rompre quand Mme Perrier lui apporta un gobelet plein de cidre encore mousseux. À présent, il avait hâte de filer d’ici. Aussi, avala-t-il d’un seul coup ce qu’on lui offrait. Puis, comme Kitty redescendait, il prit les quelques pièces qu’elle lui tendait et rendit la monnaie d’une main qui tremblait un peu. Après quoi il remercia, salua de son mieux et retrouva l’air libre avec une extraordinaire sensation de soulagement mais, une fois sur le chemin, il dut se forcer pour ne pas jeter sa boîte aux orties et prendre ses jambes à son cou. Ce fut seulement après le tournant marqué de trois saules, qu’il pressa le pas et même se mit à courir en dépit du poids de son chargement. Il ne serait tranquille qu’une fois arrivé à Port-Bail où l’attendait Quintal. Si on s’apercevait du vol dans les minutes suivant son départ, il risquait fort de voir Gilles Perrier et ses chiens se lancer sur sa trace et son complice lui avait bien recommandé d’y prendre garde.

Cependant, rien ne se passa et ce fut triomphalement qu’il déposa entre les mains de Germain Quintal la courte et délicate pièce de lingerie. Celui-ci demeura un instant rêveur devant cette blancheur fragile que ses grosses pattes caressèrent avec une espèce d’avidité :

— C’est bien dommage que tu n’aies pas rapporté aussi ce qui se met dedans ! Il a trop de chance, le Tremaine ! Va falloir s’arranger pour lui en faire passer le goût…

V

LA GRANDE LESSIVE

Comme dans toutes les maisons d’importance on faisait, aux Treize Vents, la lessive deux fois l’an. Il s’agissait d’une opération de grande envergure à laquelle participaient toutes les femmes de la maisonnée plus quelques autres recrutées dans les villages voisins. La maîtresse en était, non la dame du lieu, mais une spécialiste que l’on appelait « la lessivière ». Celle-ci se louait dans les grandes demeures, les châteaux et se trouvait alors responsable de la quantité de linge qu’une fille de bon lieu se devait d’apporter en se mariant. On disait d’un trousseau valable qu’il était bien « censé », c’est-à-dire composé d’un cent de toutes pièces de linge, des draps aux mouchoirs.

Celle qui venait chez les Tremaine comme chez le marquis de Légalle, les Rondelaire, les maîtres de Durécu, de Réville ou d’Ourville se nommait Gervaise Morin et venait de Quettehou. C’était une femme d’une quarantaine d’années un rien autoritaire mais fort entendue et l’on savait qu’avec elle tout jusqu’à la plus minime serviette serait blanchi, repassé, compté et quasi répertorié avec un minutieux scrupule. Et cela quel que soit le nombre des lavandières.

Les périodes habituelles de lessive étaient le printemps quand on vidait les armoires pour le nettoyage et la fin de l’été pour que le linge séché au soleil puisse être rangé dans sa bonne odeur de plantes déjà jaunies, bruyères, pins, fougères… Cela durait trois jours.

Le premier on empilait dans des charrettes paniers et lavandières pour les conduire au « douet ». Tremaine avait aménagé celui des Treize Vents sur le ruisseau alimentant le petit étang de la ferme avec des pierres inclinées pour le confort et un auvent contre les intempéries. Là, au milieu des caquets, des chansons et des claquements de battoirs, le linge était essangé, savonné, battu, tordu puis remis dans ses corbeilles afin de gagner la pucherie.

Il s’agissait d’un local spécial – Tremaine l’avait construit près de la ferme et du douet – muni d’une grande cheminée où se trouvait un chaudron contenant de la cendre de paille de sarrasin qui, comme chacun le savait dans la région, était la meilleure pour la lessive.

L’opération principale se déroulait dans une immense cuve aux douves cerclées comme un tonneau et déposée sur un vigoureux chevalet-trépied. Cette espèce de gros tonneau largement ouvert présentait, au fond, un trou que l’on bouchait avec du glui. Puis on procédait au remplissage qui commençait par l’étalage de branches de houx afin de faciliter la circulation de l’eau. Sur ce lit piquant, on disposait un vieux drap après quoi le linge lui-même était placé en commençant par le plus lourd : draps, nappes, taies, serviettes, pour aller vers le plus fin : chemises, jupons, etc. Ceci fait, on couvrait d’un autre vieux drap appelé carrier sur lequel on jetait de la cendre de bois et du laurier.

Pendant ce temps, dans la marmite, l’eau et sa cendre de sarrasin chauffaient doucement. Lorsqu’elle était tiède et à l’aide d’un puchoir – sorte d’énorme louche de deux ou trois litres – on mouillait le linge qui s’imbibait jusqu’au fond, après quoi l’eau s’écoulait lentement le long des brins de glui dans une chaudière identique à celle de la cheminée placée sous la cuve. Un peu plus tard, on remettait de l’eau plus chaude pour en arriver enfin à l’eau bouillante. Ce qui constituait une « bouillie ».

Ceci fait, on récupérait l’eau de la timbale pour la remettre au feu et l’on recommençait toute l’opération. Après la septième « bouillie » on retirait le linge fin mais le gros en subissait quatorze. Inutile de préciser que cette journée-là, pour laquelle d’ailleurs on réquisitionnait des hommes étant donné le poids des chaudrons, se révélait la plus dure et que l’on en sortait à la fois rompus et trempés par les vapeurs d’étuve.

Le troisième jour, on retournait au douet avec les charrettes où le linge reposait sur de la paille tressée bien propre et l’on procédait alors au rinçage à grande eau. Les langues retrouvaient toute leur agilité sous la fraîcheur des saules et dans les senteurs aromatiques du linge bien lavé.

Aux Treize Vents, seules Agnès, Clémence Bellec, la nourrice d’Adam et la gouvernante d’Élisabeth se voyaient naturellement dispensées de la corvée. Adèle Hamel aussi, en qualité de cousine, mais dans ces circonstances, elle prêtait la main au repassage où elle excellait. C’était à elle que l’on confiait le plus volontiers le linge de la famille lorsque revenait le temps de la grande lessive.

On avait prévu, aux Treize Vents, une vaste lingerie pourvue de placards, de deux longues tables à repasser et d’un grand fourneau pour tenir les fers au feu. Adèle s’emparait d’une des deux tables et commençait à officier dès que les corbeilles revenaient des champs. Tout était donc disposé au mieux pour la réalisation du plan qu’elle avait tracé lorsque son jumeau lui avait remis le produit de son larcin aux Hauvenières.

— Tu n’aurais pas pu trouver mieux, petit frère ! exulta-t-elle. Si, lorsque j’en aurai fini, le ménage Tremaine ne vole pas en éclats c’est qu’en vérité je suis la dernière des sottes !

Le projet était tout simple. À la grande « pucherie » d’automne, on lavait les amples vestes de toile blanche, assez semblables à celles des planteurs de Saint-Domingue ou de la Martinique, que Guillaume aimait à porter sur son domaine par les jours chauds. Il en possédait une dizaine qu’Adèle eut tôt fait de repérer sur le dessus d’une corbeille.

Elle prit la première, commença à l’étirer dans tous les sens et, après s’être assurée d’un vif coup d’œil que personne ne prêtait attention à ce qu’elle faisait, elle tira de sous son tablier la chemise de Marie-Douce qu’elle avait lavée et séchée la veille au soir mais sans la repasser bien sûr et la fourra dans l’une des larges poches de l’habit… Puis elle étala celui-ci sur sa table en le lissant soigneusement de la main. Naturellement l’une des poches présentait un bizarre gonflement :

— Tiens ! fit-elle à l’intention de Lisette, la femme de chambre d’Agnès qui officiait à l’autre table. Qu’est-ce que c’est que ça ? On a laissé quelque chose dans cet habit avant de le mettre à laver ?

— Ça m’étonnerait ! fit la jeune fille. Madame Gervaise passe toujours une inspection si sévère quand elle trie le linge…