— Il faut croire que ça lui a échappé ! Oh…mais c’est une chemise ? Et une belle même ! Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vue à ma cousine. En tout cas cela ne dit pas ce qu’elle fait dans la poche de mon cousin !

Lisette se mit à rire d’un air entendu mais en rougissant furieusement :

— Peut-être que c’est lui qui l’a donnée à Madame ? Il a dû vouloir qu’elle l’essaie devant lui… et puis après il lui a retirée… et il l’a fourrée dans sa poche sans y penser parce qu’il avait d’autres chats à fouetter !

Et de rire ! Mais Adèle ne rit pas. Elle fronça même ses pâles sourcils :

— Viens donc voir !… C’est une chemise de ma cousine, ça ?

Lisette approcha pour mieux considérer les motifs brodés sur la fine batiste ; une lueur d’incompréhension traversa son regard toujours tellement paisible qu’il tirait un peu sur le bovin :

— Ma foi, je ne l'ai jamais vue moi non plus. Et puis… qu’est-ce que c’est que cette lettre ?

— Un « M » à coup sûr ! Et pourquoi donc ma cousine qui s’appelle Agnès porterait-elle du linge marqué comme voilà ? Non, selon moi, cette chemise est à quelqu’un d’autre…

— Mais qui ?… Oh, Bonne Sainte Vierge ! s’exclama Lisette réalisant enfin ce que cela pouvait signifier. Est-ce que notre Monsieur aurait une bonne amie ?…

Adèle lui appliqua vivement sa main sur la bouche :

— Chut !… Écoute, Lisette ! Tu ne parles à personne de notre trouvaille. Ça pourrait te porter tort. Le mieux est que tu n’aies jamais vu ce morceau de tissu. Alors tu oublies tout ce que nous venons de dire ! Entendu !

— Pour sûr, Mademoiselle Adèle ! Je ne veux pas être mêlée aux histoires de nos maîtres. Vous avez raison quand vous dites que je pourrais en éprouver du mal… mais, vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Moi ? rien du tout ! répondit Adèle en remettant la lingerie dans sa poche. Il faut que j’en sache un peu plus long. Ensuite, je verrai. Ma cousine est si bonne avec moi que je ne permettrai jamais qu’on lui fasse tort !… À présent, assez bavardé ! L’ouvrage attend…

En reprenant son repassage, Adèle souriait à un avenir qu’elle espérait bien mener selon ses désirs. Tout se déroulait au mieux. Lisette était une fille simple et gentille qui pour rien au monde ne bavarderait à tort et à travers mais qui, le moment venu, pouvait servir de témoin. Ce qu’il fallait éviter à tout prix c’est que l’affaire vînt aux oreilles de la lessivière. Un objet oublié dans une poche, fût-ce un simple mouchoir, apparaîtrait comme une atteinte à sa compétence professionnelle. Il suffisait d’attendre, à présent, que le grand remue-ménage soit terminé et que les Treize Vents retrouvent leur calme habituel.

Sûre d’elle-même, Adèle attendit.

Ce fut deux jours après le départ de Gervaise Morin que la bonne âme résolut enfin de passer à l’action. Agnès était seule au logis. En se rendant la veille aux Treize Vents pour emprunter un peu de sucre comme cela lui arrivait fréquemment – lorsque ce n’était pas du sucre, c’était de la farine, de l’huile, des épices, du chocolat ou du café ! – Adèle s’était assurée qu’elle trouverait Mme Tremaine. Ou du moins elle l’espérait. C’était compter sans Rose de Varanville arrivée en fin de matinée et retenue à déjeuner.

Lorsqu’elle pénétra au salon, Mlle Hamel trouva les deux amies en train de bavarder et fut bien obligée de jouer la confusion : elle était navrée de déranger, son intention étant seulement de saluer sa cousine et de passer quelques instants en sa compagnie mais elle allait se retirer sur l’heure :

— Il n’y a rien que je déteste autant qu’être importune, conclut-elle avec un sourire confus. Clémence aurait dû me dire que Mme la baronne était là…

— Ne soyez pas stupide ! fit Agnès avec bonté. Clémence sait parfaitement que je vous vois toujours avec plaisir, Adèle, et, de toute façon, Mme de Varanville parlait justement de prendre congé. Restez !

Rose qui, d’instinct, détestait Adèle aurait donné n’importe quoi pour prolonger sa visite mais elle venait d’annoncer que sa tante de Chanteloup arrivait dans l’après-midi chez elle en compagnie de la vieille marquise d’Harcourt pour passer la nuit au château en attendant de rejoindre son propre manoir. Il était impossible de ne pas être au pied de l’escalier pour accueillir les deux douairières.

Elle partit donc, raccompagnée jusqu’au vestibule par son amie mais en profita pour lui faire entendre sa façon de penser :

— Tu as tort, Agnès, de recevoir cette fille comme si elle était des nôtres, lâcha-t-elle d’un coup sans s’encombrer de préliminaires. Tu lui donnes trop d’importance et un jour elle en abusera.

Agnès haussa les épaules et leva les yeux au plafond :

— C’est incroyable ! Ma parole, vous vous passez le mot, toi et Guillaume ? Il la déteste alors qu’elle est sa cousine germaine…

— S’il fallait se mettre à aimer tous ses parents, la vie ne serait plus tenable. Guillaume préférerait sûrement que tu te penches un peu moins sur ses liens familiaux.

— C’est possible mais moi je l’apprécie. Elle est toujours prête à rendre service ; elle est douce et compréhensive…

— Une fieffée hypocrite, oui, voilà ce qu’elle est ! J’en donnerais ma main au feu et ma tête à couper !

Agnès se mit à rire en considérant tour à tour le frais visage auréolé de flammes brillantes et les petites mains potelées de la jeune Mme de Varanville :

— Ce serait dommage ! Je suis certaine que tu perdrais l’une et l’autre. Tu ne connais pas Adèle. Tu ne peux donc pas la juger.

— Oh que si ! C’est toi qui es aveugle. Seulement le jour où tes yeux s’ouvriront, il sera sans doute trop tard et moi je souffrirai de te voir malheureuse parce que je t’aime bien !… Seigneur ! soupira-t-elle en consultant la montre-bijou qu’elle portait à sa ceinture, j’oublie mes douairières ! À bientôt, ma belle ! Et pense à ce que je t’ai dit !

— Promis ! Embrasse les enfants !

Un baiser du bout des doigts et Rose s’envolait vers sa voiture. Agnès resta là un instant, saisie de la bizarre envie de lui courir après. Tout à coup, la présence d’Adèle dans son petit salon l’ennuyait mais surtout elle éprouvait le besoin d’être un peu seule. Peut-être aussi parce que les dernières paroles de son amie creusaient leur chemin dans son esprit… L’impression soudaine qu’un danger l’attendait au-delà de cette porte fermée !

Elle s’y arrêta un instant, hésitant à remonter dans sa chambre pour faire dire à sa visiteuse qu’elle se sentait souffrante, mais elle chassa vite cette impulsion qu’elle jugea stupide. Comment la pauvre Adèle, toujours si prévenante et si gentille, pouvait-elle constituer une menace ? En tout cas, elle, Agnès, n’entendait pas faire siennes les préventions de Guillaume et de Rose qui, comme toutes les préventions, ne présentaient aucune base solide. Elle entra au moment précis où Adèle se mouchait bruyamment puis s’essuyait les yeux d’un geste vif.

— Mais… vous pleurez ? s’étonna Mme Tremaine. Qu’avez-vous, cousine ?

— Rien du tout… Une poussière, je pense, fit-elle d’une voix suffisamment tremblante pour qu’Agnès ne crût pas un mot de ce qu’on lui assurait. Elle prit Adèle par le bras et la conduisit jusqu’à un petit canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle :

— Voyons ! Dites-moi ce qui ne va pas ! Vous savez quel intérêt je vous porte…

— Oui… et c’est pourquoi je suis si malheureuse ! Je vous en supplie, ma cousine, ne m’interrogez pas plus avant et permettez-moi, au contraire, de me retirer…

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne… je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir mal… Alors, je vous en prie, laissez-moi !…

Se levant vivement, Adèle s’élança vers la porte. Sans trop de hâte toutefois : juste ce qu’il fallait pour permettre à Agnès de la devancer…

— Vous en avez trop dit… ou pas assez ! Et puisque je suis en cause, je veux savoir ! Je vous jure, Adèle, que vous ne sortirez pas d’ici sans avoir parlé !

La cousine leva sur elle un regard d’épagneul malheureux et parut livrer un intense combat intérieur. Finalement, elle se laissa tomber sur une chauffeuse et soupira :

— J’ai peur que vous ne me détestiez. Tout ce qui touche à mon cousin vous est tellement sensible…

Agnès pâlit brusquement :

— Mon époux ?… Vous avez quelque chose à lui reprocher ?

— Oui… Puis dans une soudaine explosion de rage et de fureur : Il est mauvais !… Tellement mauvais !… Un homme sans honneur et sans foi !… Oh, sûr qu’il ne vous mérite pas…

Insensible à la flatterie, la jeune femme s’écria, indignée :

— De quel ragot êtes-vous en train de vous faire l’interprète… et dans la maison de celui que vous accusez encore ? Je ne vous aurais jamais crue capable de cette vilenie !

— S’il ne s’agissait que d’un bruit quelconque, je n’en aurais pas été affectée. Des calomnies, j’en ai déjà entendu sans y prêter la moindre attention : c’est un homme trop différent des autres pour ne pas donner prise à une malveillante curiosité. Ou du moins, je le croyais…

— Vous croyiez quoi ?

— Qu’il était différent… Malheureusement il n’en est rien ! C’est un homme, voilà tout !

— Mais enfin expliquez-vous ! cria Mme Tremaine hors d’elle. Si vous avez une accusation à formuler, portez-la franchement… et avec une preuve. Ou alors sortez ! Tout compte fait, je crois que ce serait la meilleure solution… Je regrette de vous avoir accueillie ici !

D’une poche dissimulée dans sa jupe, Adèle tira la pièce de linge avec une intense jubilation intérieure. Si le ménage de Guillaume résistait à cette affaire, elle voulait bien être chassée à jamais de cette maison si convoitée cependant !

— Vous voulez une preuve ? Est-ce que ceci vous convient ?

— Qu’est-ce donc ? murmura Agnès, sa colère abattue sous le coup d’une subite inquiétude.

— Une chemise. L’autre tantôt, en repassant une des vestes de mon cousin, je l’ai trouvée dans la poche… Et je ne crois pas qu’elle vous appartienne ?

Les mains de la jeune femme tremblèrent quand ses doigts touchèrent le fragile tissu et plus encore quand ses yeux déchiffrèrent le monogramme fleuri avec une stupeur incrédule :

— C’est impossible ! fit-elle sourdement… Dans sa poche, dites-vous ?… En comptant le linge, avant la lessive, Gervaise Morin se serait aperçue de la présence de cette… de cet objet !

Adèle haussa les épaules la mine de plus en plus grave.

— Pourtant elle ne l’a pas trouvée. Rien d’étonnant d’ailleurs : la toile des vestes a de la tenue et ce linge est si mince… si léger ! On doit tout voir au travers, ajouta-t-elle avec une cruauté calculée qui porta : la pâleur d’Agnès s’accentua et les ailes de son nez se pincèrent. À tel point que la vipère s’effraya : si Mme Tremaine perdait connaissance, il faudrait appeler à l’aide et Adèle ne tenait aucunement à voir Lisette, et moins encore Clémence Bellec, intervenir dans sa pièce si bien préparée…

— Vous n’êtes pas bien ? s’enquit-elle avec sollicitude. Mon Dieu, si j’avais pu penser que vous attacheriez tant d’importance à ce chiffon…

— Qui vous dit que j’y attache de l’importance ? fit Agnès avec un dédain que l’autre ressentit comme une gifle. Après tout, pourquoi n’auriez-vous pas placé vous-même ce linge dans la veste ? Je sais que vous détestez mon époux…

Du coup, Adèle éclata en sanglots : elle était de ces femmes capables de pleurer sur commande :

— C’est vrai, je le déteste… mais c’est seulement parce qu’il ne vous aime pas assez… Et vous m’accusez, moi ?… Mais co… comment est-ce que j’aurais pu trouver du linge aussi fin… aussi cher ? Je ne suis qu’une pauvre fille dont le seul tort… est de s’être attachée… à vous !

Elle se tordait les mains de façon très convaincante et avec une telle expression de désespoir qu’Agnès sentit la pitié lui revenir.

— Soit !… Les mots ont dépassé ma pensée… Je vous prie de me pardonner, mais admettez que l’on peut tout imaginer…

— Tout sauf la vérité, n’est-ce pas ? Après tout, ajouta la fille avec amertume, que peut-il y avoir d’étonnant à ce que le beau Monsieur Tremaine ait une maîtresse… ou deux… ou dix ? Est-ce qu’ils ne font pas tous la même chose quand leurs femmes portent leurs enfants ?

— Taisez-vous ! ordonna Agnès. Ceci ne prouve rien. Ce peut être un mauvais tour joué à mon époux. L’esprit de certaines gens se révèle parfois si tortueux !

— Je le penserais comme vous s’il n’y avait… hélas !… un fond de vérité…

Dans un élan elle se jeta à genoux aux pieds de la jeune femme dont elle saisit les mains :