— L’homme dont il va porter le prénom était un simple fermier acadien mais un homme de grand cœur et le meilleur ami de mon père. Ils sont morts ensemble et c’est moi qui les ai ensevelis… à ma manière. Je préfère pour Adam le patronage d’un homme intelligent et solide qui pourra lui être utile dans la vie.
— Je ne vois pas comment ? Un évêque ou un grand seigneur seraient sûrement plus utiles.
— Auprès de qui ? D’une Cour qui n’existe plus ? D’un roi à demi prisonnier dans son palais des Tuileries ? Les temps changent, Agnès. Il faudrait que vous vous en rendiez compte…
— Pourquoi ce ton grave, alors ? Vous en êtes enchanté, vous, de ces changements ?
Je ne dis pas non. Voir un grand peuple s’éveiller à la liberté est une belle chose, il me semble ? Et je ne suis pas seul à penser ainsi…
En effet, depuis bientôt un an, depuis que le Roi avait convoqué les États Généraux, transformés peu après en Assemblée Constituante, la France souriait à cette liberté toute neuve qu’elle espérait semblable à celle récemment acquise par les jeunes États-Unis. Le peuple de Paris décida soudain de s’emparer de la Bastille – tout juste avant que Louis XVI, qui voulait édifier une fontaine à la place, n’y mît les démolisseurs ! – puis l’on proclama la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, un brin calquée il est vrai sur celle d’indépendance américaine arrivée en France dans la poche du sublime marquis de La Fayette. Finis les privilèges, les droits seigneuriaux ! Chacun se voulait l’égal de son voisin et allait d’embrassades en embrassades arrosées de « torrents de larmes » dans le meilleur style de Jean-Jacques Rousseau, l’illustre philosophe genevois pourvu d’un cœur assez vaste pour y faire entrer le monde entier à la seule exception de ses cinq rejetons abandonnés l’un après l’autre aux Enfants Trouvés.
Il y eut bien, ici ou là en France et après la prise de la vieille prison, quelques regrettables accès de fureur paysanne qui mirent à mal plus d’un château – ces bastilles à l’échelle locale ! – molestant les habitants, les tuant même parfois, brûlant chartriers et colombiers quand ce n’était pas le manoir lui-même avec tout ce qu’il contenait mais, en Normandie, seul le quadrilatère Vire-Falaise-Alençon-Domfront fut atteint par l’épidémie.
Dans le Cotentin tout se passa au mieux hormis à Cherbourg où les habitants commencèrent par se couvrir de rubans tricolores avant de s’aviser de la rareté et de la cherté du pain. Résultat : au soir du 21 juillet 1789, il y eut émeute. On pilla joyeusement les maisons de quelques riches commerçants après avoir mis à mal celle du maire, M. de Garantot, dont l’hôtel de la rue de la Trinité 1 vit ses meubles et ses objets pulvérisés ou volés y compris la centaine de pots de gelée de groseilles à laquelle Betsey, la gouvernante anglaise du vieux célibataire, mettait la dernière main. Heureusement, il n’y eut pas effusion de sang grâce au commandant militaire de la place, le général Dumouriez, qui préféra laisser l’accès de fièvre se calmer et refusa de faire donner la troupe. Il était d’ailleurs occupé à organiser la Garde Nationale dont il serait naturellement le chef. La noblesse et la haute-bourgeoisie ne devaient jamais lui pardonner les dégâts causés à leurs demeures.
Pourtant, dès le lendemain, Dumouriez faisait arrêter les meneurs – presque tous venus de l’extérieur comme par hasard ! – et la punition fut sévère : deux condamnations à mort et plusieurs autres au fouet, à la marque, aux galères et à la prison. Le seul Cherbourgeois arrêté fut banni. Le tout dans les formes légales et le peuple qui n’eut pas à en souffrir applaudit. Cherbourg rentra dans l’ordre et s’occupa de ses premières élections municipales. Perspective des plus exaltantes mais M. de Garantot ne brigua pas le renouvellement de son mandat : pour ce vieux célibataire épris de tranquillité, des gens capables de s’en prendre à ses pots de confitures n’étaient plus fréquentables : il préféra quitter Cherbourg avec sa gouvernante anglaise…
Ces événements avaient glacé d’horreur la jeune Mme Tremaine. Guillaume, pour sa part et après en avoir déploré les délires, estimait avec une sagesse bien normande que l’on ne fait pas d’omelette – son plat préféré – sans casser quelques œufs. La France était en train d’accoucher d’une monarchie constitutionnelle qui ne permettrait plus le retour aux excès de l’Ancien Régime et serait sans doute pour elle la meilleure forme de gouvernement. Quant au choix du parrain d’Adam, le maître des Treize Vents l’avait tranché à sa façon péremptoire :
— Ingoult sera d’autant plus heureux d’accepter qu’il aura pour commère Mme de Bougainville. Je pense qu’avec elle, l’aristocratie sera parfaitement représentée : un couple symbole du monde nouveau en quelque sorte !
Un couple étrange, en tout cas, pensait Agnès en le suivant sur le chemin de l’église. Aussi mal assorti soit-il, il trouvait le moyen d’être assez harmonieux. Question d’élégance naturelle, sans doute !…
Sa propre main reposait sur celle de Bougainville qui, lorsqu’il ne parlait pas de lui-même, s’ingéniait à trousser de fort jolis compliments. Sans doute sincères car Agnès, ce jour-là, se sentait en beauté. Sa robe d’épais satin gris pâle assortie à la nuance un peu mystérieuse de ses yeux lui seyait à merveille. Le ruban qui la ceinturait enserrait une taille qui aurait pu être celle d’une toute jeune fille et non d’une mère de deux enfants. Un grand fichu de mousseline blanche volantée enveloppait ses épaules et rejoignait la ceinture sous un bouquet de roses pâles piqué au creux d’un charmant décolleté. Les mêmes ornaient le grand chapeau de paille posé sur une abondante chevelure noire et lustrée, haut relevée au-dessus d’un grand front où les fins sourcils semblaient dessinés à l’encre de Chine sur une peau possédant la blancheur mate d’un pétale de camélia. Dans cette belle jeune femme discrètement épanouie par la maternité, il ne restait pas grand-chose du « chat sauvage » remarqué un soir à Valognes par Guillaume Tremaine sinon la minceur nerveuse et l’expression inquiète qui habitait trop souvent son regard.
Tout à l’heure, lorsqu’elle était apparue au salon, Tremaine avait complimenté sa femme sur son élégance et sa beauté. Pourtant Agnès n’en fut qu’à demi satisfaite : aux paroles elle eût préféré l’un de ces regards ardents qui faisaient flamber les prunelles fauves de son époux et que, depuis près de trois ans, elle n’avait retrouvés qu’une seule fois : ce soir du mois d’août précédent où Adam avait été conçu. Il y avait alors bien longtemps que Guillaume ne l’avait pas touchée…
Agnès admettait volontiers qu’à l’origine la faute était sienne. L’avait-elle assez regrettée cette soirée de septembre, pourtant si douce et si propice à l’amour, où, par crainte de se retrouver enceinte, elle avait repoussé Guillaume ? Il s’était enfui si vite ensuite ! Le temps d’aller à l’écurie, de seller son cheval et de prendre au grand galop le chemin menant à Granville. Sans doute pour s’y épancher dans le sein de son ami Vaumartin, cet armateur que Mme Tremaine n’aimait pas ! Seul, le martèlement furieux des sabots d’Ali traduisit la colère qu’il emportait tandis qu’il se fondait dans la nuit.
Pourtant, à ce moment, Agnès ne s’inquiéta pas outre mesure. Elle connaissait la passion de Guillaume pour les longues chevauchées – il détestait voyager en voiture ! – et elle pensait qu’après deux ou trois jours passés chez son ami il reviendrait. Or, il s’en écoula quinze avant que son pas autoritaire ne fît résonner les dalles du vestibule. Après une si longue absence, l’épouse avait eu le temps de réchauffer sa colère :
— Je commençais à désespérer de vous revoir ! lança-t-elle dès qu’il eut franchi le seuil du petit salon où elle travaillait à une tapisserie.
Pas gêné le moins du monde, il se pencha pour poser un baiser rapide sur son front et eut ce sourire de faune qui provoquait chez sa femme l’envie contradictoire de le gifler et de se jeter dans ses bras :
— J’ai eu tant d’occupations que je n’ai pas vu les jours filer, répondit-il avec une désinvolture qui déplut. Serez-vous assez bonne pour me le pardonner ?
— Le moyen de faire autrement ? À condition, bien sûr, que vous me racontiez par le détail cette passionnante aventure.
Guillaume eut un geste vague, plia un instant son grand corps aux dimensions d’un fragile fauteuil crapaud, étendit ses longues jambes et exhala un soupir :
— Beaucoup de tours dans la région de Granville – je suis même allé aux îles Chausey pour voir ce qu’il était possible de tirer de ces tas de rochers pelés… Et puis il y a eu l’arrivée d’un de nos corsaires avec de belles prises. Vaumartin et moi-même avons donné une fête en l’honneur de nos marins…
— Ne me dites pas que vous avez dansé ? Et que vous avez enfin consenti à ôter vos bottes ?
La façon dont Guillaume se chaussait entretenait une petite guerre sourde entre sa femme et lui. Tremaine avait toujours détesté l’ensemble culotte courte, bas de soie et chaussures à boucles. Il se faisait tailler, dans des cuirs ou des daims souples comme de la peau de gant et assortis à ses costumes, de hautes bottes montant au-dessus du genou, formule selon lui plus élégante et plus confortable. La mode anglaise qui faisait fureur en France depuis quelque temps lui donnait raison jusqu’à un certain point et, bien qu’il vouât toujours la même haine recuite au royaume d’Albion, il en adoptait volontiers les habits plus conformes à ses goûts de sobriété et d’aisance. Il se mit à rire avec une gaieté qui étonna sa femme : qu’avait-il donc à être si joyeux ?
— J’ai gardé mes bottes et j’ai dansé ! répondit-il. Il fallait bien ouvrir le bal avec Mme de Vaumartin. Rassurez-vous, ni elle ni ses orteils n’ont eu à se plaindre. Je dois être en progrès…
— À propos ! vous ne m’avez jamais décrit cette Mme de Vaumartin ? Comment est-elle ?
— Assez belle pour plaire à son époux mais pas assez pour me séduire. Vous voilà rassurée ? À présent, veuillez m’excuser ! Je voudrais bien aller me débarrasser de cette poussière, embrasser ma fille et prendre un peu de repos avant le souper…
Il se leva d’un bond ne trahissant en rien l’épuisement, se pencha de nouveau pour déposer un baiser sur le nez de sa femme et disparut derrière les portes du salon. Ce soir-là, mue par un obscur pressentiment, Agnès fit une très jolie toilette pour le souper après avoir demandé à Clémence d’ajouter au menu l’une de ces omelettes aux truffes dont son époux raffolait.
La soirée fut charmante. Dans une robe de soie pékinée d’un jaune lumineux dont le décolleté audacieux se voilait à peine – et avec quelle savante hypocrisie ! – d’une légère guirlande de feuillage vert et doré semblable à celle qui se glissait dans la masse des cheveux sombres, Agnès était séduisante à souhait et Guillaume lui en fit le sincère compliment. Pourtant, lorsque, au seuil de sa chambre, la jeune femme offrit ses lèvres à son mari, il les effleura.
— Est-ce ainsi que l’on m’embrasse après une aussi longue absence ? reprocha-t-elle doucement en posant ses mains sur la poitrine de Guillaume qui les prit pour en baiser les paumes.
— C’est ainsi qu’embrasse un homme éreinté qui a grand besoin d’une nuit de sommeil. Pardonnez-moi !… En outre, je vous rappelle que vous devez vous ménager. Ne me disiez-vous pas, il y a quinze jours, qu’il vous fallait encore quelques mois de sagesse ?
— Et vous essayez de m’en punir ? Oubliez cette prudence peut-être excessive, mon chéri !…
— En aucun cas ! C’est moi qui me suis montré… trop pressé. Sachant ce que vous avez souffert, j’ai compris qu’il me fallait être plus raisonnable…
— Et si je n’avais plus envie d’être raisonnable ?
— Ce serait cruel de m’obliger à l’être pour deux… Dormez bien, mon ange !
Elle ne dormit pas du tout. Que l’infatigable, l’indestructible Tremaine éprouvât soudain le besoin « d’une nuit de sommeil » après une chevauchée de vingt-cinq malheureuses lieues, voilà qui était nouveau ! Et un peu inquiétant. Néanmoins, la jeune femme se consola en pensant que, sans vouloir l’admettre, il lui gardait rancune de la rebuffade essuyée avant qu’il ne prît la fuite vers Granville. Le plus simple était sans doute de poursuivre son entreprise de séduction pour voir combien de temps il tiendrait…
Il tint jusqu’à Noël. Malheureusement Agnès n’eut aucune raison de chanter victoire. Ce ne fut pas – et de loin ! – une reddition. Ce jour-là, Tremaine avait coutume de réunir autour de la table tous ses amis de Saint-Vaast-la-Hougue et de Rideauville. C’était une fête joyeuse, sans protocole, beaucoup plus proche des réjouissances paysannes que des festivités mondaines à la mode de Versailles telles qu’on les concevait à Valognes où la plupart des châtelains des environs se regroupaient frileusement dans leurs hôtels particuliers pour la mauvaise saison. Néanmoins Clémence Bellec, la cuisinière, était incitée à y déployer son talent tout autant que s’il s’agissait de recevoir le gouverneur de Normandie. Les boissons allaient avec le reste et l’on ne se contentait pas de boire du cidre. Les bouchons de champagne sautaient aussi allègrement que ceux du « mait’cidre » ficelés de laiton et finissaient par donner lieu à une joyeuse frairie, fort convenable d’ailleurs mais que la maîtresse de maison n’appréciait guère.
"Le réfugié" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le réfugié". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le réfugié" друзьям в соцсетях.